Chapitre 16

 

 

 

 

La société nationale du sarcasme: comme si on avait besoin de votre soutien.

AUTOCOLLANT POUR VOITURE

Il était tard quand je me faufilai dans la chambre d'hôpital de Garrett. Il était encore endormi, aussi décidai-je de me servir sur son plateau-repas. J'avais été admise pour une commotion et lui pour trois blessures par balle. Il avait donc gagné - cette fois-ci.

— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il d'une voix rocailleuse à cause de la fatigue et des médocs.

—Je mange ta glace, répondis-je à travers une énorme cuillerée de délice vanillé.

— Pourquoi tu manges ma glace ? Vraiment, il posait des questions stupides.

— Parce que j'ai déjà mangé la mienne, tiens !

Il rit, puis se recroquevilla sous l'effet de la souffrance. Il avait passé une éternité en salle d'opération, puis en salle de réveil. Ensuite, ils l'avaient mis dans une chambre parce que, malgré la quantité de sang perdue, sa vie n'était plus en danger.

—-Tu es là pour me voir en caleçon ? me demanda-t-il.

—Tu n'en portes pas, lui rappelai-je. Tu portes une tunique de fille avec ventilateur de fesses intégré.

Je portais la même chose, mais Cookie m'avait apporté un jogging en plus.

A contrecœur, mon docteur avait accepté de me laisser sortir, après avoir fait promettre à Obie et à Cookie de ne pas me laisser m'endormir pendant douze heures. Il remplissait la paperasse. Il était tard, mais je n'avais vraiment aucune raison de rester à l'hôpital quand mon ordinateur se trouvait de toute évidence dans mon appartement, où je pouvais très bien rester éveillée aussi - et passer le temps en matant des photos de Reyes sur le Net.

Je reposai le pot de glace et me faufilai dans le lit avec Garrett.

—Tu n'es pas du genre à piquer les couvertures, pas vrai ?

Je sentais Reyes à proximité. Il se tendit quand je grimpai dans le lit. Il était jaloux ? De Swopes ? Ridicule. J'étais là pour un ami. Point barre. Pour le consoler et le réconforter.

— C'est très inconfortable, gémit Garrett.

— Ne sois pas ridicule. Ma présence à elle seule est un grand réconfort.

—Pas spécialement.

Je passai un bras au-dessus de sa tête et attirai celle-ci sur mon épaule.

—Aïe.

—Oh, je t'en prie, fis-je en levant les yeux au ciel.

—Je me suis pris une balle dans l'épaule sur laquelle tu t'appuies.

—Tu es sous morphine, répliquai-je en lui tapotant la tête sans douceur, alors arrête de faire ta chochotte.

— Le bon sens, c'est vraiment pas ton truc, hein ?

Je lâchai sa tête dans un gros soupir et m'éloignai de lui.

— C'est mieux, comme ça ?

— Ça le serait si je pouvais tripoter Danger et Wïll Robinson.

Sans me soucier de la colère qui crépita dans la pièce comme de l'électricité statique, je couvris mes nibards d'un bras protecteur.

— Certainement pas, répondis-je en donnant une petite tape sur la main dans laquelle passait l'aiguille de la perf.

Garrett gloussa de nouveau, puis se tint les côtes en grimaçant de douleur. Il mit un moment à s'en remettre.

—Est-ce que tu as donné un nom à d'autres parties de ton corps, en plus de tes seins et de tes ovaires ?

La semaine précédente, je lui avais présenté Danger, Will Robinson, Téléportation et, enfin et surtout, mon ovaire droit, Scotty.

— Il se trouve que mes orteils ont été récemment baptisés au cours d'une étrange partie de jeu de la bouteille et à cause d'une margarita de trop.

—Tu me les présentes ?

Je me redressai et enlevai mes chaussettes avec mes pieds, faisant légèrement bouger le lit au passage, assez pour arracher de doux gémissements de douleur à Garrett.

—Tu es vraiment une mauviette, lui reprochai-je en me rallongeant à côté de lui et en soulevant les pieds. OK, donc, en partant de la gauche, on a Simplet, Prof, Grincheux, Joyeux, Timide, Atchoum, Dormeur, la reine Elizabeth III, Bootylicious le saint patron des beaux culs, et Pinkie Floyd.

— Pinkie Floyd ? répéta-t’il au bout d'un instant de réflexion.

— Oui, comme le groupe, mais pas tout à fait.

— D'accord. Tu as baptisé tes doigts, aussi ?

Je le regardai d'un air incrédule. J'étais super douée à ce jeu-là.

—C'est la chose la plus ridicule que j'ai jamais entendue !

— Quoi ? se récria-t-il d'un air tout vexé.

— Pourquoi diable irais-je donner un nom à mes doigts ?

Il me lança un regard voilé par les médocs.

— C'est ton univers, répondit-il avec difficulté.

Je compris que la dernière dose de morphine commençait à faire effet. Je me penchai vers lui et l'embrassai sur la joue juste au moment où ses yeux se fermaient. Je m'attendais à une autre explosion de colère de la part de Reyes, mais je me rendis compte qu'il était parti. Son absence laissait un vide dans la région de mon torse.

 

Après une journée d'hôpital, d'uniformes et de questions, on me laissa sortir contre avis médical. L'état de Garrett était stable, et on m'avait de nouveau recollée à la Super Glue. Cela ne m'empêchait pas d'avoir un mal de tête lancinant qui me rappelait constamment ce que ça faisait de se faire assommer.

Quand les flics étaient arrivés au motel abandonné, ils avaient trouvé le cadavre du tireur. Il s'était apparemment brisé la nuque en tombant du coffre de sa voiture pendant qu'il nous canardait. D'accord. Ça m'allait très bien. J'avais expliqué aux agents que Garrett, inquiet à l'idée que j'avais pu être kidnappée, avait suivi les deux types jusqu'au motel. Quand il avait compris que c'était bel et bien un enlèvement, il avait appelé la police avant d'intervenir, tous flingues dehors, tuant au passage un des kidnappeurs : Vilain Hutch.

Mais le tireur à l'extérieur n'avait pas les yeux d'un bleu cristallin. Il ne s'agissait donc pas de Vilain Starsky, l'un de mes faux agents du FBI. Celui que Garrett avait abattu prétendait s'appeler l'agent Foster, mais il s'avéra être en réalité un petit criminel du Minnesota. Où était donc passé mon autre faux agent du FBI ? L'agent spécial Powers. Il avait dû s'enfuir. Quant au tireur, c'était un petit nouveau. Je ne l'avais jamais vu.

Je n'avais pas de nouvelles de mon «Sexy» fan, M. Smith. J'espérais que M. Chao allait bien. Je ne pouvais pas demander à l'oncle Bob de vérifier les hôpitaux pour retrouver sa trace. Sinon, il faudrait lui avouer qu'il y avait sur place des personnes dont je ne lui avais pas parlé. Hé, s'ils ne voulaient pas être identifiés, qui étais-je pour cafter ?

Lorsque Cookie et Obie me ramenèrent chez moi, je m'arrêtai chez ma voisine, Mme Allen, et frappai à sa porte. Il était tard, mais elle rôdait dans son appart à toute heure de la nuit, et il fallait que je m'assure qu'ils ne l'avaient pas blessée quand ils m'avaient kidnappée. Elle entrouvrit sa porte.

—Madame Allen, vous allez bien ?

Elle hocha la tête. Elle semblait profondément effrayée et pleine de remords. On m'avait dit qu'elle avait appelé la police après le départ des kidnappeurs, mais elle n'avait pas pu leur décrire les hommes ni la voiture. Malgré tout, elle avait essayé de me sauver.

— D'accord, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à demander, lui dis-je.

—Vous allez bien ? demanda-t-elle d'une voix tremblante à cause de son âge et de l'inquiétude.

— Oui, je vais bien. Comment va PP ?

— Il était si inquiet, répondit-elle en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.

Je lui fis mon sourire le plus rassurant possible.

— Dites-lui que je vais très bien. Un grand merci pour avoir appelé la police, madame Allen.

—Ils vous ont retrouvée ?

— Oui, ils m'ont retrouvée.

Tandis que l'oncle Bob et Cookie me ramenaient à mon appartement, je me promis de ne plus jamais dire du mal de cette femme ou de son caniche.

—D'accord, on dirait qu'on va tous avoir besoin d'une sacrée quantité de café.

— Oh, non, pas toi, dis-je en voyant Cookie se diriger vers la cafetière. Va te reposer. Je te promets de ne pas m'endormir, mais je refuse que tu restes debout une minute de plus à cause de moi.

Il était presque minuit, et cette semaine était la plus chaotique de toute ma vie, en excluant la fois où j'avais enquêté sur la disparition d'un touriste pendant Mardi Gras.

Oncle Bob et Cookie se regardèrent d'un air dubitatif.

—Et si je prenais le premier quart ? lui proposa-t-il. Allez vous reposer, je vous réveillerai dans quelques heures.

Cookie pinça les lèvres, puis se dirigea malgré tout vers la cafetière.

— D'accord, mais je vais préparer du café, ça aidera. Et vous devez promettre de me réveiller dans deux heures.

Il lui sourit. Genre, vraiment. Genre, le sourire de séducteur. Beurk. J'avais une commotion cérébrale, bordel. J'étais déjà assez nauséeuse comme ça.

Cookie lui rendit son sourire. Calgon !

— C'est quoi, ça ? demanda-t-elle brusquement d'une voix cinglante.

— Quoi?

—Ce message. D'où vient-il ?

Oh, c'était le message de menace que j'avais trouvé en me levant ce matin-là.

—Je t'en ai parlé, lui rappelai-je en affichant la plus pure innocence.

Les dents serrées, Cookie se dirigea vers moi, le billet à la main.

—Tu m'as dit qu'on t'avait laissé un message, mais tu n'as jamais précisé qu'il s'agissait d'une menace de mort.

— Quoi ?

L'oncle Bob bondit du canapé sur lequel il venait juste de s'asseoir et prit le mot des mains de Cookie. Après l'avoir lu, il me lança un regard lourd de reproche.

— Charley, je jure que si tu n'étais pas ma nièce, je t'arrêterais pour entrave à la justice.

— Quoi ? m'écriai-je en postillonnant un peu pour faire bonne mesure. Et sur quoi t'appuierais-tu ?

—C'est une preuve. Tu aurais dû m'en parler à la minute où tu as reçu ce message.

—Ah, fis-je. (Je les tenais.) Je ne sais pas quand ce message est arrivé là. Il était sur ma cafetière quand je me suis réveillée.

— Quelqu'un est entré par effraction ? se récria Obie, éberlué.

— Ben, c'est pas comme si je l'avais invité à entrer. Mon oncle se tourna vers Cookie.

— Qu'est-ce qu'on va faire d'elle ?

Ma meilleure amie me dévisageait toujours d'un œil noir.

—J'envisage de la coucher sur mes genoux pour lui donner une fessée.

Le visage de l'oncle Bob s'illumina. Cookie n'apprendrait-elle donc jamais à tenir sa langue ?

—Je peux regarder ? demanda-t-il sous cape.

Comme si je n'étais pas plantée juste à côté d'eux !

Cookie repartit vers la cafetière en gloussant. Oh, pour l'amour du chocolat Godiva ! C'était tout simplement surréaliste.

 

L'oncle Bob frappa à la porte de ma salle de bains.

— Charley, ma chérie ?

—Oui, Obie, mon cher ?

—Tu es réveillée ?

C'était amusant, comme question.

—Non, répondis-je en rinçant le savon dans mon dos. Un soupir agacé me parvint à travers la porte.

— On me demande au poste. Il semblerait qu'on ait quelque chose sur l'affaire Kyle Kirsch. (Il chuchota le nom du candidat au Sénat, et je faillis en rire.) J'ai deux agents postés en bas de chez toi. Je vais en faire monter un.

— Oncle Bob, je te promets de rester éveillée. J'ai des recherches à faire.

En l'occurrence, cela concernait un certain Reyes Alexander Farrow et sa séance photo sexy où il jouait les mauvais garçons. Moi aussi, j'aurais payé une fortune pour obtenir ces photos de son cul.

—Tout ira bien, l'assurai-je.

Il finit par céder, au bout d'un long moment de réflexion.

— D'accord. Je reviens vite. Mais je vais leur dire où je vais, alors n'hésite pas à aller les voir si tu as besoin de quoi que ce soit. Et ne t'endors pas.

Je me mis à ronfler. Bruyamment.

—Tu es hilarante, me dit-il, même si cette admiration me paraissait très peu sincère.

Je me lavai les cheveux avec d'infinies précautions en espérant que la Super Glue tiendrait. Ça faisait vachement mal, une commotion cérébrale. Qui l'aurait cru ? Je fus obligée de m'asseoir dans ma douche pour me raser les jambes. Sinon, le monde n'arrêtait pas de pencher sur la droite, juste assez pour me faire perdre l'équilibre. J'eus un mal de chien à me relever.

Juste au moment où j'étais sur le point de couper l'eau, je sentis sa présence. Une chaleur féroce dériva vers moi, et l'air se chargea d'électricité. L'odeur terreuse de mon visiteur, comme un orage à minuit, se mit à flotter autour de moi et m'encercla. J'inspirai à pleins poumons. Je sentais son cœur battre. Je sentais ses battements vibrer à travers la pièce et tout contre ma poitrine. C'était un son splendide. J'attendais avec impatience le jour où j'aurais de nouveau l'occasion de le voir en personne. Reyes en chair et en os. Le seul et l'unique.

Il ne fit pas un bruit, pas un geste dans ma direction. Je commençai à me demander s'il n'avait pas un autre genre de superpouvoir.

—Arriverais-tu à me voir à travers ce rideau de douche ? lui demandai-je en ne plaisantant qu'à moitié.

J'entendis le sifflement du métal juste une seconde avant qu'il ne tranche le rideau en plastique. Celui-ci tomba doucement à terre.

—Maintenant, oui, répondit Reyes, un sourire au coin de ses lèvres pleines.

Mon cœur tressaillit à ce spectacle. De son côté, Reyes remit sa lame dans son fourreau sous les plis de sa robe, laquelle disparut, dévoilant son corps ferme. Il portait le même tee-shirt, mais aucun filet de sang ne ruisselait sur son torse. Cependant, je savais que si sa concentration faiblissait, si son corps humain se réveillait, il me donnerait de nouveau à voir l'image de l'homme en lambeaux qu'il était devenu physiquement. Mon ventre se noua à cette pensée que je chassai de mon esprit. Une nouvelle chance s'offrait à moi, une nouvelle occasion de le convaincre de me dire où il se trouvait. Une tentative de corruption sous quelque forme que ce soit - ou du chantage pur et simple -ne me faisait pas peur.

Je coupai l'eau et attrapai une serviette. Reyes me la prit des mains, me laissant nue et dégoulinante. Ce dont je me servis au mieux.

—C'est ça que tu veux ? lui dis-je en ouvrant les bras.

J'exposai entièrement mon corps à sa vue, en espérant que la Super Glue ne le dérangerait pas - cette merde était difficile à enlever.

L'air affamé, il s'avança et me prit dans ses bras. Puis il s'immobilisa, hésitant, et me regarda longuement dans les yeux, comme s'il s'interrogeait. Il fit courir ses doigts le long de ma mâchoire et passa son pouce sur mes lèvres. Ses yeux avaient la couleur du café au soleil. Des paillettes vertes et dorées y scintillaient comme de l'or. Puis ses épais cils noirs me dissimulèrent ses pupilles, et il pressa sa bouche contre la mienne en un baiser brûlant. Sa langue écarta mes lèvres et plongea à l'intérieur de ma bouche. Il avait le goût de l'obscurité et du danger.

Une main baladeuse plongea et se referma sur mes fesses, tandis que ses lèvres quittaient les miennes à la recherche de mon pouls. Le plaisir me fit frissonner, et je dus faire appel à toute la force que je possédais pour chuchoter à son oreille :

—Tu pourras m'avoir, tout entière, dès que tu m'auras dit où tu es.

Il se figea et attendit un long moment, le temps de reprendre le contrôle de sa respiration. Puis il recula et me regarda en plissant les yeux.

—Et seulement après ?

— Oui.

La pièce se refroidit de manière significative en une poignée de secondes. Je l'avais mis en colère. En un clin d'œil, nous fûmes de nouveau dans une impasse. Je redoutai le retour de bâton. Les nuances de notre relation étaient tellement définies, tellement immuables.

—Tu te servirais de ton corps pour obtenir ce que tu veux ?

— Sans hésiter.

Cela le blessait. Je sentais cette blessure résonner en lui. Il se rapprocha de nouveau, abaissa son visage à quelques centimètres du mien et murmura tout bas, tout bas :

— Pute.

—Tu peux t'en aller, maintenant, répondis-je, incapable de dissimuler à quel point cette épithète me blessait.

Il disparut, laissant derrière lui un vide rempli d'amertume. Puis, tout à coup, je pensai à autre chose. La pute ou, euh, la prostituée. La star de cinéma. Mais où avais-je donc la tête ?

 

— Cookie, lève-toi, dépêche-toi.

Je la secouai assez violemment pour faire claquer ses dents, puis me dirigeai tout droit vers sa penderie.

Elle s'assit en sursaut et brandit les poings comme un personnage de dessin animé. Je me serais pliée en deux de rire si je n'avais pas eu aussi mal à la tête.

Malgré tout, je pouffai.

—Tu as une sacrée tête au réveil, ma vielle.

Elle lissa sa chevelure d'un air gêné et me regarda en plissant les yeux.

— Qu'est-ce qui se passe ?

—J'ai une idée !

— Une idée ? répéta-t-elle en me contemplant d'un air furieux pendant une bonne minute, jusqu'à ce qu'elle se prenne un jogging dans la tête.

Je n'avais pas pu m'en empêcher. Au mépris de la douleur, je me pliai en deux de rire, principalement parce que la revanche est un plat qui se mange froid - ou au moins tiède.

—Va falloir que tu apprennes à viser, me dit-elle en écartant le jogging et en fronçant les sourcils d'un air endormi.

—Je sais parfaitement viser, figure-toi.

J'avais l'impression que ma tête était au bord d'un désastre nucléaire. Cela ne nous empêcha pas, Cookie et moi, de sortir par-derrière et de faite le tour pour rejoindre Misery, afin d'éviter les flics qui montaient la garde. Ce n'était pas bien, et j'avais mauvaise conscience, mais si je me pointais avec une escorte policière, je doutais de parvenir à un résultat. Quand on s'arrêta devant le Chocolaté Coffee Café, Cookie me lança un regard plein d'espoir.

—On a loupé quelque chose ? Tu penses pouvoir trouver de nouvelles preuves ?

— Pas exactement. (Je me tournai vers elle avant de sortir de la voiture.) J'ai une idée. Par contre, ça va sembler bizarre pour Norma, Brad et tous ceux qui pourraient être dans le resto, alors j'ai besoin de ton aide.

—Tant que ça n'implique pas du pôle dancing.

En entrant, on balaya les lieux du regard. Norma était bel et bien de service, mais on ne voyait pas qui était aux fourneaux. De plus, il y avait deux clients assis au plus mauvais endroit. Mais je m'occuperais de ça plus tard.

J'indiquai le comptoir d'un signe de tête. Ma star de ciné y était accoudée, les jambes croisées au niveau des chevilles. Son borsalino et son imper beige semblaient sortir tout droit des années quarante, et le petit côté Humphrey Bogart était indéniable. Cette vision me laissait le souffle un peu court, car Cookie et moi adorions regarder les films d'Humphrey.

Je m'assis sur le tabouret à côté de lui. Norma vint aussitôt nous voir.

— Bonsoir, les filles. Vous avez trouvé la personne que vous cherchiez ?

Cookie s'assit près de moi, mais du mauvais côté. J'attrapai sa veste sous le comptoir et l'obligeai à changer de place.

—Non, répondis-je tristement. On cherche encore.

Norma fit claquer sa langue d'un air désolé et nous remplit deux tasses de café sans même nous poser de question. En fait, j'étais un peu inquiète à l'idée de boire du café avec mon mal de tête lancinant. Mais, malgré tout, dire non à du café, c'était comme dire non à la paix dans le monde. Toutes les personnes concernées auraient tout à gagner d'un oui retentissant. Dès que quelqu'un trouverait le moyen de se shooter avec ma boisson préférée, je me porterais volontaire pour essayer.

Cookie s'assit, puis me lança un regard nerveux par-dessous ses cils.

—Tu te souviens de tes répliques ? lui demandai-je.

Elle haussa les sourcils, mais entra dans mon jeu et acquiesça. Je souris.

—Tant mieux. On doit les connaître par cœur pour la répétition costumée de demain soir.

— Oh, c'est vrai, fit-elle avec un gloussement nerveux. La répétition costumée.

—Vous jouez dans une pièce de théâtre, toutes les deux ? demanda Norma en nous passant le menu.

— Oui, au Stage House. Rien de spécial.

—Merveilleux, commenta Norma en recommençant à nettoyer le comptoir. J'ai fait un peu de théâtre au lycée. Faites-moi signe quand vous aurez choisi.

— Merci, dis-je avant de me tourner vers Cookie. Bogart était entre nous. Il me lança un regard en coin.

— Salut, lui dis-je en espérant avoir l'air inoffensive.

Il se tourna vers moi, un pli sinistre lui barrant la bouche.

— De tous les cafés de toutes les villes du monde, c'est dans le mien qu'elle entre.

Mon cœur loupa un battement. Ce type ressemblait tellement à Bogart. Ça me tuait que Cookie ne puisse pas le voir.

—Vous êtes là pour collecter mon âme ? me demanda-t-il. Je m'étonnai un peu qu'il soit au courant pour mon boulot.

— Si ça ne vous dérange pas, répondis-je. (Je sortis la photo de Mimi Jacobs et la lui montrai.) Avez-vous vu cette femme ?

Il se tourna de nouveau pour regarder à travers la fenêtre par laquelle Brad faisait passer les plats.

—Je ne regarde pas beaucoup autour de moi.

—Vous m'avez regardée, moi, rétorquai-je en souriant.

— Difficile de ne pas vous voir. Certes.

— Pourquoi refusez-vous de passer de l'autre côté ?

— Est-ce que j'ai le choix ? demanda-t-il en haussant les épaules.

— Bien sûr. Je suis la Faucheuse, mais je ne peux pas vous forcer à traverser.

Il me regarda d'un air surpris.

— Mon chou, vous êtes la seule qui puisse m'y forcer. Je n'allais pas argumenter avec lui.

—Eh bien, je n'en ferai rien. Si vous refusez de traverser, je ne vous y obligerai pas.

Je regardai derrière lui, en direction de Cookie. Elle me dévisageait en acquiesçant, comme si elle évaluait ma performance. Je reniflai avec mépris, et elle jeta un coup d'œil à la ronde d'un air gêné.

—Tu te fous de moi ? me demanda-t-elle entre ses dents serrées parce qu'elle faisait semblant de ne pas parler.

— Non, promis-je.

— Salut, bébé !

Je souris à Brad qui venait de passer la tête par la fenêtre qui servait à passer les plats.

—Tu es revenue me voir!

— Évidemment, répondis-je. Et je meurs de faim, beau mec.

Il sourit d'un air sûr de lui.

—Tu viens juste de dire les mots magiques, bébé.

Il repartit dans sa cuisine pour commencer à préparer dieu sait quoi. Mais j'étais certaine que son plat ne serait pas loin d'être une œuvre d'art culinaire.

— Parfois, expliquai-je à Bogart, nos souvenirs sont cachés, enfouis dans notre mémoire. Et, quand les gens passent de l'autre côté, je peux voir ces souvenirs. J'espérais que peut-être vous auriez vu Mimi et remarqué quelque chose que tout le monde a raté. Si vous passez à travers moi, je pourrai scanner vos souvenirs et y chercher Mimi. Mais je ne vous obligerai pas à traverser.

Je ne pris pas la peine de préciser que je n'en étais pas capable, de toute façon.

— On ne peut pas vraiment dire qu'il y a du monde qui m'attend de l'autre côté, rétorqua-t-il en secouant la tête.

— N'importe quoi. Tout le monde a quelqu'un qui l'attend. Je vous le promets, vous n'en avez peut-être pas conscience, mais il y a quelqu'un.

— Oh, je sais qu'il y en a. Mais je préfère quand même rester, répondit-il dans un gros soupir.

Mon cœur se brisa un peu pour lui. Il y avait bien des gens qui l'attendaient, il le savait, mais il ne s'estimait pas digne de traverser. Il avait fait quelque chose autrefois qui avait provoqué une fracture, sans doute avec sa famille.

J'espérais pouvoir le convaincre. Il ne se rendait pas compte de ce qu'il perdait en restant ainsi coincé sur Terre. Mais il avait ses raisons. Je n'allais pas lui forcer la main.

— Dès que vous serez prêt, venez me voir, dis-je en posant la main sur son bras.

Il la prit et la porta à ses lèvres froides. Puis, après avoir déposé un doux baiser sur mes jointures, il disparut. Je lançai un coup d'œil abattu à Cookie.

— Il ne m'a pas écoutée.

— Tu peux voir leurs souvenirs ? demanda-t-elle, impressionnée.

Comment pouvait-elle encore être impressionnée par ce que je faisais, à ce stade ? Ça me dépassait.

— Oui, mais je n'ai jamais essayé d'y chercher un événement en particulier. Je pense en être capable, malgré tout. Je dois essayer. Et il me reste une personne à qui parler.

Je lui fis signe de prendre sa tasse et de me suivre dans la partie restaurant. Une dizaine de tables occupait le centre de la grande salle, où des banquettes s'alignaient le long des murs. L'éclairage était tamisé, et un jeune couple se trouvait assis près de l'une des grandes vitres qui donnaient sur le carrefour. Dans le fond était assise la femme qui ressemblait à une prostituée et une junkie. Vu l'aspect de sa peau, elle avait abusé de la méthamphétamine.

Je regardai la chaise, puis Cookie.

—Tu vas avoir froid, lui dis-je d'une voix pleine de regret.

Mais notre comportement nous valait déjà des regards curieux de la part de Norma. J'avais vraiment besoin que Cookie s'assoie en face de moi pendant que je parlais à cette femme.

Mon amie fit un pas prudent en avant, comme si elle marchait sur des œufs, puis elle s'assit en se recroquevillant sur elle-même. La défunte était toujours visible à travers elle, comme si elle ne se rendait pas compte qu'on venait d'envahir son espace personnel.

— C'est tellement perturbant, me dit Cookie.

—Je sais. Je suis désolée.

—Ne le sois pas, répliqua-t-elle aussitôt. Pour Mimi, je ferais ça toute la journée. Alors agite les doigts, fais ton tour de magie et retrouve mon amie.

Je souris en m'asseyant en face d'elle.

— Ça marche.

Les bras posés sur la table, la défunte regardait par la fenêtre. Elle n'arrêtait pas de se frotter les poignets, et je me rendis compte qu'elle les avait entaillés. Mais les blessures avaient eu le temps de cicatriser, si bien qu'elle n'était pas morte ainsi. Je ne savais pas ce qui l'avait tuée, mais elle semblait avoir eu une vie extrêmement difficile.

— Chérie, dis-je en lui touchant le bras.

Elle immobilisa ses mains au beau milieu de son geste répétitif digne d'un TOC et posa sur moi un regard vide.

—Je m'appelle Charlotte. Je suis là pour t'aider.

—Tu es belle, me dit-elle en levant la main vers mon visage. (Je souris lorsqu'elle passa ses doigts sur mes joues et ma bouche.) Comme un million d'étoiles.

— Si tu veux passer à travers moi pour rejoindre l'autre côté, tu peux.

Elle retira sa main dans un sursaut et secoua la tête.

—Je ne peux pas. Je vais aller en enfer. Je pris ses mains dans les miennes.

— Non, tu n'iras pas. Si tu devais aller en enfer, ma chérie, tu y serais déjà. Je n'y ai aucune autorité, et l'enfer a généralement tendance à s'occuper des siens.

Sa bouche se mit à trembler, et des larmes perlèrent au bord de ses paupières.

—Je ne vais... je ne vais pas aller en enfer ? Mais... Je me disais juste que puisque je ne suis pas allée au paradis...

—Comment tu t'appelles ?

— Lori.

— Lori, je dois reconnaître que même moi je ne comprends pas toujours pourquoi certaines personnes ne passent pas de l'autre côté. Souvent, c'est parce que le défunt a été victime d'un crime violent. Peux-tu me dire comment tu es morte ?

Cookie serra ses bras autour de son corps pour combattre le froid qui la gagnait.

— Je ne m'en souviens pas, répondit Lori en se penchant en avant et en refermant ses doigts sur les miens. Me connaissant, j'ai sûrement fait une overdose. (Elle me lança un regard plein de honte.) Je n'ai pas été une bonne personne, Charlotte.

—Je suis sûre que tu as fait de ton mieux. De toute évidence, quelqu'un en est persuadé, sinon, comme je te le disais, tu serais partie dans l'autre direction. Mais tu es là. Tu es juste perdue, peut-être. (Je sortis la photo de Mimi et la lui montrai.) As-tu vu cette femme ?

Elle plissa les yeux et secoua la tête.

— Sa tête me dit quelque chose. Mais je ne suis pas sûre. Je ne fais pas toujours attention aux gens. Ils sont si loin.

— Quand tu traverseras, si tu décides de le faire, pourrais-je regarder dans tes souvenirs pour voir si j'y retrouve cette femme ?

Elle battit des paupières.

— Bien sûr. C'est possible ?

—Je n'en ai aucune idée, pouffai-je. Elle sourit.

—Alors, qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? Je me levai.

—Tu avances et tu passes à travers moi. Le reste, apparemment, se fait tout seul.

Lori prit une longue inspiration, puis se leva. L'air autour de nous dansait d'excitation. J'étais contente pour elle.

Elle semblait tellement perdue avant que je discute avec elle. Peut-être était-ce là ce dont Rocket me parlait toujours. Peut-être qu'un grand nombre de défunts qui restent sur Terre sont perdus et ont besoin que je les trouve, et non l'inverse. Mais je ne savais pas comment faire, à moins de faire continuellement le tour de la planète.

Il fallait que je me concentre pour pouvoir chercher dans ses souvenirs. Juste au moment où je prenais une grande inspiration, Lori avança d'un pas. Je l'entendis chuchoter :

— Oh, mon dieu.

Sa vie défila devant moi à toute vitesse. Quand elle était petite, sa mère l'avait vendue à un voisin pour l'après-midi, afin de se payer sa dose. Au lycée, un groupe de filles lui avait tiré les cheveux dans les vestiaires. Cependant, la douleur passa rapidement à l'arrière-plan quand je la vis remporter un concours avec un de ses poèmes. Il avait été publié dans un journal local avec sa photo ; elle n'avait jamais été aussi fière. Elle était sortie de la drogue et avait passé un semestre à l'université. Mais elle avait rapidement perdu pied, et le lourd fardeau de la défaite avait vite repris racine. Elle était retournée à la vie qu'elle connaissait, dans la rue, en vendant son corps pour chaque nouvelle dose, et elle était morte d'overdose dans la chambre sale d'un motel.

Je dus écarter les souvenirs les plus marquants afin de fouiller sa mémoire avant qu'elle disparaisse complètement. Je trouvai la première fois où elle était entrée dans le resto. Elle s'y était assise pour ne plus jamais se relever, restant enfermée à l'intérieur d'elle-même pendant des années. J'avançai tout doucement, dévisageant client après client, mais ils étaient trop nombreux, alors je forçai l'image de Mimi à apparaître au premier plan, et je vis une femme franchir la porte en titubant, la peur gravée sur le visage, les yeux écarquillés, à la recherche de quelqu'un.

Elle s'était assise pour attendre mais, tandis que les voitures s'arrêtaient, les unes après les autres, ses nerfs avaient pris le dessus, et elle avait attrapé un marqueur neuf à côté de la caisse avant de se précipiter dans les toilettes. Une minute plus tard, une autre femme était entrée dans les toilettes, et Mimi était sortie du resto d'un pas pressé. Les ténèbres de la nuit s'étaient refermées sur elle.

La bouche grande ouverte parce que je manquais d'air, je rouvris les yeux et m'étreignis la poitrine comme si j'émergeais d'une piscine. Je remplis mes poumons et me réinstallai sur la chaise en battant des paupières, surprise. J'avais réussi. J'avais fouillé les souvenirs de Lori. Il me fallut un moment pour digérer tout ce que j'avais vu. Je ravalai la tristesse qui menaçait de me submerger. Lori avait eu une vie tout sauf facile. Mais elle se trouvait vraiment dans un endroit meilleur, même si ça semblait tellement cliché.

Et je l'avais trouvée. J'avais trouvé Mimi.

Je me tournai vers Cookie avec un petit sourire en coin.

—Laisse-moi te poser une question, demandai-je d'une voix essoufflée.

—Vas-y.

— Si tu étais l'épouse d'un très riche homme d'affaires avec une énorme maison et de magnifiques enfants que tu aimes plus que tout, quel est le dernier endroit où on viendrait te chercher ?

L'espoir apparut sur les traits de mon amie.

— Ça a marché ?

— Oui.

Je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule et pointai en direction de l'autre côté de la rue.

— Ce foyer pour sans-abri ? demanda-t-elle d'une voix incrédule.

Je la regardai en haussant les épaules.

— C'est parfait. Je n'arrive pas à croire que je n'y ai pas pensé plus tôt. Elle était sous notre nez pendant tout ce temps.

— Mais... Oh, mon dieu, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?

Elle tapota la table avec ses paumes, incapable de contenir son enthousiasme.

— On va dire bonjour.