Chapitre 17
Vous savez, ces mauvaises choses qui arrivent aux gens bien ? C'est moi.
TEE-SHIRT
Au passage, je déposai un billet de vingt sur le comptoir.
— Brad, tu peux emballer notre commande ? C'est à emporter.
Il passa la tête par sa fenêtre en levant les paumes d'un air interrogateur.
— On revient tout de suite.
On traversa la rue en courant jusqu'à un bâtiment en briques avec des barreaux aux fenêtres et une grande porte en métal. Il commençait à bruiner.
—Je ne crois pas que le foyer soit ouvert, déclara Cookie en haletant derrière moi.
Je tambourinai à la porte, attendis quelques instants, puis recommençai. Au bout d'un long moment, un Hulk aux yeux pleins de sommeil nous ouvrit.
Je décidai de sourire, principalement parce que je n'avais pas envie de le foutre en rogne.
— Salut. (J'exhibai ma licence.) Je m'appelle Charlotte Davidson, et elle, c'est Cookie Kowalski. Je participe en ma qualité de détective privée à une enquête de la police d'Albuquerque. (Ce n'était qu'un demi-mensonge.) On peut vous parler ?
—Non.
Hulk était grognon quand on le réveillait au milieu de la nuit. La série n'avait jamais montré cet aspect de son caractère. J'allais devoir écrire aux producteurs.
De toute évidence, ma licence de détective ne l'impressionnait guère. J'exhibai donc un billet de vingt à la place.
—Je veux juste vous poser quelques questions. Je suis à la recherche d'une femme disparue.
Il attrapa le billet de vingt puis attendit ma séance de questions-réponses.
— Oh. (Je sortis la photo de Mimi de mon sac.) Vous avez vu cette femme ?
Il examina la photo pendant, genre, une éternité. Dans un gros soupir, je lui tendis un autre billet de vingt. Si ça continuait, j'allais devoir trouver un distributeur au plus vite, sinon on était foutues.
— Peut-être. (Il me prit le billet et regarda de plus près.) Oh, ouais. C'est Molly.
— Molly ? répétai-je.
Le choix était plutôt logique, vu qu'elle s'appelait Mimi. Il avait dû être plus facile pour elle de s'habituer à répondre à ce nom, pas comme Guenièvre ou Hildegarde.
— Ouais, sûr et certain. Mais tout le monde dort, là.
— Écoutez, si une bombe nucléaire était sur le point d'exploser au-dessus de nos têtes d'une seconde à l'autre, on ne pourrait pas attendre demain pour aller se faire voir, pas vrai ?
Il pouffa. Qui a dit que Hulk n'avait pas le sens de l'humour ?
—Vous êtes marrante.
— Ouais, eh ben, considérez-moi comme une ogive nucléaire armée. Je ne peux vraiment pas attendre jusqu'à demain matin.
—Alors, vous voulez la voir maintenant ? Bon sang ce qu'il était lent.
—Vous avez entendu parler de la vitesse de la lumière, mon pote ?
Il fronça les sourcils en se demandant si je me foutais de lui. Je me penchai en avant.
—Après, vous et moi, on pourrait peut-être aller prendre un café au resto d'en face ?
—Vous êtes pas mon genre.
Aïe. Ça arrivait. Qu'est-ce qu'une fille était censée faire dans ces cas-là ?
— D'accord, vous voulez bien nous laisser entrer ?
—Moi, je suis plus branché couleur verte.
— Dites donc, mon pote, vous êtes en train de me plumer, là, protestai-je en sortant mon dernier billet de vingt.
Il me le prit des mains et ouvrit la porte.
—Vous allez devoir inscrire vos noms dans le registre, et j'ai besoin d'une photocopie de votre licence. Ensuite, je vous conduirais auprès de Molly.
Cinq minutes plus tard, Cookie secouait gentiment une femme endormie, blottie dans une couverture grise sur l'un des nombreux lits de camp répartis dans une immense salle qui ressemblait à un gymnase.
—Mimi ? murmura-t-elle.
Pour aider son amie à comprendre que nous venions en paix, Cookie avait emprunté la lampe torche de Hulk et la tenait sous son visage. Je n'avais pas le cœur de lui dire qu'elle ressemblait au Fantôme des Noëls passés.
—Mimi, ma chérie ?
Mimi remua, entrouvrit ses paupières lourdes de sommeil, puis laissa échapper le hurlement le plus retentissant et le plus glaçant que j'ai jamais entendu de ma vie - tout au moins provenant d'un être humain. Les sans-abri autour de nous eurent des réactions variées. Certains sursautèrent violemment tandis que d'autres continuaient à ronfler.
— Mimi, c'est moi ! protesta Cookie en dirigeant la lumière sur son visage.
Cela ne servit qu'à lui donner l'air du Fantôme du Noël présent, puisque la lumière faisait disparaître les fines rides de la trentaine et donnait à sa peau une teinte douce et irradiée.
Les jambes de Mimi avaient jailli ; je devais admettre qu'en termes d'instinct de survie, ça n'avait pas beaucoup de sens. Puis elle recula sur le lit de camp et tomba par terre.
Derrière moi, un homme me tapota la jambe.
— Bordel, mais qu'est-ce qui se passe, ici ?
— C'est un exorcisme. Inutile de vous inquiéter, monsieur.
Il se retourna en grognant et se rendormit. La tête de Mimi apparut au-dessus du lit de camp.
— Cookie ? demanda-t-elle d'une voix beaucoup plus raisonnable.
— Oui. (Cookie s'empressa de faire le tour du lit pour aider son amie à remonter dessus.) Nous sommes venues t'aider.
— Oh, mon dieu, je suis tellement désolée, j'ai cru...
—Tu saignes, lui dit Cookie en sortant une serviette en papier de son sac.
Mimi toucha sa lèvre supérieure, puis tapota son nez ensanglanté avec la serviette.
— Ça arrive quand je vois ma vie défiler devant mes yeux. (Elle hésita et regarda droit devant elle pendant un moment.) Il se peut que j'aie mouillé mon pantalon, mais je peux me tromper.
—Viens, ma chérie.
Cookie l'aida à se lever, et je me précipitai de l'autre côté pour l'aider. Pour la modique somme d'un autre billet de vingt - en provenance du portefeuille de Cookie, cette fois -nous réquisitionnâmes un des bureaux du foyer afin de parler avec Mimi.
— Tu as de sacrés poumons, ma grande, lui dis-je en dévalisant un petit frigo pour lui trouver de l'eau.
Je lui tendis la bouteille lorsque son nez cessa de saigner.
—Je suis désolée, dit-elle en agitant la main devant son visage. J'étais désorientée. Je ne savais pas qui vous étiez.
— Oui, enfin Casper le fantôme de la lampe torche ne t'a pas beaucoup aidé sur ce coup-là.
Cookie se renfrogna.
— Mimi, voici Charley.
— Oh, bon sang.
Elle essaya de se lever, mais elle ne tenait pas sur ses jambes et retomba aussitôt assise. Je lui donnai une poignée de main.
—Je t'en prie, pas la peine de te lever. Je ne suis pas si spéciale que ça.
— D'après ce qu'on m'a raconté, répondit-elle en gardant ma main dans la sienne, si, tu l'es. Comment m'avez-vous retrouvée ?
— C'est ce que fait Charley, répondit Cookie avec un grand sourire. Tu vas bien ?
Après ces présentations, nous eûmes droit à un récit haut en couleurs pour nous expliquer comment Mimi avait fini dans un foyer pour sans-abri. Cela impliquait un chauffeur de taxi ivre et un petit incendie heureusement vite contenu.
Nous passâmes ensuite à la partie la plus importante de l'histoire, la raison pour laquelle elle se trouvait dans ce foyer.
—Je me suis dit que personne ne penserait à venir m'y chercher. J'ai cru qu'on ne me retrouverait pas.
—Mimi, Warren et tes parents sont malades d'inquiétude, la réprimanda Cookie.
—Je peux vivre avec, acquiesça-t-elle. Mieux vaut être malade d'inquiétude, mais toujours en vie.
Elle marquait un point. Il était tard, et ma tête semblait prête à exploser. Je décidai de lui faire part de nos soupçons et de l'interroger ensuite.
—Arrête-moi si tu la connais.
Mimi fronça les sourcils d'un air intrigué.
— Une nuit, au lycée, il y a eu une fête. Une fille du nom d'Hana Insinga est sortie en douce de chez elle pour se rendre à cette fête. Le lendemain, ses parents ont déclaré sa disparition.
Mimi baissa les yeux en entendant le nom d'Hana.
— Certaines personnes se rappellent l'avoir vue à la fête, d'autres non. Certains ont dit qu'elle était peut-être repartie avec quelqu'un, d'autres ont dit que non, absolument pas, elle était repartie seule.
La respiration de Mimi se modifia légèrement. Je devais tenir quelque chose.
—Maintenant, vingt ans plus tard, tous ceux qui ont vu Mimi quitter la fête en compagnie d'un garçon sont en train de mourir les uns après les autres. Est-ce que cette histoire te paraît familière ?
Mimi baissa la tête comme si elle était incapable de soutenir notre regard. Cookie posa une main réconfortante sur son épaule.
— Tu y es presque, répondit Mimi, mais Hana n'a pas quitté la fête avec un seul garçon. Elle est partie avec plusieurs d'entre nous.
— Comment ça ? demanda Cookie en retirant sa main. Moi, je luttais contre le chagrin qui dévorait Mimi tout à coup et qui m'oppressait.
—Je crois que Mimi essaie de nous dire que plusieurs gamins ont sorti son corps de la maison cette nuit-là. Elle était déjà morte, et ils sont allés l'enterrer tous ensemble. C'est bien ça ?
C'était la seule explication logique.
Mimi essuya une larme avec la serviette trempée de sang.
— Oui. Sept. Nous étions sept.
Cookie essaya d'étouffer une exclamation de stupeur derrière sa main. Je m'agenouillai pour me mettre au même niveau que Mimi.
-— Quelqu'un a tué Hana pendant cette fête. Et tu en as été témoin, peut-être ? Ont’ils menacé de te faire la même chose ?
—Je t'en prie, arrête, dit-elle en sanglotant ouvertement, à présent.
—Ils t'ont maltraitée à l'école ? Ils t'ont poussée dans les couloirs ? Ils ont fait tomber tes livres ? Juste pour te rappeler, juste pour te garder sous contrôle.
—Je ne peux pas... Je...
Je décidai de commencer par Tommy Zapata, afin de laisser Kyle Kirsch pour mon grand final.
—Est-ce que cela a un rapport avec le concessionnaire avec qui tu as déjeuné ? Tommy Zapata ?
Elle me regarda en hoquetant de stupeur.
— Comment le sais-tu ?
— Tommy a été retrouvé assassiné il y a trois jours. (Elle porta les mains à sa bouche pour retenir un cri.) Ils vont accuser ton mari de meurtre si on ne prouve pas très vite son innocence.
— Non ! (Elle se leva d'un bond et se dirigea vers la porte.) Non, il n'a rien fait. Ils ne comprennent pas.
Je me levai aussi et lui attrapai le bras.
—Mimi, arrête. On peut t'aider, mais il faut que je sache ce qui s'est passé.
—Mais...
—Tu dois t'asseoir et tout me raconter, afin que je puisse vous sortir de là, ton mari et toi. Que s'est-il passé, cette nuit-là ?
Elle hésita, puis retourna s'asseoir en poussant un soupir tremblant.
—Nous étions à la fête. Quelqu'un m'a aidée à monter dans une salle de bains à l'étage parce que je ne me sentais pas bien.
Ce quelqu'un était sans doute son amie, Janelle York.
— Nous étions chez Tommy Zapata. Ses parents étaient sortis. (Elle me regarda d'un air désespéré.) On voulait juste s'amuser, tu sais, faire un peu les fous en écoutant de la musique. Mais je me suis retrouvée dans la salle de bains adjacente à la chambre des parents de Tommy. Je suppose qu'on y est restés un moment, juste pour bavarder. Puis on a entendu des voix, alors on a éteint la lumière et on a entrouvert la porte pour jeter un coup d'œil. On s'est dit que des camarades s'embrassaient sur le lit des parents de Tommy et qu'on allait leur faire peur. Une plaisanterie, quoi.
Cookie trouva un mouchoir propre et le tendit à Mimi, qui prit le temps de se moucher.
— Mais c'étaient trois des garçons. Des joueurs de l'équipe de foot. Ils avaient allongé Hana sur le lit et ils s'envoyaient en l'air avec elle, expliqua-t-elle en sanglotant dans le mouchoir.
—Est-ce que Tommy faisait partie des trois ?
—Non, il embrassait une fille dans un coin.
Donc, Zapata était bel et bien présent, et il était mort désormais.
Mimi prit le temps de se ressaisir avant de poursuivre.
—Je ne crois pas que c'était un rapport consenti. Hana était tellement ivre. Elle a vomi sur l'un des garçons, qui s'est relevé d'un bond en commençant à crier. Il lui a fait peur. Elle s'est levée en titubant et a essayé de sortir de la chambre. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Je ne sais pas si le garçon l'a poussée ou quoi. Je n'ai pas bien vu. Mais elle est tombée contre l'angle de la commode des Zapata et s'est ouvert le crâne. Tommy a essayé de stopper l'hémorragie, mais elle est morte en quelques secondes.
Je trouvais intéressant le fait qu'elle ne mentionnait pas le nom de Kyle. Avait-elle peur de lui à ce point-là ?
— C'était un accident, poursuivit-elle en nous regardant d'un air suppliant. On aurait pu l'expliquer, mais les garçons ont paniqué. Pendant une demi-heure environ, ils ont tourné dans la chambre comme des lions en cage, en jurant et en essayant de trouver une solution. Le père de Tommy travaillait au cimetière, alors l'un d'eux a eu une idée. Ils ont décidé de l'envelopper dans des serviettes, et c'est à ce moment-là qu'ils nous ont trouvés dans la salle de bains. Les garçons ont paniqué encore plus.
—Us vous ont fait du mal ? demanda Cookie d'un air presque aussi désespéré que Mimi.
—Non, pas vraiment, répondit-elle. Ils ont enveloppé Hana dans des serviettes et nettoyé le sang. Ensuite, quand tout le monde a eu quitté la fête, ils ont porté son corps jusqu'au pick-up de Tommy. Ils ont balancé deux pelles à l'arrière et nous ont obligés à venir avec eux.
— Bien sûr ! m'exclamai-je en ayant une révélation. Les numéros que tu as écrits sur le mur des toilettes à côté du nom d'Hana. Je savais bien qu'ils me disaient quelque chose. Ce sont les coordonnées d'une parcelle. Ils l'ont enterrée dans une tombe fraîche.
— Pas tout à fait. Ils l'ont enterrée en dessous.
En me voyant hausser les sourcils d'un air interrogateur, elle expliqua :
—Les pompes funèbres avaient déjà creusé un trou en vue d'un enterrement qui devait avoir lieu le lendemain. Les garçons ont juste creusé un peu plus profond. (Sa voix se brisa à ce souvenir.) On n'a fait que regarder. On n'a même pas essayé de les arrêter. S'il y a jamais eu un moment où il fallait intervenir...
Cookie prit les mains de son amie dans les siennes.
— Ce n'était pas ta faute, Mimi.
—Mais ils ont dit que ça l'était, protesta-t’elle. Ils ont dit qu'on les avait aidés, qu'on était complices et que si on disait quoi que ce soit, ils nous tueraient. Mon dieu, on avait tellement peur.
Cette même peur qui l'avait rongée pendant vingt ans rejaillit pour s'emparer d'elle à nouveau. Cette émotion s'abattit sur moi sous forme de vagues suffocantes. Je luttai pour la repousser et remplis d'air mes poumons tandis que Mimi poursuivait son récit.
—Nous étions convaincus qu'ils allaient nous tuer, nous aussi. Mais non. Ils ont mis le corps d'Hana dans la terre et l'ont recouvert. Le lendemain, on a enterré M. Romero juste au-dessus d'elle. Personne n'en a jamais rien su.
Le fait qu'Hana ait été la victime d'une espèce d'accident et non d'un meurtre planifié était à mon avis la seule raison pour laquelle Mimi et Janelle avaient survécu. Si ces garçons avaient été de vrais tueurs sans remords, je n'aurais sans doute jamais rencontré Mimi.
—Je tremblais tellement que j'avais du mal à respirer, expliqua-t-elle en tremblant tout aussi fort à présent. Tu as raison au sujet des maltraitances, ajouta-t-elle en me regardant. Ils ont pris de plus en plus d'assurance, et la situation est devenue insupportable. J'ai cessé d'aller à l'école et j'ai fini par supplier mes parents de me laisser déménager chez ma grand-mère. Je ne pouvais plus vivre là-bas. Je ne pouvais plus regarder M. et Mme Insinga en face, en sachant ce qu'ils devaient endurer.
— Ont’ils fait subir le même traitement à Janelle ? demandai-je.
Elle me regarda d'un air perplexe.
—Janelle ?
—Janelle York.
Son expression passa de la tristesse au dégoût.
— Elle est devenue leur caniche. Elle faisait partie de leur groupe, de cette histoire.
—Je ne comprends pas, dis-je en me levant. Vous vous cachiez toutes les deux... Elle fronça les sourcils.
—Je n'étais pas avec Janelle dans cette salle de bains, protesta-t’elle, presque horrifiée que je puisse penser une chose pareille. Elle était dans la chambre avec eux et embrassait Tommy dans un coin. Elle aurait fait n'importe quoi pour lui. Quand il a paniqué à l'idée que ses parents découvrent ce qui s'était passé, c'est elle qui a eu l'idée d'enterrer Hana sous cette tombe.
J'écartai les mains.
—Mais alors, qui se cachait avec toi ? Et qui couchait avec Hana ?
Elle déglutit péniblement. Je voyais bien qu'elle ne voulait pas nous le dire.
— C'était Jeff. Jeff Hargrove était... sur elle.
—Attends, ce Jeff Hargrove couchait avec Hana au moment du drame ?
— Ouais, je crois, à ce moment-là. Je pense qu'ils... étaient passés chacun leur tour.
—Et qui étaient les autres ?
Elle y repensa en haussant les épaules.
— En plus de Jeff, il y avait Nick Velasquez et Anthony Richardson.
Bordel, mais... ?
—Mimi, qui était dans la salle de bains avec toi ?
— C'est confidentiel, pas vrai ? me demanda-t-elle en baissant la tête.
Je m'agenouillai de nouveau pour la regarder droit dans les yeux.
—Je ne peux pas te promettre que ça ne sortira pas de cette pièce, Mimi, mais il faut que je sache.
— C'était Kyle Kirsch, répondit-elle à contrecœur, avec un gros soupir.
Sa réponse me coupa le souffle.
—Tu veux dire que Kyle n'a rien à voir avec la mort d'Hana ?
Elle parut surprise.
—Absolument. Ils ont maltraité Kyle presque autant que moi, sauf que lui était le fils du shérif, alors ils n'ont pas osé aller aussi loin avec lui. (Elle m'agrippa le bras, enfonçant ses ongles dans ma manche.) On voit que tu ne connais pas Jeff Hargrove. Il est fou. Shérif ou pas, il nous aurait tués tous les deux.
Je m'installai à genoux.
— D'accord, et après ? demandai-je en réfléchissant à voix haute. (Mon regard incrédule se posa sur Cookie.) Quoi, Kyle ne veut pas que tout cela remonte à la surface, alors il a décidé d'éliminer tout le monde ?
— Quoi ? hurla presque Mimi, en enfonçant ses ongles de plus belle, dans ma chair cette fois. Kyle ne ferait jamais une chose pareille. Il ne ferait jamais de mal à personne.
—Mimi, dis-je d'une voix compatissante, les cadavres ont commencé à s'accumuler deux secondes après que Kyle Kirsch ait annoncé son intention de se présenter au Sénat. C'est un peu dur à expliquer.
—Je sais bien, mais personne ne sait qui est le responsable. Même Kyle. Il est mort de trouille. Il a engagé toutes sortes de gardes du corps, ajouta Mimi en jetant un coup d'œil à Cookie. (Elle se tut un moment, plongée dans ses pensées, puis secoua la tête.) Ça doit être un coup de Jeff Hargrove. Il a toujours été cinglé.
Cookie se pencha en avant.
—Mimi, Jeff Hargrove s'est noyé dans sa piscine il y a deux semaines.
Le choc de cette nouvelle se refléta à l'état pur sur son visage. Elle était aussi perplexe que nous. Moi, j'étais carrément paumée.
— Et Nick Velasquez s'est apparemment suicidé il y a trois semaines.
—Je le savais. Anthony Richardson aussi, mais j'ignorais pour Jeff.
— Chérie, ils sont tous morts, tous ceux qui étaient dans cette pièce, sauf toi et Kyle. Il n'y a pas d'autre explication.
—Non, dit-elle en secouant la tête, en plein déni, ce n'est tout simplement pas possible. Vous comprendriez, si vous connaissiez Kyle.
—Vous étiez ensemble, à l'époque ? lui demandai-je.
L'amour n'était pas seulement aveugle, il conduisait tout droit à Crétinville parfois. Mais Mimi me lança un autre de ses regards incrédules. Elle était vachement douée pour ça.
—Non, on n'était pas... Tu ne comprends pas.
Elle se tut et se mordilla la lèvre, puis avoua dans un soupir :
— Personne ne le sait, vraiment personne, mais Kyle est gay. Nous avons parlé de garçons dans cette salle de bains.
Oh, pour l'amour du ciel. De mieux en mieux!
— D'accord, laisse-moi réfléchir, dis-je en me massant le front. Raconte-moi pourquoi tu es sortie déjeuner avec Tommy Zapata l'autre jour ?
Elle fronça les sourcils.
— Il a demandé à me voir. J'avais un peu peur de refuser. Il m'a dit qu'on le faisait chanter et qu'il ne pouvait plus vivre avec ce qu'il avait fait.
Étonnant comme le chantage avait tendance à convaincre les gens qu'ils ne pouvaient plus vivre avec leur passé sur la conscience.
— Il m'a dit qu'il avait vu Kyle et qu'il lui avait dit qu'il allait tout confesser, afin d'endosser sa part de responsabilité dans la mort d'Hana. Il m'a demandé si je voulais bien confirmer ses dires. Il allait raconter aux autorités comment ses copains et lui nous avaient menacés, Kyle et moi, et comment ils nous avaient obligés à les accompagner au cimetière.
Tout ça n'avait pas de sens, encore une fois.
— La famille de Kyle a de l'argent, et tu es mariée à un homme riche. Pourtant, personne ne vous faisait chanter ? m'étonnai-je.
—Non, mais on pense savoir qui était le maître chanteur.
—Vraiment ?
—Tommy pensait que c'était Jeff Hargrove.
—Attends, le type le plus susceptible d'aller en tôle pour viol et pour meurtre ? Ce Jeff Hargrove là ?
—Oui. Tommy pensait qu'il avait des ennuis financiers et qu'il s'en était pris à lui à cause de la concession. Tommy avait raison, d'ailleurs. J'ai vérifié les comptes de Jeff et...
Putain, elle était douée.
—... et il a fait des versements le jour même où Tommy a payé. Trois fois.
Waouh. Pourtant, Tommy et Jeff étaient morts tous les deux.
— Plus tard, Kyle m'a appelée, poursuivit-elle. Il m'a raconté que Tommy lui avait présenté des excuses parce qu'il allait certainement ruiner sa carrière politique.
— C'est une sacrée raison pour tuer quelqu'un, Mimi, avança Cookie.
— Non, Kyle s'en fichait. Il allait tout avouer comme Tommy. Il comptait faire une conférence de presse aujourd'hui avec Tommy à ses côtés et révéler ce qui s'était passé.
Couillu de sa part.
— Peut-être qu'il a changé d'avis. Mimi soupira en signe de frustration.
—Vous ne connaissez pas Kyle, les filles. Ce que vous insinuez va tellement à l'encontre de son caractère que c'en est surréaliste. De toute façon, il avait déjà l'impression de vivre un mensonge en cachant son homosexualité.
Je me passai la main sur le visage. J'avais mal à la tête, et pas seulement à cause de la commotion cérébrale. Moi qui croyais avoir tout compris. Voilà où ça menait de réfléchir.
— D'accord, dis-je d'un ton frustré, après ton départ pour Albuquerque, qu'a fait Kyle ? Est-ce qu'ils ont arrêté de le tourmenter ?
Elle haussa les épaules, la bouche pincée.
— Kyle est un bon acteur. Il a fini par convaincre Jeff qu'il était de leur côté. Ensuite, à la fin de l'année, il a fait comme moi, il est parti passer l'été chez sa grand-mère.
—Après ton déjeuner avec Tommy Zapata, est-ce que quelqu'un t'a menacé ? C'est pour ça que tu as pris la fuite ?
— Peu après, je me suis rendu compte que tout le monde mourait. Je savais que ma famille était en danger. Tant que j'étais une cible et que je restais dans les parages, ils ne seraient pas en sécurité. Alors, un jour, je suis montée dans un taxi et je suis partie. Sans cet incendie, je serais à Spokane à l'heure qu'il est.
— Tu as réussi à rester en vie, la félicita Cookie. Maintenant, il faut qu'on t'emmène en lieu sûr.
Ouais, le temps que je pige ce qui se passait, bordel.
Les lumières s'éteignirent tout d'un coup, et un silence sinistre s'abattit sur nous. Je fis taire mes camarades, puis m'accroupis et jetai un coup d'œil dans le couloir. Une lumière d'urgence à l'autre bout me révéla un corps imposant, sans doute celui de Hulk, étendu par terre.
— Fils de pute, murmurai-je, incapable d'y croire. Ils nous ont suivies ?
Il fallait vraiment que je fasse plus attention aux personnes qui me collaient au cul. Ça devenait vraiment ridicule.
— Qui ? demanda Mimi dans un murmure aigu qui porta à l'autre bout du couloir.
Cookie la fit taire en posant un doigt sur sa bouche. Je pris l'une des mains de Mimi, Cookie prit l'autre, et on sortit du bureau en courant, en direction d'une issue de secours que j'avais repéré en entrant. On contourna des cartons et des sacs le plus silencieusement possible jusqu'à atteindre la porte en question. Il y avait un système de déverrouillage d'urgence, mais ça risquait de déclencher une alarme, aussi hésitai-je à l'ouvrir. En même temps, une alarme était peut-être exactement ce dont nous avions besoin.
Je conduisis tout mon petit monde dans un coin sombre près de la porte, et on s'y blottit le temps que je décide si je voulais ou non attirer l'attention.
— Salut, patronne, dit Ange en apparaissant à côté de moi.
Je sursautai, faisant peur à Cookie et à Mimi. Puis je lançai un regard noir à mon enquêteur. —Encore? Sérieux ? chuchotai-je.
— Qu'est-ce que tu fais ?
—Je fuis les méchants. Qu'est-ce que je fais d'autre en ce moment ?
—À qui elle parle ? s'enquit Mimi.
—Euh...
Cookie paniqua un moment, avant de répondre :
— Elle répète une pièce de théâtre.
—Maintenant ?
— Bon, alors, tu veux que je te laisse gérer ça ? demanda Ange dans un gloussement rauque.
Je levai les yeux au ciel et me tournai vers Cookie.
— D'accord, chuchotai-je. Prépare ton téléphone. Vous deux, vous allez franchir cette porte en courant et vous ne vous arrêterez pour rien au monde. Je vais la refermer et essayer de la barricader de l'extérieur.
—Avec quoi ? demanda Cookie d'une voix étouffée mais apeurée.
— Cook, t'ai-je jamais laissé tomber ? lui demandai-je en prenant ses mains dans l'une des miennes.
—Je ne m'inquiète pas pour ça. J'ai peur que tu te laisses tomber, toi. Ces gens sont des tueurs de sang-froid, Charley.
—Je crois que je vais vomir, annonça Mimi.
Toutes les deux tremblaient si fort que j'avais de gros doutes quant au fait qu'elles puissent atteindre un lieu sûr sans récolter au moins deux fractures à cause d'une chute.
—Cook, tu dois sortir Mimi d'ici. Elle compte sur nous. Tu peux y arriver.
Elle prit une grande inspiration.
— D'accord. OK. Je peux le faire. Mais dépêche-toi. Tu vises bien mieux que moi.
Elle sortit un .380 de son sac.
— Oh, bon sang, soufflai-je.
Je n'avais pas encore récupéré mon Glock au motel abandonné. Cookie était la meilleure. Mais, à en juger par le poids du flingue...
—Tu as des balles pour aller avec ?
— Oh ! (Elle fouilla dans son sac et en sortit un chargeur plein, qu'elle me tendit en souriant.) Dépêche-toi, dit-elle tandis que je mettais le chargeur en place et enclenchais une balle.
Le cliquetis résonna bruyamment, et je me raidis. Apparemment, la pluie avait un peu étouffé le son, mais quiconque se trouvant à un jet de pierre de nous devait l'avoir entendu et savoir que j'étais armée.
— Sais-tu combien ils sont ? demandai-je à Ange.
— Un seul, le méchant du motel.
—Vilain Starsky ?
—Si tu le dis, répondit-il avec un haussement d'épaules.
— Fais chier, marmonnai-je en scrutant les alentours. Qu'il aille se faire foutre.
— Elle est vraiment douée, commenta Mimi. Très théâtrale.
— Oooh, merci, dis-je en me tournant vers elle avec un sourire.
Cette fois, ce fut Cookie qui leva les yeux au ciel. Elle poussa un soupir exaspéré, puis prit Mimi par la main et courut en direction de la porte, dans laquelle elle donna un coup d'épaule très violent. Sa deuxième tentative fut bien plus productive. Comme prévu, l'ouverture de la porte déclencha une alarme stridente qui me fit penser au hurlement de Mimi. Au moment où je suivais mes camarades hors du foyer, deux choses se produisirent en même temps : Cookie dégringola l'escalier à l'extérieur, et un couteau vraiment, vraiment très acéré m'entailla le dos.