Chapitre 4

 

 

 

 

Que ça ait des pneus ou des testicules, ça va te donner du fil à retordre.

AUTOCOLLANT POUR VOITURE

Je verrouillai la porte derrière moi, ce qui signifiait laisser le fils de Satan dans mon appartement. Seul. Énervé. Et sûrement sexuellement frustré. Un doute insidieux au fond de mon esprit me faisait espérer que je ne l'avais pas mis en colère. Je n'aimerais pas qu'il utilise le feu de l'enfer pour incendier mon nid de célibataire.

Mais, franchement, il était ridicule. Complètement, totalement ridicule. Toute cette histoire me rappelait l'école primaire, quand ma meilleure amie me disait : « Les garçons sont dégoûtants, on devrait leur jeter des cailloux. »

Je traversai le parking d'un pas lourd et laissai le petit vent froid calmer mon désir tremblant. Je coupai par le bar de mon père pour passer par l'escalier intérieur. Mon père était un flic d'Albuquerque qui, comme mon oncle Bob, avait grimpé en flèche tous les échelons jusqu'à devenir lieutenant - avec mon aide, naturellement. Je résolvais des crimes pour ces deux-là depuis l'âge de cinq ans, bien que « résoudre» soit peut-être un mot un peu fort. Je leur transmettais les infos des défunts pour les aider à résoudre des crimes depuis l'âge de cinq ans. Voilà qui était mieux. Mon oncle appartenait toujours à l'APD, mais mon père avait pris sa retraite quelques années plus tôt pour acheter le bar où mon agence avait ses locaux au premier étage. Je vivais également à deux pas de la porte de derrière, tout cela était donc décidément très pratique.

Papa était arrivé de bonne heure. Une lumière dans son bureau filtrait dans la salle plongée dans la pénombre, aussi fis-je le tour des tables de bistro et contournai-je le comptoir pour passer la tête dans son bureau.

— Salut, papa, dis-je, le faisant sursauter.

Il se tourna vers moi. Je vis qu'il avait été occupé à examiner une photo sur le mur du fond. Sa maigre silhouette tout en longueur me faisait penser à un bâtonnet d'esquimau habillé de vêtements pour Ken froissés. Visiblement, il avait travaillé toute la nuit. Une bouteille de whisky était ouverte sur son bureau, et il tenait un verre presque vide à la main.

L'émotion qui émanait de lui me prit au dépourvu. Elle était bizarrement faussée et me rappelait la fois où un serveur m'avait apporté un thé glacé alors que j'avais commandé un soda light. La première gorgée, une chose normalement tout à fait ordinaire, m'avait causé un choc à cause du goût inattendu. Il arrivait que mon père ait des jours sans, mais là, son « goût » était différent. Inattendu. Je me pris en pleine figure un profond chagrin, mélangé au poids écrasant du désespoir, au point que j'en eus le souffle coupé.

Inquiète, je me redressai aussitôt.

—Papa, qu'est-ce qui ne va pas ?

Un sourire las et forcé apparut sur son visage.

— Rien, ma chérie, je m'occupais juste de la paperasse. C'était un mensonge, qui résonna comme une fausse

note à mon oreille. Mais je décidai de jouer le jeu. S'il ne voulait pas me parler de ce qui l'ennuyait, j'allais laisser couler - pour l'instant.

—Tu es rentré, cette nuit ? lui demandai-je.

Il posa son verre et prit une veste couleur fauve sur le dossier de sa chaise.

—J'allais justement le faire. Tu as besoin de quelque chose ?

Bon sang ce qu'il pouvait être mauvais menteur. Peut-être que je tenais ça de lui.

— Nan, tout va bien. Passe le bonjour à Denise.

— Charley, me dit-il avec une note de reproche dans la voix.

—Quoi, je ne peux pas passer le bonjour à ma belle-mère préférée ?

Avec un soupir fatigué, mon père enfila sa veste d'un coup d'épaule.

—J'ai besoin de prendre une douche avant le service de midi. Sammy devrait bientôt arriver, si tu as besoin d'un petit déjeuner.

Sammy, le cuisinier de mon père, faisait des huevos rancheros à tomber.

— Oui, je prendrai peut-être quelque chose tout à l'heure.

Mon père était pressé de partir - ou, peut-être, de s'éloigner de moi. Il me frôla sans me regarder dans les yeux ; le désespoir se dégageait de lui par vagues, telle une épaisse vapeur boueuse.

—Je reviens dans quelques heures, me dit-il avec autant de gaieté qu'un patient hospitalisé dans un service psychiatrique pour tendances suicidaires.

—D'ac, lui répondis-je tout aussi gaiement.

Il sentait le sirop miel citron, une odeur qui s'attarda dans son bureau. Quand il fut parti, j'entrai pour jeter un coup d'oeil à la photo qu'il regardait avant mon arrivée. C'était un cliché de moi vers l'âge de six ans. J'avais la frange de travers et un trou à la place des deux dents de devant, ce qui ne m'empêchait pas de manger de la pastèque. Du jus dégoulinait sur mes doigts et mon menton. Mais ce qui retint mon attention, et qui avait dû retenir aussi celle de mon père, ce fut l'ombre noire qui planait juste au-dessus de mon épaule. Des traces de doigts sur le verre me donnèrent la preuve que mon père avait examiné précisément cet endroit.

Je baissai les yeux vers le haut d'une bibliothèque qui disparaissait sous son collage d'instants en famille humoristiques. Il avait mis de côté plusieurs photos de moi, qui montraient toutes une ombre noire en arrière-plan et qui comportaient toutes des traces des doigts à cet endroit-là. Je ne pus m'empêcher de me demander ce que faisait mon père — et aussi ce que signifiait cette ombre noire, parce que, même moi, je ne la connaissais pas, celle-là. Était-ce lié à mon statut de faucheuse ? Ou peut-être, juste peut-être, s'agissait-il de Reyes, sa robe noire presque visible, presque palpable? Cette idée m'intriguait. En grandissant, je ne l'avais vu que quelques fois. Avait-il été là plus souvent ? Pour veiller sur moi ? Me protéger ?

 

Quand j'arrivai à mon bureau, sans surprise, deux hommes vêtus d'un complet bleu marine froissé m'y attendaient. Ils se levèrent et me tendirent tous deux la main.

—Mademoiselle Davidson, dit l'un d'eux.

Il me montra son badge, puis le rangea à l'intérieur de sa veste — exactement comme à la télé. C'était super cool, et je me dis que j'avais besoin d'une veste avec une poche intérieure si je voulais qu'on me prenne au sérieux. Généralement, je rangeai ma carte de détective privé dans la poche arrière de mon jean, d'où elle ressortait pliée, froissée et globalement mutilée.

L'autre agent fit la même chose, me serrant la main d'un côté tout en exhibant son badge de l'autre. Ces messieurs étaient très coordonnés et se ressemblaient comme des frères. L'un était plus âgé que l'autre, mais tous deux avaient des cheveux blond pâle et des yeux bleus transparents que, dans n'importe quelle autre situation, je n'aurais sans doute pas trouvés aussi flippants.

—Je suis l'agent Foster, me dit le premier, et voici l'agent spécial Powers. Nous enquêtons sur la disparition de Mimi Jacobs.

En entendant le nom de Mimi, Cookie renversa un pot à crayons, ce qui n'aurait pas été si grave si elle n'avait pas essayé de le rattraper, balayant une lampe du même coup. Tandis que les stylos et autres outils d'écriture s'envolaient, la lampe tomba à mi-chemin du sol et s'arrêta brutalement avant de s'écraser contre l'avant du bureau lorsque Cookie tira sur le fil. Réagissant au son, elle tira trop fort, et la lampe remonta violemment avant de heurter l'arrière de son écran, ce qui fit tomber le teckel en céramique, également appelé « saucisson sur pattes », qu'Amber lui avait offert pour Noël.

Discret.

Après avoir eu droit à une bande-annonce de cinq minutes d'un film intitulé « Les jeunes et les maladroits » - qui me promettait des mois de fou rire -, je me tournai vers nos invités.

—Vous voulez bien me suivre dans mon bureau ?

— Certainement, répondit l'agent Foster en regardant Cookie comme si elle avait besoin de se faire enfermer.

Tout en ouvrant la voie, je lançai à mon amie mon plus beau regard incrédule. Elle baissa les yeux. Heureusement, le saucisson sur pattes avait atterri dans la poubelle au sommer d'une pile de papiers et ne s'était pas cassé. Cookie l'en ressortit en gardant les yeux baissés.

—Je suis désolée, mais je ne pense pas avoir déjà entendu parler d'une Mimi Jacobs, dis-je en me versant une tasse de café tandis que les agents s'installaient face à mon bureau.

Cookie excellait dans l'art de faire du bon café et de tendres câlins. Ou peut-être était-ce l'inverse. Dans tous les cas, j'étais gagnante.

—Vous en êtes sûre ? insista l'agent Foster.

Il semblait du genre jeune qui aime se la péter. Je n'étais pas particulièrement fan de ce genre-là, mais je faisais vraiment de gros efforts pour surmonter ma première impression.

—Elle a disparu depuis près d'une semaine, expliqua-t-il. La seule chose qu'on a retrouvée sur son bureau, c'est un carnet avec votre nom et votre numéro de téléphone.

Elle avait dû les noter quand elle avait parlé à Cookie. Je me tournai vers eux en remuant mon café avec de grands yeux innocents.

— Si Mimi Jacobs a disparu depuis près d'une semaine, pourquoi avoir attendu si longtemps avant de venir me voir ?

Le plus âgé, Powers, tiqua, sans doute parce que j'avais répondu à la question par une autre question. Il avait visiblement l'habitude d'obtenir des réponses aux siennes. Quel idiot !

— On n'a pas prêté beaucoup d'attention à ces notes jusqu'à ce qu'on apprenne que vous étiez détective privée. On s'est dit qu'elle vous avait peut-être engagée.

— Dans quel but ? demandai-je en cherchant à leur soutirer plus d'informations.

Il remua sur sa chaise.

—Nous sommes ici pour le découvrir.

— N'avait-elle pas des ennuis? Peut-être avec la compagnie pour laquelle elle travaille ?

Les deux hommes échangèrent un regard. Dans d'autres circonstances, j'aurais crié « eurêka» - en mon for intérieur, tout au moins. Mais j'avais l'impression que je venais juste de leur offrir le parfait bouc émissaire. Ils en savaient plus qu'ils voulaient bien l'admettre.

—Nous l'avons envisagé, mademoiselle Davidson, mais nous vous serions reconnaissants de garder cette information pour vous.

Donc, pas la compagnie. Une hypothèse envolée, encore vingt-sept mille à vérifier.

Apparemment satisfaits, les deux agents se levèrent en même temps. Foster me tendit sa carte de visite.

—Nous insistons pour que vous nous contactiez si elle essayait de vous joindre, me dit-il d'un ton où je décelai une infime note de menace - j'essayai de ne pas rire.

—Absolument, répondis-je en les raccompagnant. (Je m'arrêtai juste avant d'ouvrir la porte qui séparait mon bureau de celui de Cookie.) Désolée de ne pas avoir pu vous aider davantage, et que vous soyez obligés de partir maintenant.

Foster se racla la gorge, mal à l'aise en me voyant hésiter encore quelques instants.

— Oui, euh, OK. On vous recontactera si on a besoin d'autre chose.

Alors qu'ils attendaient derrière moi, je tournai lentement la poignée et jouai un peu avec avant d'ouvrir la porte. Cookie tapait sur son clavier d'ordinateur. Telle que je la connaissais, elle avait dû écouter notre conversation grâce à l'interphone.

— Mademoiselle Davidson, me dit Foster, qui souleva un chapeau invisible en passant devant moi.

Après le départ des agents, Cookie se tourna vers moi d'un air exaspéré.

—Jouer avec le bouton de la porte ? C'était discret !

— Oh, oui, madame «Je suis la Grâce personnifiée». Tu crois que tu aurais pu renverser encore plus de trucs ?

Elle se renfrogna à ce souvenir.

—Tu crois qu'ils se sont doutés de quelque chose ?

Tant de possibilités me vinrent aussitôt à l'esprit : « A ton avis ? » « Tu crois ? » « Seulement s'ils n'étaient pas de parfaits idiots. »

— Oui, répondis-je d'un ton neutre me permettant justement d'insinuer tout ça.

—Mais, ne devrait-on pas travailler avec eux plutôt que contre eux ?

— Pas pour l'instant, non.

— Pourquoi ?

— Principalement parce que ce ne sont pas des agents du FBI.

Elle poussa une petite exclamation de surprise.

— Comment le sais-tu ?

—Vraiment, tu te poses encore la question ?

Je n'avais pas du tout envie de lui expliquer - pour la millième fois - comment j'étais capable de deviner quand quelqu'un mentait.

— Euh, oui, désolée, fit-elle en secouant la tête. (Puis elle laissa échapper une exclamation horrifiée.) Tu savais que ce n'étaient pas de vrais agents du FBI ?

—J'avais des soupçons.

—Et tu les as quand même emmenés dans ton bureau ? Tu es restée seule avec eux ?

—Mes soupçons ne se vérifient pas toujours. Cookie réfléchit, puis se calma.

— C'est vrai. Souviens-toi de la fois où tu t'es jetée sur le facteur et...

Je levai la main pour l'interrompre. Mieux valait passer certaines choses sous silence.

— Plus la peine de vérifier du côté de son boulot, dis-je en réfléchissant à voix haute. Je te parie ma ferme virtuelle que c'est une impasse. Concentre-toi sur le lien entre Mimi et Janelle York.

—À part le fait qu'elles sont allées au lycée ensemble ?

—Non. Commence par ça. Fouille dans leur passé à toutes les deux et vois si quelque chose ressort.

Juste à ce moment-là, l'oncle Bob entra dans mes locaux. Ou, plus exactement, il les prit d'assaut. Cet homme était toujours tellement stressé ! Il était sans doute temps pour nous deux d'aborder la question du sexe. Il avait besoin de se trouver une copine avant de faire une crise cardiaque - ou peut-être qu'une poupée gonflable suffirait ?

— Si c'est pour jouer les grognons, tu peux repartir par où tu es venu, monsieur le Macho, dis-je en lui montrant la porte.

Je décrivis un cercle avec mon doigt pour lui faire comprendre qu'il pouvait tourner les talons et repartir la queue entre les jambes.

Il s'arrêta brusquement et me dévisagea avec un mélange de perplexité et d'agacement.

—Je ne suis pas grognon. (Il avait l'air vexé. C'était rigolo.) Je veux juste savoir dans quoi tu t'es encore fourrée.

Ce fut mon tour d'être vexée.

—Quoi ? protestai-je. M'enfin, je n'ai jamais...

—Je n'ai pas le temps pour cette comédie, répliqua-t’il en agitant un index menaçant. (Voilà qui me servirait de leçon.) D'où connais-tu Warren Jacobs ?

Bordel, mais comment était-il au courant ? Les nouvelles allaient vite dans le monde des forces de l'ordre.

—Je viens juste de le rencontrer. Pourquoi ?

— Parce qu'il te demande. Non seulement sa femme a disparu, mais un vendeur de voiture qu'il harcelait et qu'il menaçait de tuer a été retrouvé mort la nuit dernière. Je suis peut-être cinglé, mais je crois qu'il pourrait bien y avoir lien entre les deux.

Fils de pute, pensai-je en poussant un gros soupir.

— Oh, je peux t'appeler Bob le Cinglé ?

—Non.

— BC alors, pour faire plus court ?

Cela ne me valut qu'un regard noir, après quoi je demandai :

— Est-ce que je peux le voir ?

—Il est en salle d'interrogatoire à l'heure où je te parle et il va probablement demander un avocat d'une seconde à l'autre. Qu'est-ce qui se passe ?

Cookie et moi échangeâmes un regard avant de vider notre sac sans nous faire prier.

On raconta tout à l'oncle Bob, même l'histoire du message sur le mur. Il sortit son téléphone et ordonna à l'un de ses sous-fifres d'aller vérifier au resto.

—Tu aurais dû me prévenir, me dit-il d'un ton cinglant après avoir raccroché.

— Comme si j'en avais eu l'occasion ! Mais puisqu'on en parle, deux types qui se font passer pour des agents du FBI sont également à sa recherche. Et ils ont vraiment envie de la retrouver.

Inquiet, l'oncle Bob - ou Obie comme j'aimais l'appeler, mais rarement en face - nota leur description.

— C'est grave, tu sais, me dit-il.

— M'en parle pas. Il faut retrouver Mimi avant eux.

—Je vais appeler les fédéraux du coin pour leur faire

savoir qu'il y a deux imposteurs dans la nature. Mais tu aurais dû m'appeler dès que toute cette histoire a commencé.

—Je ne pensais pas en avoir besoin, puisque tu me fais suivre.

Il serra les dents, incapable de nier l'évidence. Il poussa un gros soupir, puis se rapprocha et me souleva gentiment le menton en me toisant de toute sa hauteur.

—Un jury a reconnu Reyes Farrow coupable de meurtre, Charley. C'est pour ton bien. S'il te contacte, tu voudras bien me prévenir ?

—Vas-tu annuler la filature ? répliquai-je aussitôt.

Il hésita, puis secoua la tête, si bien que j'ajoutai :

— Dans ce cas, que le meilleur détective gagne.

Je sortis furieuse en songeant qu'il s'agissait là d'une déclaration ridicule. L'oncle Bob, un vétéran de l'APD, était l'as de pique en matière d'investigations. Moi, j'étais plutôt du niveau d'un trois de cœur.

En traversant le bloc d'immeubles pour rejoindre la boutique de tatouage de mon amie Pari, je scrutai la rue à la recherche de l'ombre qu'Obie m'avait assignée, mais en vain. Ce devait être quelqu'un de bon. L'oncle Bob n'aurait pas envoyé un bleu pour me surveiller.

Je m'arrêtai devant la boutique de Pari, pas parce que j'avais particulièrement besoin d'un tatouage, mais parce que mon amie était capable de voir les auras. Moi aussi, mais je me demandais si peut-être un détail ne m'avait pas échappé pendant tout ce temps. Comment pouvais-je voir les auras, les défunts et les fils de Satan et n'avoir jamais, en vingt-sept ans, croisé un démon ? Merde, je ne savais même pas qu'ils existaient jusqu'à ce que Reyes m'apprenne qu'ils étaient prêts à se battre à coups de crocs et de griffes pour m'avoir. Pour passer à travers moi. Je retins mon souffle en comprenant autre chose. Si les démons existaient, putain, si Satan lui-même existait, alors les anges aussi. Sérieux, comment pouvais-je être à ce point hors du coup ?

Avec un peu de chance, Pari savait des choses que j'ignorais, outre le bon réglage de l'allumage sur une Plymouth Duster de 1970 dotée d'un moteur 440 Turbo. Je ne savais même pas que les voitures avaient des problèmes d'allumage. D'ailleurs, en parlant de ça, il était encore tôt pour qu'une boutique de tatouage soit déjà ouverte, aussi fus-je surprise de voir la porte entrebâillée. J'entrai et entendis mon amie crier :

—J'ai besoin de lumière !

—Je m'en occupe, répondit une voix masculine.

Puis j'entendis du bruit dans l'arrière-salle tandis que je me faufilai derrière Pari. Elle était courbée sous un fauteuil de dentiste qu'elle remettait à neuf, des fils électriques en tas à côté de ses genoux.

—Merci, dit-elle en démêlant tranquillement les fils.

— Quoi ? fit le type dans l'arrière-boutique. Surprise, Pari se redressa d'un bond et se cogna la tête

contre le fauteuil avant de se tourner vers moi.

— Putain, Charley ! protesta-t’elle en levant une main pour protéger ses yeux tout en frottant sa nouvelle bosse de l'autre. Tu peux pas te faufiler comme ça derrière moi ! On dirait un de ces projecteurs que les voitures de flics utilisent au milieu de la nuit.

Je pouffai tandis qu'elle cherchait ses lunettes de soleil à tâtons.

—Tu as dit que tu avais besoin de lumière.

Pari était une graphiste qui s'était tournée vers l'art corporel pour tenir les créanciers à l'écart. Heureusement, elle y avait trouvé sa vocation, et elle faisait la fierté de la profession avec des manches pleines de lignes élégantes, de lys tigrés et de fleurs de lys, ainsi qu'un ou deux crânes pour impressionner la clientèle.

C'était elle qui avait dessiné la faucheuse que je portais sur l'omoplate gauche. C'était un tout petit bout de bonne femme avec de grands yeux innocents et une robe fluide qui ressemblait à de la fumée. Comment Pari avait pu réussir une œuvre d'art pareille avec de l'encre pour tatouage, ça, ça me dépasse encore.

Mon amie mit ses lunettes, puis me regarda enfin en soupirant.

—J'ai dit que j'avais besoin de lumière, pas d'une explosion céleste. Je te jure, tu vas finir par me rendre aveugle, un de ces quatre.

Comme je le disais, Pari pouvait voit les auras ; c'est juste que la mienne était vraiment très brillante.

Elle attrapa une bouteille d'eau sur le comptoir et s'assit sur le fauteuil cassé. Elle posa ses pieds chaussés de bottes de randonnée sur deux caisses de part et d'autre du siège et appuya ses coudes sur ses genoux. Je pris une autre bouteille dans le petit frigo, puis me tournai vers mon amie en essayant de ne pas rire devant sa position vulgaire.

—Alors, Faucheuse, quoi de neuf ?

—Je n'arrive pas à trouver la lampe torche ! cria le type dans l'arrière-boutique.

— Laisse tomber, répondit Pari avant de me faire un sourire complice. Tout dans le physique et rien dans la tête, celui-là.

J'acquiesçai. Elle aimait la beauté. Qui pouvait se vanter du contraire ?

— D'accord, tu te la joues cool et sereine, mais tu es à peu près aussi calme qu'un poulet à l'abattoir, me dit-elle en me dévisageant d'un œil d'expert. Qu'est-ce qui se passe ?

Bon sang, elle était douée. Je décidai d'en venir au fait.

—Tu as déjà vu un démon ?

Sa respiration se ralentit tandis qu'elle digérait ma question.

—Tu veux dite, une créature infernale qui sent le soufre ?

— Oui.

— Dans le genre rejeton de l'Enfer ?

— Oui, répétai-je.

— Dans le genre...

—Oui, répétai-je encore.

Le sujet me rendait nauséeuse, sans parler de l'idée que quelqu'un torturait Reyes en ce moment même... Non pas que ce petit merdeux ne méritât pas un tout petit peu de souffrir, mais quand même.

—Alors, ils existent vraiment ?

—J'en déduis que ta réponse est « non », commentai-je tandis que mes espoirs s'envolaient en fumée. C'est juste que je pense en avoir quelques-uns à ma poursuite et j'espérais que tu saurais quelque chose que j'ignorais.

—Merde. (Songeuse, elle regarda le sol pendant quelques instants, puis elle se focalisa de nouveau sur moi. Enfin, je crois. C'était difficile à dire avec ses verres teintés.) Attends, tu as des démons à tes trousses ?

— En quelque sorte.

Elle me regarda fixement pendant un long moment, en tout cas assez long pour être considéré comme culturellement impoli, puis elle baissa la tête.

—Je n'en ai jamais vu, me dit-elle d'une petite voix, mais je sais qu'il existe des choses de par le monde, des choses qui nous font sursauter la nuit. Et je ne parle pas de la prostituée d'à côté. Des choses effrayantes, impossibles à oublier.

Je penchai la tête d'un air interrogateur.

— Comment ça ?

—Quand j'avais quatorze ans, j'ai fait une soirée pyjama avec des copines. Comme la plupart des gamines de cet âge-là, on a fini par décider de faire une séance de spiritisme.

— D'accord.

Tout cela ne laissait rien présager de bon.

— Donc, on est descendues dans ma cave et on s'est mises à lancer des incantations pour conjurer un esprit de l'au-delà. Tout à coup, j'ai senti quelque chose, comme une présence.

—Un défunt ?

— Non. (Elle secoua la tête en y repensant.) Enfin, je ne crois pas. Les défunts sont froids. Cette créature était juste... présente. Je l'ai sentie se frotter contre moi comme un chien. (Elle se serra le bras, et un petit frisson la parcourut.) Personne d'autre ne l'a senti, bien sûr, jusqu'à ce que je le dise. (Elle pinça les lèvres.) Ne dis jamais à un groupe de gamines de quatorze ans, en plein milieu d'une séance de spiritisme dans une cave obscure, que tu as senti quelque chose se frotter contre toi - pour ta propre sécurité.

— Promis, pouffai-je. Qu'est-ce qui s'est passé ?

—Elles se sont levées d'un bond en hurlant et ont couru vers l'escalier. Ça m'a foutu les jetons et j'ai détalé aussi, naturellement.

—Naturellement.

—Je voulais juste m'éloigner de ce qui avait bien pu se matérialiser dans ma cave, alors j'ai couru comme si j'avais une raison de vivre en dépit de mes tendances suicidaires.

Pari avait été gothique quand ce genre n'était pas encore considéré comme cool - un peu comme maintenant, quoi.

—J'ai cru que j'étais sauvée en arrivant en haut de l'escalier. Puis, j'ai entendu un grondement, sourd, guttural. Avant de comprendre ce qui m'arrivait, j'ai dévalé la moitié des marches, ce qui m'a valu une entorse au poignet et des côtes fêlées. Je me suis relevée tant bien que mal et je suis partie sans demander mon reste. Il m'a fallu un moment avant de me rendre compte que je n'étais pas tombée. On m'avait attrapée par les jambes et tirée en arrière.

Elle souleva la jambe de son pantalon et défit la fermeture Eclair de ses bottes, qui montaient jusqu'à ses genoux, pour me montrer une cicatrice en forme d'éclair sur son mollet. Ça ressemblait à des marques de griffes.

—Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie.

— Putain, Par! Qu'est-ce qui s'est passé, ensuite ?

— Quand mon père a découvert pourquoi on hurlait toutes comme ça, il a ri et il est descendu dans la cave pour nous prouver qu'il n'y avait rien.

— Et ?

— Il n'y avait rien en bas, répondit Pari en haussant les épaules.

—Tu lui as montré ta blessure ?

—Ouh là, non ! (Elle secoua la tête comme si je venais juste de lui demander si elle mangeait des enfants au petit déjeuner.) Déjà qu'ils me rangeaient à la lettre « M » comme « monstre », je n'allais pas en plus confirmer leurs soupçons.

— Putain, Par, répétai-je.

—M'en parle pas.

—Alors, qu'est-ce qui te fait croire que c'était un démon ?

— Rien. Ce n'était pas un démon. Ou, du moins, je ne pense pas. C'était autre chose, quelque chose de plus.

—Comment le sais-tu ?

Elle tordit les lanières de cuir à son poignet.

—En grande partie parce que je connais son nom.

Je me figeai quelques instants avant de lui demander :

—Pardon ? Tu peux répéter?

—Tu te souviens de ce que je t'ai raconté à propos de mon accident ? me demanda-t-elle en haussant les sourcils.

— Bien sûr.

Pari était morte à l'âge de six ans dans un accident de voiture. Heureusement, un ambulancier consciencieux l'avait ramenée à la vie. Depuis, elle voyait les auras, y compris celle des défunts. Elle avait appris que si elle voyait une aura particulièrement grisâtre à laquelle aucun corps n'était rattaché, c'était l'âme d'une personne décédée. Un fantôme.

— Quand je suis morte, mon grand-père m'attendait de l'autre côté.

—Je m'en souviens. Heureusement, il t'a renvoyée parmi nous. Je lui dois une corbeille de fruits quand j'irai au paradis.

Elle se pencha et me serra la main dans un rare moment de gratitude. C'était gênant.

—Je ne l'avais vu qu'une seule fois, me confia-t-elle en refermant ses deux mains sur sa bouteille d'eau. La seule chose dont je me souviens, c'est qu'il avait des danois plus hauts que moi. Pourtant, j'ai su sans l'ombre d'un doute qu'il s'agissait de mon grand-père. Quand il m'a dit que ce n'était pas mon heure, que je devais retourner sur Terre, j'ai pensé que je n'avais pas du tout envie de le quitter.

— Ben moi, je suis bien contente qu'il t'ait renvoyée ici à coups de pied aux fesses. Tu aurais été infernale là-haut.

—Tu as sûrement raison, approuva-t-elle en souriant. Mais je ne t'ai pas raconté le plus étrange.

— La plupart des gens trouvent les expériences de mort imminente déjà très étranges.

—C'est vrai, reconnut-elle avec un sourire malicieux.

— Mais ton histoire l'est encore plus ?

— Bien plus. (Elle hésita, prit une profonde inspiration, puis posa les yeux sur moi.) Sur le chemin du retour, tu sais, vers la Terre, j'ai entendu des choses.

Ça, c'était nouveau.

— Quel genre ?

— Des voix. J'ai entendu une conversation.

— Tu as espionné des êtres célestes ? m'exclamai-je, stupéfaite qu'une chose pareille soit possible.

—Je suppose qu'on pourrait dire ça comme ça, même si je ne l'ai pas fait exprès. J'ai entendu toute une conversation en un instant, comme si elle était juste apparue dans ma tête. Pourtant, je savais que je n'étais pas censée l'entendre. Je savais que ces informations étaient dangereuses. J'ai appris le nom d'un être assez puissant pour provoquer la fin du monde.

— La fin du monde ? répondis-je, la gorge nouée.

— Crois-moi, je sais que ça fait bizarre. Ils parlaient de cet être qui s'était échappé de l'enfer et qui était né sur Terre.

Mon pouls s'accéléra d'un rien, juste assez pour me mettre mal à l'aise.

— Ils ont dit qu'il était capable de détruire le monde et de déclencher l'apocalypse s'il le voulait.

Je ne connaissais qu'un seul être qui se soit échappé de l'enfer, un seul qui soit né sur Terre. Je le savais puissant, mais pas au point de provoquer une putain d'apocalypse. En même temps, qui était puissant à ce point-là? J'aurais vraiment dû être plus attentive en cours de catéchisme.

— Donc, la nuit de la séance de spiritisme, dans ma sagesse d'ado, j'ai décidé de l'invoquer.

Je laissai échapper une petite exclamation de stupeur.

— Ben voyons. Parce que c'est exactement ce qu'on veut - invoquer la créature capable de détruire tous les êtres vivants sur Terre.

— Exactement, me dit-elle, sans relever le sarcasme. Je me suis dit que je réussirais peut-être à le convaincre de n'en rien faire. Tu sais, le ramener à la raison.

— Oui, et t'as vu comment ça s'est terminé ? Elle pinça les lèvres.

—J'avais quatorze ans, grosse maline. Je voulus en rire, mais j'avais une boule dans la gorge.

—Alors, pour de vrai ? Cet être va vraiment déclencher l'apocalypse?

—Tu ne m'écoutes pas !

Elle fit la moue avant d'expliquer :

—J'ai dit qu'il était assez puissant pour déclencher l'apocalypse, pas qu'il allait le faire !

Oh, eh bien, c'était une bonne nouvelle. Pas de prophétie de destruction massive.

— Donc, cette nuit-là, pendant la séance, je l'ai invoqué. En l'appelant par son nom.

La chair de poule apparut sur mes jambes et mes bras tant j'anticipais sa révélation — c'était ça, ou alors le Mec-mort-dans-le-coffre m'avait retrouvé. Je regardai autour de moi, juste au cas où.

— Mais, comme je l'ai dit, il n'est pas ce que tu crois, poursuivit-elle. Ce n'est pas un démon.

— Pour une bonne nouvelle, c'est une bonne nouvelle.

— D'après ce que j'ai compris de la conversation, il est bien plus que ça.

Oh, ça, oui.

— Pari, c'est quoi son nom ? demandai-je, de plus en plus impatiente.

—Il n'y a pas moyen que je te le dise, répondit-elle avec un sourire taquin.

— Pari !

— Non, vraiment. (Elle reprit son sérieux.) Je ne le prononce plus à haute voix. Pas depuis ce jour-là. Plus jamais.

—Oh, d'accord. Bon, ben...

Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase. Elle s'empara d'un morceau de papier et griffonna quelque chose dessus.

—Tiens, mais ne le lis pas à haute voix. J'ai l'impression qu'il n'aime pas qu'on l'invoque.

Je pris le papier d'une main un peu trop tremblante à mon goût et laissai échapper un hoquet de stupeur en découvrant le nom. « Rey'aziel ». Rey'az... Reyes. Le fils de Satan.

— Cela veut dire « le magnifique », expliqua Pari tandis que je relisais le nom encore et encore. Je ne sais pas ce qu'il est, poursuivit-elle sans se rendre compte de ma stupeur, mais il a foutu un beau bordel de l'autre côté, si tu vois ce que je veux dire. Le chaos. La révolution. La panique.

Oui, ça ressemblait bien à Reyes. Merde.