Chapitre 13

 

 

 

 

Pas la peine de chercher les ennuis. Ils savent où tu habites.

TEE-SHIRT

Le lendemain matin, je dormis jusqu'à 9 heures, ce qui était compréhensible, puisque je m'étais couchée bien après 5 heures. Mon état mental penchait toujours vers le cotonneux quand je partis en quête de la cafetière.

— Bonjour, monsieur Wong, dis-je d'une voix rocailleuse qui semblait autant manquer de sommeil que moi.

En tendant la main pour attraper la cafetière, je remarquai une note déposée sur M. Café. Il était si romantique. Je pris le temps de déplier la note une première fois.

« Comment appelle-t-on un détective privé qui ne renonce pas ? »

Hum. Plusieurs réponses me vinrent à l'esprit. Agressif. Digne de confiance. Inflexible. Bizarrement, je doutais que ce soit la réponse choisie. Je finis de déplier la note. « Mort. »

Merde. J'aurais dû m'en tenir aux hypothèses monosyllabiques. Le vocabulaire n'est pas le point fort des criminels.

Tout cela était très intéressant, mais j'avais du boulot — tant de vies à détruire et si peu de temps pour le faire - et de nouvelles serrures à acheter. Puisque j'avais approximativement trois minutes à mer après avoir mis la cafetière en route, je décidai d'aller faire pipi. Mais en passant devant ma porte d'entrée, j'entendis quelqu'un frapper. Je m'arrêtai, regardai autour de moi et attendis. Au bout d'un moment, d'autres coups résonnèrent dans mon appartement.

J'avançai jusqu'à la porte sur la pointe des pieds en me jurant que si mon mystérieux intrus était déjà là pour me tuer, j'allais vraiment m'énerver. Je jetai un coup d'œil par le judas. Deux femmes se tenaient dans le couloir, une Bible à la main. Pitié. C'était le déguisement le plus nul qui soit. Il s'agissait probablement d'assassins experts dans leur domaine, venus me coller deux balles dans la tête avant midi.

Mais il n'y avait qu'un seul moyen de le savoir. Je mis la chaîne de sécurité en place et entrouvris ma porte. La plus âgée des deux femmes me sourit et entama aussitôt son discours.

— Bonjour, madame. Avez-vous remarqué les nombreux problèmes de santé qui empoisonnent notre monde en ce moment ?

—Euh...

— Que les maladies se sont répandues aux quatre coins de la terre verte de Dieu ?

— Eh bien...

—Nous sommes ici pour vous dire qu'il n'en sera pas toujours ainsi.

Elle ouvrit sa Bible et la feuilleta, me donnant ainsi l'occasion d'en placer une.

—Alors, vous n'êtes pas venues pour me tuer ?

Elle fronça ses sourcils fins, puis jeta un coup d'œil à son amie avant de répondre :

—Excusez-moi ? Je ne suis pas sûre de comprendre.

—Vous savez, me tuer, m'assassiner, coller un flingue contre ma tempe et...

—Je pense que vous nous confondez avec...

—Attendez, ne partez pas ! (Je refermai la porte pour enlever la chaîne. Quand je rouvris le battant, ces dames reculèrent d'un pas, prudemment.) Vous n'êtes donc pas des assassins ?

Toutes deux secouèrent la tête.

—Vous êtes des témoins de Jéhovah ?

Elles acquiescèrent.

C'était peut-être une bonne chose. Peut-être savaient-elles quelque chose que moi, j'ignorais.

— Parfait. Permettez-moi de vous poser une question, dis-je tandis que la plus jeune, planquée derrière son amie, observait mon accoutrement, composé d'un tee-shirt Blue Oyster Cuit qui conseillait aux gens de ne pas avoir peur de la Faucheuse et d'un boxer en tissu écossais. En tant que témoins de Jéhovah, de quoi avez-vous été témoins, exactement ?

— Ma foi, si vous voulez regarder pas vous-même... (La plus vieille feuilleta de nouveau sa Bible.) En tant que témoins, il est de notre obligation de nous tenir à l'écart des fauteurs de trouble, d'expulser les personnes maléfiques qui sont parmi nous et de...

— D'accord, d'accord, c'est super, l'interrompis-je avec un geste de la main. Mais, ce que j'ai vraiment besoin de savoir, c'est si vous êtes capables de voir des démons ?

Elles échangèrent un regard. Cette fois, ce fut la plus jeune qui prit la parole, en redressant les épaules avec assurance.

—Eh bien, les démons sont simplement des anges déchus qui se sont rangés du côté de Satan, qui gouverne le monde en cette Fin des Temps. Il est de notre responsabilité de demeurer chastes et fidèles...

—Mais en avez-vous déjà vu un ? insistai-je en l'interrompant de nouveau - à ce tarif-là, elles risquaient de ne jamais m'inviter à un office.

—Est-ce que nous avons déjà vu un démon ? répéta la plus âgée d'un air hésitant.

— Oui, vous savez, en personne ? Elles secouèrent la tête.

— Pas physiquement, non. Mais si vous jetez un coup d'oeil à ce passage...

Bon sang, elle y tenait, à cette Bible. Je l'avais lue et je pouvais comprendre son attrait, mais je n'avais pas le temps pour ça. Les trois minutes étaient sans doute déjà écoulées.

—Ne le prenez pas mal, mais ça ne m'est d'aucun secours - et je vous dis ça de la manière la plus respectueuse qui soit.

Je refermai la porte, un peu attristée par la confusion que j'avais vue sur leur visage. J'avais cru que peut-être elles avaient déjà croisé un ou deux démons pendant leurs balades en ville. Si j'étais seule dans cette histoire, si Reyes était vraiment parti, j'allais avoir besoin d'un moyen de détecter les démons. Mais Reyes n'était pas vraiment parti, n'est-ce pas ? C'était impossible.

En me dirigeant vers les toilettes, je songeai que le vieux proverbe disait vrai : il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

 

Une heure plus tard, après avoir traîné mon corps épuisé jusqu'au bureau, je m'arrêtai pour contempler la tenue de Cookie. Elle portait un pull violet avec un foulard rouge autour du cou. J'essayai de ne pas m'inquiéter.

Elle leva les yeux de son ordinateur.

— Bon, j'ai réussi à joindre la sœur de Janelle York. Elle était sur la route du retour, mais elle a eu l'amabilité de répondre à quelques-unes de mes questions.

Cool.

— Et ? demandai-je en me versant une nouvelle tasse de café — parce que jamais deux sans trois.

—Elle m'a dit que Janelle a sombré dans la drogue après le départ de Mimi pour Albuquerque. Ses parents ont cru que c'était à cause de leur dispute, mais quand j'ai parlé d'Hana Insinga, la sœur m'a répondu qu'elle a essayé d'en discuter avec Janelle lorsque Hana a disparu. Janelle, Mimi et Hana étaient dans la même classe. Mais Janelle s'est mise en colère et lui a ordonné de ne plus jamais prononcer le nom d'Hana.

—Waouh, c'est une réponse drôlement agressive à une question aussi innocente.

—C'est ce que je me suis dit. Sinon, tu te rappelles du cousin Harry qui demandait toujours de l'argent à Warren ?

— Ouais ?

— C'est une fausse piste. Il est à Vegas depuis plus d'un mois, il travaille pour un casino de jeux.

— Parce qu'il en existe sans jeux ?

—J'ai également parlé à la femme de notre concessionnaire assassiné, poursuivit Cookie sans relever.

—Tu n'as pas perdu de temps.

— Elle m'a raconté la même histoire que Warren. Son mari a commencé à se replier sur lui-même et à déprimer. Elle m'a dit qu'il s'inquiétait sans cesse et qu'il lui avait dit une chose très étrange.

Je haussai les sourcils d'un air interrogateur. —Il lui a dit que, parfois, nos péchés sont trop grands pour être absous.

— Putain, mais qu'est-ce qu'ils ont fait ? me demandai-je en réfléchissant à voix haute.

Cookie secoua la tête.

—Oh, elle a pensé la même chose que Warren, elle a cru que son mari avait une liaison. Elle a vu de grosses sommes d'argent disparaître de leur compte épargne. Je lui ai affirmé qu'il n'avait pas de liaison.

Je lui lançai un regard taquin.

— Ce n'est pas parce qu'il n'avait pas de liaison avec Mimi qu'il n'en avait pas du tout.

—Je sais, mais cette femme était dans un tel état! Pas besoin de la faire souffrir d'avantage. Je suis persuadée qu'il n'avait pas de liaison. En parlant d'épave, comment vas-tu ? me demanda-t-elle d'un air soucieux.

— Qui parle d'épave ? protestai-je, faussement vexée. Je vais bien, le soleil brille, la Super due tient. Qu'est-ce que je pourrais demander de plus ?

— Dominer le monde ?

— Certes. Tu as parlé à Amber aujourd'hui ? Elle poussa un gros soupir.

— Il semblerait que ma fille va camper avec son père ce week-end.

— C'est cool. C'est amusant, le camping, dis-je en veillant à garder un ton léger.

Je savais que ce projet l'ennuyait, mais je préférais ne pas relever. Quand Amber séjournait chez son père, Cookie tombait dans une espèce de déprime. Celle-ci aurait dû s'envoler dès le vendredi suivant. Mais, à présent, Cookie allait devoir attendre tout le week-end pour pouvoir retrouver le sourire. J'étais désolée pour elle.

—Je suppose, répondit Cookie sans se mouiller. Tu as l'air fatigué.

Je ramassai quelques dossiers sur son bureau.

—Toi aussi.

— Ouais, mais toi, tu as failli être assassinée la nuit dernière.

— « Failli » est le mot le plus important de ta phrase. Je vais faire quelques recherches et ensuite j'irai sans doute parler aux parents de Kyle Kirsch à Taos. Peux-tu les appeler et t'assurer qu'ils seront chez eux ?

— Bien sûr. (Elle commença à feuilleter une liasse de papiers.) Il a survécu, reprit-elle au moment où je tournai les talons pour entrer dans mon bureau. Ton agresseur. Après avoir reçu cinq poches de sang. (Je me figeai, ravalai l'émotion qui menaçait de faire surface et poursuivis ma route vers mon bureau.) Oh, et je t'accompagne à Taos.

J'étais sûre qu'elle voudrait m'accompagner. Juste avant de fermer la porte, je me penchai pour demander :

— Tu ne m'aurais pas laissé un mot, par hasard ? Sur M. Café ?

Elle fronça les sourcils.

—Non, quel genre de mot ?

— Oh, rien.

Je n'imaginais pas Cookie menaçant ma vie, mais je devais encore vérifier si elle n'était pas une veuve noire. Elle trimballait un mec mort dans son coffre, après tout, et on ne pouvait jamais être sûr de rien, de nos jours.

Je m'assis derrière mon bureau. Mes pensées étaient nuageuses avec la possibilité de quelques gouttes de pluie. Il avait survécu. C'était une bonne chose, j'imagine, mais il allait continuer à représenter une menace. Je regrettai presque que Reyes ne se soit pas montré pour lui régler son compte ou tout au moins l'estropier afin qu'il ne puisse plus jamais faire de mal à personne. Une question vieille comme le monde jaillit dans mon esprit en dépit de son inutilité. Pourquoi des monstres comme Caruso survivaient-ils alors que de bonnes gens mouraient tous les jours ?

On frappa doucement à ma porte, ce qui me tira de ma réflexion. Cookie passa la tête dans mon bureau.

—Tu as un visiteur, dit-elle comme si elle était agacée.

— Homme ou femme ?

— Homme. C'est...

— Est-ce qu'il ressemble à un témoin de Jéhovah ? Elle battit des paupières, surprise.

—Euh, non. Pourquoi, on a un problème avec les témoins de Jéhovah, maintenant ?

—Oh non, pas du tout. J'ai fermé ma porte au nez de deux d'entre eux ce matin. Je me suis dit qu'ils risquaient d'envoyer leurs potes à ma poursuite.

Elle secoua la tête.

—C'est ton oncle Bob.

— C'est encore pire. Dis-lui que je suis sortie.

—Et il ne va pas se demander à qui je parle depuis tout à l'heure?

— En plus, intervint l'oncle Bob en passant à côté de Cookie, j'ai entendu ta voix. (Il me lança un regard de reproche.) Tu devrais avoir honte de demander à Cookie de mentir pour toi. Qu'as-tu fait à ces témoins de Jéhovah ?

— Rien. Ce sont eux qui ont commencé. Il s'assit en face de moi.

—J'ai besoin de ta déposition à propos de la nuit dernière.

—Pas de souci, je l'ai déjà rédigée.

— Oh. (Il parut de meilleure humeur en prenant le papier que je lui tendais. Mais il se rembrunit à sa lecture.) «J'ai entendu du bruit. Un méchant m'est tombé dessus avec un couteau. J'ai esquivé et je lai coupé à la gorge. Fin de l'histoire. » (Il poussa un gros soupir.) Il va falloir retravailler ça.

— Mais je ne suis qu'une fille, rétorquai-je avec amertume. Ce n'est pas comme si j'avais résolu des dizaines d'enquêtes pour toi et pour mon père. Ce n'est pas comme si je devais encombrer ma jolie petite tête avec des détails aussi inutiles. Pas vrai ? Il ne faudrait surtout pas que j'apprenne quoi que ce soit!

Il fit jouer sa mâchoire pendant un long moment en calculant sans doute la probabilité de sortir indemne de mon bureau.

— Et si on remettait ça à plus tard ? proposa-t-il en glissant ma déclaration dans un dossier.

—En voilà une bonne idée !

Juste au moment où l'oncle Bob se levait, l'interphone se mit à sonner.

— Oui.

—On a un autre visiteur, annonça Cookie. C'est Garrett. Je ne sais pas s'il est témoin de Jéhovah. Oh, l'autre traître. Parfait.

—Je t'en prie, fais-le entrer.

Lorsqu'ils se croisèrent, Obie dut prévenir Garrett discrètement, car ce dernier haussa les sourcils avec curiosité. Puis il partit se chercher une tasse de kawa et se plia dans la chaise en face de moi. Je tapotai sur mon bureau en attendant l'occasion de lui voler dans les plumes.

Garrett, de son côté, but une longue gorgée, puis demanda:

— Qu'est-ce que j'ai fait ?

— Tu étais au courant, pour le type qui menaçait mon père ?

Il s'agita sur sa chaise, tellement pris en faute que ça n'était même pas drôle.

—Ils t'en ont parlé ?

— Oh, mais non, Swopes, pas du tout. Ils ont préféré attendre que cet enfoiré assomme mon père et le prépare pour un vol spatial avec du chatterton avant d'essayer de me tuer avec un couteau de boucher.

Garrett se leva d'un bond et jura lorsqu'il renversa du café sur lui. Apparemment, personne n'avait pensé à l'appeler.

—Quoi ? fit-il en essuyant son jean. Quand ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

—Je peux t'imprimer ma déposition, si tu veux. Il s'assit de nouveau en me regardant avec méfiance.

— Bien sûr.

J'imprimai ma déclaration, contente de ne pas avoir fait tout ce boulot pour rien. Il prit la feuille de papier et mit si longtemps à lire mes quatre phrases que je me demandai s'il n'était pas dyslexique. Puis, il me regarda de nouveau.

—Waouh, ça fait beaucoup à digérer.

— Ouais, ça m'a fait le même effet, répondis-je d'une voix dégoulinante de sarcasme.

—Tu lui as tranché la gorge ?

Je me penchai vers lui et répondis d'une voix menaçante :

— C'est ce que j'ai tendance à faire quand on me fout en rogne.

Lui aussi fit jouer ses mâchoires pendant un moment.

— Et si je revenais plus tard ?

—En voilà une bonne idée !

Au moment de sortir de mon bureau, il s'arrêta et se retourna vers moi.

— Il faut qu'on interroge la précédente propriétaire de la Taurus de Cookie. Elle sera chez elle en fin d'après-midi. Tu m'accompagnes.

Je desserrai les dents le temps de répondre :

— Ouais.

—Je vais laisser l'adresse à Cookie. Là, tout de suite, j'ai un coup de fil à passer.

En me donnant une minute pout me calmer, je me rendis compte que la colère avait envahi Garrett juste avant son départ. C'était le genre de colère explosive qu'il valait mieux éviter. J'allais devoir attendre pour découvrir qui lui avait gâché la journée.

— M. Kirsch nous attend cet après-midi, m'annonça Cookie depuis son bureau, vu que la porte entre nos deux pièces était ouverte. Sa femme n'est pas en ville, mais il a dit qu'il serait ravi de nous parler de l'affaire Hana Insinga.

Je me levai et marchai jusqu'au seuil de mon bureau.

—Il faut presque trois heures pour s'y rendre. On devrait sans doute partir maintenant.

—Il m'a demandé d'apporter le dossier de l'affaire.

— Bien sûr.

On prit nos affaires et on se mit en route vers l'un des plus beaux endroits de la Terre : Taos, Nouveau-Mexique.

—J'ai donné l'adresse e-mail de Maîtresse Souci à Garrett en lui faisant un petit topo, expliqua Cookie lorsque nous sautâmes dans Misery. Il va lui écrire et essayer de lui faire dire pourquoi elle demande à la Faucheuse de la contacter. Mais, pour l'instant, je peux te raconter des blagues salaces pour te changer les idées.

Je tournai la clé de contact avec un sourire.

—Je vais bien, je suis juste énervée.

—Tu as toutes les raisons de l'être. Je suis énervée et pourtant ce n'est pas moi qui me suis fait attaquer, ni entailler avec un couteau de boucher. Stevie Ray Vaughan ?

On regarda toutes les deux la stéréo tandis qu'un sourire apparaissait lentement sur notre visage.

— Ça devrait être un bon voyage, annonçai-je en montant le son.

Tout voyage commençant par une chanson de Stevie Ray était forcément bon.

La plupart des détectives privés se seraient contentés d'appeler l'ancien shérif du comté de Mora au téléphone plutôt que de faire trois heures de route, mais j'en apprenais plus sur une personne quand je l'avais en face de moi. A la fin de l'entrevue, je saurais sans l'ombre d'un doute si M. Kirsch pensait son fils impliqué dans quelque chose d'illicite. Je n'aurais sans doute pas les détails, mais je serais capable d'affirmer s'il avait ou non pris part à une opération de camouflage.

Cookie travailla durant tout le trajet, rassemblant des informations et passant des appels.

—Vous avez travaillé sept ans pour M. Zapata ? dit-elle dans son téléphone. (M. Zapata était notre concessionnaire assassiné, et elle parlait à l'un de ses employés.) Mm-hm. D'accord, merci beaucoup. (Elle raccrocha et me lança un regard las.) Quand je mourrai, j'espère que, pour moi aussi, les gens ne retiendront que les bonnes choses.

— Encore un témoignage en vue de la sanctification de Zapata ?

— Ouais. Même histoire, autre jour.

—Je ne sais pas ce qu'ils ont fait au lycée, dis-je en tournant à droite dans le quartier de M. Kirsch, mais personne n'en parle, absolument personne. On sait au moins une chose sur ce groupe de gamins.

— Quoi donc? demanda Cookie en prenant des notes sur son portable.

— Ils étaient vraiment très doués pour garder un secret. (Je m'arrêtai dans l'allée de la maison des Kirsch.) Où est sa femme, déjà ?

Cookie rangea son portable et leva les yeux.

—Waouh, jolie baraque. (La plupart des maisons de Taos étaient jolies. C'était un endroit huppé.) Dans le Nord, en visite chez sa mère.

— Tu sais quoi? dis-je en descendant de ma Jeep. Quand cette affaire sera terminée, je propose de la rejoindre. Le nord est une bonne direction.

— On devrait aller dans l'Etat de Washington.

— Bonne idée.

— Ou à New York, reprit Cookie en changeant d'avis. J'adore New York. Je hochai la tête.

—J'aime New York uniquement en tant qu'amie, mais je suis partante.

 

Le père du député Kyle Kirsch donnait l'impression d'avoir été une force de la nature quand il était plus jeune. Grand et maigre, il possédait des muscles encore solides malgré son âge. Il avait des cheveux blonds grisonnants et des yeux perçants d'un bleu céruléen. Retraité ou pas, il demeurait un agent de la force publique jusqu'au bout des ongles. Son attitude, ses manières et toutes ses habitudes inconscientes indiquaient une longue carrière passée à arrêter des criminels avec succès. Il me rappelait mon père, ce qui provoqua en moi une vague de tristesse. J'étais tellement en colère contre lui et en même temps si inquiète. Je décidai, pour le bien de toutes les personnes concernées, de me focaliser sur l'inquiétude. Nous allions avoir une longue discussion, lui et moi. Mais, pour l'instant, il fallait que je sache si M. Kirsch était impliqué dans la disparition d'Hana Insinga.

—Je me souviens de l'affaire comme si c'était hier, nous expliqua M. Kirsch en parcourant le dossier des yeux comme un faucon scrute un repas potentiel. (À mon avis, peu de choses échappaient à son attention.) Toute la ville s'est unie pour la retrouver. Nous avons envoyé des groupes de recherche dans la montagne. Nous avons distribué des affichettes et des bulletins d'information dans toutes les villes à deux cents kilomètres à la ronde. (Il referma le dossier et posa sur moi ses yeux étonnants.) Cette affaire, mesdames, fait partie de celles qui hantent tout bon policier.

Cookie et moi échangeâmes un regard. Elle était assise à côté de moi sur un canapé en cuir, son stylo et son carnet à la main. La maison des Kirsch était décorée dans les tons blanc et noir des vaches Holstein et les teintes fauves subtiles des paysages du Nouveau-Mexique. Le décor était un charmant mélange de country et de sud-ouest américain.

Je sentais la douleur qui pesait sur le cœur de M. Kirsch, même après tout ce temps.

— Le rapport indique que vous avez personnellement interrogé absolument tous les élèves du lycée. Est-ce qu'il en est ressorti quelque chose ? Quelque chose que vous n'auriez pas jugé assez important pour le mettre dans votre rapport ?

Les lèvres serrées au point qu'elles ne formaient plus qu'une mince ligne, il déplia sa silhouette imposante et se rendit jusqu'à une fenêtre donnant sur un petit bassin.

— Beaucoup de choses en sont ressorties, avoua-t’il. Mais j'ai eu beau essayer, je n'ai jamais réussi à comprendre ce que cela signifiait.

— D'après les témoins, dis-je en prenant le dossier et en l'ouvrant sur mes genoux, Hana est peut-être allée à une fête ce soir-là, ou pas. Elle en est peut-être partie seule et de bonne heure, ou pas. Et elle a peut-être rejoint à pied une station-service sur la route en bas de chez elle, ou pas. Il y a tant de témoignages contradictoires qu'il est difficile d'assembler les pièces du puzzle.

— Je sais, répondit-il en se tournant vers moi. Pendant deux ans, j'ai essayé de les assembler, mais plus le temps passait et plus les histoires de chacun devenaient vagues. C'était exaspérant.

Ces situations-là l'étaient toujours. Je décidai de me jeter à l'eau. A ce stade, mon instinct me disait que l'ancien shérif ne couvrait personne, mais je devais en avoir le cœur net.

— Dans votre rapport, vous dites que vous avez interrogé votre fils et qu'il était à cette fête, mais il fait partie des élèves qui prétendent n'avoir jamais vu Hana sur place.

M. Kirsch revint s'asseoir en face de moi en poussant un gros soupir.

—C'est en partie ma faute, je crois. Sa mère et moi étions en vacances ce week-end-là, et nous l'avons pratiquement menacé de mort s'il quittait la maison. Au début, il a affirmé ne pas être allé à cette fête, par peur d'avoir des ennuis. Mais plusieurs gamins m'ont raconté qu'il y était, alors il a finalement avoué. Cependant, c'est tout ce que j'ai pu tirer de lui. Comme plusieurs de ses camarades, il m'envoyait des signaux contradictoires et faisait preuve d'un maniérisme étrange que je ne suis pas arrivé à interpréter.

M. Kirsch disait la vérité. Il n'était pas plus impliqué que moi dans la disparition d'Hana.

— Parfois, les enfants mentent pour masquer d'autres choses qu'ils croient susceptibles de leur valoir des ennuis et qui n'ont rien à voir avec l'affaire en cours. J'ai rencontré plusieurs fois ce cas de figure au cours de mes enquêtes.

— Moi aussi, acquiesça-t-il. Mais les adultes font la même chose, ajouta-t-il en souriant.

—Effectivement. (On se leva pour partir.) Au fait, félicitations pour la candidature de votre fils au Sénat.

Des rayons de fierté iridescents émanèrent de lui. De la chaleur m'enveloppa, et mon coeur sombra juste un tout petit peu. Si j'avais raison, son fils était un assassin. M. Kirsch ne prendrait pas ça bien. Qui le pourrait ?

—Merci, mademoiselle Davidson. Il tient un meeting à Albuquerque demain.

—Vraiment ? fis-je, surprise. Je l'ignorais. Je ne me tiens pas toujours au courant de ces choses-là, même si je devrais.

— Moi si, intervint Cookie en redressant légèrement le menton. (J'essayai de ne pas en rire.) Il va donner un discours sur le campus universitaire.

—Tout à fait, confirma M. Kirsch. Malheureusement, je ne peux pas m'y rendre, mais il a un autre meeting de prévu à Santa Fe dans deux jours. J'espère pouvoir y assister.

Je l'espérais aussi, car cela risquait d'être sa dernière chance de voir son fils briller en public.

 

On mangea un morceau à Taos avant de reprendre la route d'Albuquerque. À l'issue des trois heures de trajet, on se rendit directement à l'adresse indiquée par Garrett. Il était déjà là et attendait un peu plus loin dans la rue dans son pick-up noir. Il en sortit au moment où je me garais derrière lui.

— Comment s'est passé ton coup de fil ? demandai-je en faisant allusion à l'appel qu'il avait brusquement voulu passer en quittant mon bureau ce matin-là.

J'étais curieuse de savoir qui il avait appelé et pourquoi.

— Super. J'ai maintenant un employé en moins.

—Pourquoi ? demandai-je, un peu surprise.

Il m'adressa un sourire malicieux.

—Tu m'as fait promettre de ne pas te suivre. Tu ne m'as jamais dit que je ne devais pas te faire suivre par quelqu'un d'autre.

Je laissai échapper une exclamation.

— Espèce de salopard !

— De rien, répondit-il en faisant le tour de ma Jeep pour aider Cookie à descendre.

Il est vrai qu'il n'était pas des plus faciles de monter ou descendre d'un véhicule comme Misery.

—Merci, lui dit Cookie, étonnée.

—Je t'en prie. (Il nous conduisit vers une petite maison blanche en adobe dont le jardin avait grand besoin d'un coup de débroussailleuse.) Je te fais surveiller par mon équipe vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Ou, du moins, je le croyais, ajouta-t-il en baissant les yeux vers moi qui marchais à côté de lui. Apparemment, celui d'hier soir a éprouvé le besoin d'aller se chercher un casse-croûte tardif sans attendre la relève. Vers 3 heures du matin ?

Je hochai la tête, les dents serrées à cause de la colère.

—Ta vie était en danger, au cas où tu n'aurais pas eu le message.

Il sortit un papier de sa poche arrière.

—J'ai reçu le message cinq sur cinq quand on m'a poignardé en pleine poitrine.

Je jetai un coup d'œil sur le côté. Cookie me soutenait de tout cœur et le prouva en hochant vigoureusement la tête.

Garrett leva les yeux au ciel, ce qui n'était pas très professionnel de sa part.

—Tu n'as pas été poignardée, c'est juste une coupure. Sinon, j'ai eu des nouvelles de ta Maîtresse Souci - d'ailleurs, puisqu'on en parle, sérieux ? « Maîtresse Souci » ?

— Qu'est-ce qu'elle a répondu ? demanda Cookie, enchantée — c'était drôle.

—Eh bien, je lui ai dit que j'étais la Faucheuse, comme tu me l'as conseillé, expliqua Garrett en continuant à s'adresser à Cookie, et elle m'a répondu que si j'étais la Faucheuse, elle, elle était le fils de Satan.

Je trébuchai sur une fissure dans le trottoir. Garrett me rattrapa tandis que je regardai derrière moi en direction d'une Cookie aux yeux écarquillés de stupeur.

—J'ai essayé de lui renvoyer un autre e-mail, ajouta-t-il en me regardant tout à coup avec méfiance, mais elle n'a plus voulu entendre parler de moi.

— Peut-on lui en vouloir ? demandai-je avec une nonchalance feinte.

Bordel, mais qui était cette bonne femme ?

—Cette femme s'appelle Carrie Li-è-dell, dit-il en ayant du mal avec la prononciation.

— Maîtresse Souci ? Comment diable le savait-il ?

— Non, répondit Garrett en fronçant les sourcils. Cette femme-là. (Il désigna la maison.) C'est une institutrice de maternelle.

Oh, oui, c'était vrai. J'inspirai un bon coup, puis jetai un coup d'œil au papier de Garrett et lus le nom Carrie Liedell.

— Ça se prononce Li-dell, dis-je en riant.

—Vraiment ? Comment tu le sais ?

Je m'immobilisai et désignai le papier.

—Tu vois ça ? Le « i-e »? C est un « e » muet.

Il me regarda en fronçant encore plus les sourcils.

— Putain, mais c'est quoi ce charabia ?

Je me remis en marche vers la maison et coulai un regard amusé en direction de Cook. Au même moment, je me rendis compte à quel point le claquement de mes bottes sur le béton était ultra cool.

— Ça veut dire que tu n'as jamais appris à lire correctement.

Cookie déguisa un gloussement en toux tandis que Garrett me rejoignait devant la porte. Il attendit pendant que je frappais. Juste au moment où la poignée tournait, il répliqua à voix basse :

— Et qu'est-ce que tu fais du mot « bien », alors ? Il marquait un point.

— Ou de « miette » ?

Une femme d'une trentaine d'années, dont les cheveux bruns coupés court, en un carré sévère, soulignaient encore plus sa mâchoire déjà carrée, entrouvrit la porte.

— Ou, je sais pas, moi, « ciel » ? Là, il essayait juste de se la jouer.

— Oui ? demanda-t-elle d'un ton méfiant.

Elle pensait sûrement qu'on voulait lui vendre un truc. Un aspirateur. Un abonnement à un magazine. De la religion au mètre. Avant que je puisse répondre, Garrett se pencha pour chuchoter à mon oreille :

— Ou le mot «hier». Eh oui, Charles, je peux faire ça toute la journée.

J'étais tout à fait prête à le battre à mort avec une paire de couverts à salade.

— Bonjour, mademoiselle Liedell ? (Je lui montrai ma carte de détective privé, principalement parce que ça me donnait l'air cool.) Je m'appelle Charlotte Davidson, et voici mes collègues, Cookie Kowalski et Garrett Swopes. On enquête sur un délit de fuite qui a eu lieu il y a trois ans.

Sans savoir ce qui était vraiment arrivé au Mec-mort-dans-le-coffre, je prenais un énorme risque. Si elle avait quelque chose à voir avec son décès, un certain nombre de choses avait pu se produire. Mais puisqu'il était certainement mort dans son coffre, le délit de fuite était le plus probable. J'imagine qu'elle était rentrée tard une nuit et qu'elle ne l'avait tout simplement pas vu. Redoutant d'avoir des ennuis, elle aurait réussi à l'attirer dans son coffre ? C'était mince, mais je n'avais rien d'autre.

Mon coup de bluff paya aussitôt. Je sentis son taux d'adrénaline grimper en flèche et je perçus le puissant aiguillon de la peur. La culpabilité s'abattit sur elle comme un nuage noir, même si son visage ne laissa transparaître qu'un infime soupçon de détresse. Elle écarquilla très légèrement les yeux et pinça les lèvres de façon presque imperceptible. Elle s'était entraînée en vue de ce moment, ce qui faisait d'elle une meurtrière.

Je décidai de pousser encore plus pour l'empêcher de se ressaisir.

— Pourriez-vous nous expliquer ce qui s'est passé, mademoiselle Liedell ? demandai-je d'un ton dur, accusateur.

Gênée, elle referma le col de son chemisier, d'une main. Mais peut-être était-ce dû aussi à la présence glaciale d'un sans-abri mort derrière elle. Une lueur s'alluma dans les yeux verts du type lorsqu'il la regarda. Il venait de la reconnaître. Aucun défunt n'avait encore jamais frappé un vivant devant moi - je ne savais même pas s'ils en étaient capables - mais j'espérais vraiment ne pas avoir à le tacler. Il était baraqué. En plus, comme j'étais la seule à le voir, ça aurait l'air bizarre.

—Je... je ne sais pas du tout de quoi vous parlez.

Remarquant le tremblement révélateur dans sa voix, j'expliquai:

—Vous avez renversé un sans-abri, vous l'avez enfermé dans le coffre de votre Taurus blanche année 2000 et vous avez attendu qu'il meure. Est-ce que ça résume bien les faits ?

Du coin de l'œil, je vis Garrett serrer les dents. En toute franchise, je ne sais pas s'il se faisait du souci à cause de la façon dont je menais l'interrogatoire ou s'il était furieux de ce qu'elle avait fait.

—C'était sur Coal Avenue, annonça le Mec-mort-dans-le-coffre d'une voix grave, claire et vive. (Cela me surprit au début, mais même les fous ont leurs moments de lucidité. Il se tourna vers moi et me cloua sur place de son regard féroce.) Sur un parking. Tu peux le croire, ça ?

—Vous l'avez renversé sur un parking? m'exclamai-je d'une voix que la surprise rendait aiguë.

Garrett s'agita à côté de moi, se demandant sans doute où j'allais avec mes questions. Moi aussi, je me le demandais.

Cette fois, quand elle écarquilla les yeux, elle avait sur le visage un air indéniablement coupable.

—Je... je n'ai jamais renversé personne.

—Elle était bourrée, me dit le type, le visage creusé par les souvenirs. Oui, elle était ivre morte, et elle m'a dit de m'asseoir à l'arrière de sa voiture, que j'allais m'en sortir.

— Vous lui avez dit de s'asseoir à l'arrière de votre voiture, dis-je en lui lançant un regard aussi accusateur que méprisant. Vous aviez bu.

Mlle Liedell regarda autour d'elle comme pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une émission de caméra cachée.

—Je devais avoir une commotion cérébrale. Je n'arrivais pas à me concentrer. J'étais en train de lui parler et puis, d'une seconde à l'autre, je me suis retrouvé en train de mourir dans son coffre. Elle m'a frappé une deuxième fois, mais avec une brique cette fois.

— Qu'est-ce que tu as bien pu lui dire ? demandai-je directement au type sans me soucier de sauvegarder les apparences.

Son regard amer revint se poser sur moi.

—Je lui ai dit que j'étais flic et qu'elle était en état d'arrestation.

— Putain de merde ! m'exclamai-je en pétant un plomb. Tu es sérieux ? Tu étais flic ? Sous couverture ?

Il acquiesça, mais Liedell de son côté hoqueta de stupeur et se couvrit la bouche avec les deux mains.

—Non, je ne savais pas qu'il était flic. Je croyais que c'était un SDF complètement cinglé. II... il était sale. J'ai cru qu'il mentait pour m'extorquer de l'argent. Vous savez comment ils sont. (Elle paniquait. Dans des circonstances normales, ça aurait pu être drôle.) Vous n'êtes pas flics, nous lança-t’elle. Vous ne pouvez rien contre moi.

Juste à ce moment-là, l'oncle Bob arrêta son 4x4 dans un crissement de pneus en face de la maison. Il était suivi de deux voitures de patrouille, tous gyrophares allumés. Ce timing, bien qu'impeccable, me déconcerta.

—Certes, répondis-je, incapable de masquer mon étonnement, mais lui, il peut.

Je désignai Obie, surnommé le Vengeur. Il se dirigeait vers nous comme un homme qui a une mission. Ou des hémorroïdes. Ou les deux.

— Carrie Liedell ? aboya-t-il.

Elle hocha distraitement la tête, sans doute occupée à voir toute sa vie défiler devant ses yeux.

—Vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre de l'agent Zeke Brandt. Avez-vous quoi que ce soit dans vos poches ? demanda-t-il juste avant de la faire pivoter pour la fouiller.

Un policier en uniforme lui lut ses droits tandis que Liedell se mettait à brailler.

—Je ne savais pas qu'il était flic, dit-elle entre deux sanglots. Je croyais qu'il mentait.

Tandis que l'agent en uniforme l'amenait à la voiture de patrouille, Obie se tourna vers moi, visiblement secoué.

—L'agent Brandt a disparu depuis trois ans. Personne ne savait ce qui lui était arrivé. Il enquêtait sur des trafiquants de drogue qui se servaient de sans-abri comme revendeurs.

—Mais toi, comment as-tu su ? demandai-je, toujours aussi stupéfaite.

— Swopes m'a parlé de l'enquête que tu lui as confiée alors qu'il était censé te surveiller.

— Il n'y a donc plus rien de sacré ? dis-je en lançant un regard noir à Garrett.

Celui-ci haussa les épaules.

—Je suppose que tu as réglé ton petit problème ? demanda Obie.

—J'ai un employé en moins, mais je m'en sortirai, répondit Garrett en faisant allusion à la personne qui était censée me surveiller lorsque je m'étais fait agresser.

—Attendez une minute ! protestai-je en levant les mains pour réclamer un temps mort. Comment as-tu su que Carrie Liedell avait tué ton agent ?

L'oncle Bob se rapprocha, ne voulant pas que quelqu'un d'autre l'entende.

— Quand Swopes m'a parlé de ton sans-abri dans le coffre de la Taurus blanche de Cookie, je me suis rappelé qu'au cours de l'enquête sur la disparition de Brandt, on avait récupéré des vidéos de surveillance dans un vidéoclub du coin. On y avait vu ce qui ressemblait à un délit de fuite. Mais le grain de l'image était pourri et ça s'était produit légèrement hors champ, alors on ne pouvait pas déterminer exactement ce qui s'était passé. On a ressorti la vidéo, on s'est dit que c'était sûrement notre agent qui venait juste de nous appeler ce soir-la depuis ce même vidéoclub, et on a fait agrandir l'image pour lire la plaque d'immatriculation de cette femme.

Obie donna une ferme poignée de main à Garrett.

—Bon boulot. Vous aussi, ajouta-t-il en serrant cette fois la main de Cookie. Désolé pour la voiture, on ne la gardera pas longtemps.

Elle se contenta de le regarder, toujours en mode « muette de stupeur ». Obie se tourna alors vers moi.

— On est de nouveau amis ?

— Non, même si tu étais le dernier héros flic affligé d'hémorroïdes sur Terre.

—Je n'ai pas d'hémorroïdes, gloussa-t-il. (Puis cet abruti se pencha pour m'embrasser sur la joue quand même.) Ce type comptait beaucoup pour moi, ma chérie, me chuchota-t-il à l'oreille. Alors, merci.

L'oncle Bob retourna à son 4x4 tandis que Cookie restait scotchée sur place, la bouche grande ouverte.

— C'est bien vrai, tout ça ? Parce que je ne m'attendais pas du tout à ça. Moi qui croyais que les instits de maternelle étaient gentilles !

— Si on reste assez longtemps dans cette branche, Cook, je crois qu'on découvrira que chaque profession a ses mauvais élèves. (Je souris et lui donnai un coup de coude.) Tu saisis ? Instits, élèves ?

Elle me tapota l'épaule sans même daigner me regarder et repartit vers Misery.

—Je t'en dois une, tu sais, lui lançai-je. (Je me tournai ensuite vers le Mec-mort-dans-le-coffre, enfin, l'agent Brandt.) Alors, comme ça, t'es pas cinglé ?

Un sourire aussi malicieux qu'un péché du dimanche apparut sur son visage, qui devint beau, tout à coup. D'accord, il avait toujours les cheveux poisseux et toute cette saleté, mais ses yeux étaient à tomber.

— Et dans la douche? demandai-je, presque effrayée. Son sourire s'élargit. J'étais partagée entre la rage et l'admiration. Jamais encore un mec mort ne m'avait dupée à ce point-là.

— Tu peux passer à travers moi, lui dis-je, gentille malgré tout.

—Je peux ? (C'était un sarcasme. Il le savait déjà. Il fit un pas vers moi.) Je peux t'embrasser d'abord ?

—Non.

En riant doucement, il me prit par la taille, m'attira contre -lui et baissa la tête vers moi. J'inhalai doucement au moment où ses lèvres touchèrent les miennes. Puis, il s'évapora.

Quand les gens passaient à travers moi, je percevais leur chaleur, j'avais accès à leurs plus chers souvenirs et je sentais leur aura. Quand il eut disparu, je soulevai le col de mon pull pour sentir encore son odeur, un mélange de barbe à papa et de bois de santal. J'inspirai profondément en espérant ne jamais l'oublier. Quand il avait douze ans, il avait risqué sa vie pour sauver un garçon de son quartier attaqué par un chien. Il y avait gagné vingt-sept points de suture. Le fait que ni lui ni le garçon n'étaient morts ce soir-là relevait quasiment du miracle. Mais c'était ce qu'il avait toujours eu envie de faire : aider les gens. Sauver le monde. Puis, une instit de maternelle ivre, nommée Carrie Liedell, nous avait privés de l'un des gentils.

Après ça, il s'était perdu. Pendant trois ans, il avait oublié qui il était, ce qu'il avait voulu devenir. Jusqu'à ce que Cookie ouvre ce coffre et que ma lumière l'aveugle, il était resté plongé dans la confusion et dans le noir. D'une manière ou d'une autre, d'après ses souvenirs, ma lumière l'avait ramené. Peut-être que le métier de faucheuse impliquait plus que ce que les mythes m'avaient porté à croire. Cookie avait vraiment mérité une margarita.

—Tu embrasses souvent les morts ? demanda Garrett.

J'avais oublié qu'il était encore là.

—Je ne l'ai pas embrassé, répondis-je, sur la défensive. Il est passé dans l'au-delà à travers moi.

— Ouais, c'est ça. (Il me donna un coup d'épaule en passant devant moi.) Rappelle-moi de passer à travers toi quand je mourrai.