Chapitre 6

 

 

 

 

N'ayez pas peur de courir partout en public en fredonnant l'air de Mission : Impossible.

TEE-SHIRT

Je garai ma Jeep Wrangler rouge cerise, baptisée « Misery », à un demi-pâté de maisons de ma destination, puis je repassai en mode Mission : Impossible pour traverser, le dos courbé, le dangereux domaine coincé en plein dans les quartiers malfamés d'Albuquerque. Les gangs proliféraient autour de l'asile. Quant à ce dernier, laissé à l'abandon par le gouvernement dans les années 1950, il appartenait désormais à un gang de motards appelés les Bandits, qui avaient pignon sur rue. Dans l'ensemble, ils étaient plutôt de la vieille école, leurs couleurs primaires reflétant leur loyauté envers Dieu et la patrie.

Je balayai les lieux du regard en faisant particulièrement attention au logement principal des Bandits derrière l'asile, véritable lieu de perdition rempli de rottweilers - les Bandits les aimaient vraiment, ces bestioles. Puis j'escaladai le grillage le plus vite possible - pas très vite, donc. Depuis des années, j'entrais par effraction sur le territoire des Bandits, mais je n'avais que rarement croisé les rottweilers en patrouille. D'ordinaire le gang les gardait à l'intérieur pendant la journée. Priant pour que ma chance continue, mais gardant l'œil ouvert avec méfiance, j'escaladai le grillage en glissant et donnant des coups de griffes et je fis la grimace chaque fois que le métal s'enfonçait dans mes doigts. Les mecs donnaient l'impression que c'était vachement facile de faire ça. Moi, la seule chose que j'aimais escalader de façon assez régulière, c'étaient justement ces mêmes mecs.

Je me laissai tomber de l'autre côté et fus obligée de faire une pause, en partie pour m'apitoyer sur mon sort et en partie pour faire l'inventaire de mes doigts douloureux. Heureusement, ils étaient tous là. Perdre un doigt en escaladant un grillage, ça devait craindre un max.

Je jetai un autre rapide coup d'œil en direction de la maison, puis courus vers la fenêtre de la cave que j'utilisais pour entrer illégalement dans cet asile depuis l'époque du lycée. Les asiles abandonnés avaient toujours exercé une fascination particulière sur moi. Je les visitais régulièrement - toujours par effraction - depuis que j'avais accidentellement découvert cet endroit, un soir, quand j'avais quinze ans. J'avais fait la connaissance de Rocket Man cette nuit-là, véritable relique d'un film de science-fiction des années 1950, quand les vaisseaux spatiaux semblaient fonctionner à vapeur et que les aliens étaient aussi indésirables que les communistes. J'avais appris que Rocket était une espèce de savant dans la mesure où il connaissait le nom de toutes les personnes mortes depuis l'aube des temps : des millions et des millions de noms étaient inscrits dans son esprit resté à jamais enfantin. Et ce don tombait vraiment à pic, par moments.

Je me faufilai à plat ventre par la fenêtre, puis me laissai tomber en tournant sur moi-même avant d'atterrir sur le sol en ciment de la cave. Les doigts dans le nez.

Les fois où j'avais tenté cette même manœuvre et atterri sur les fesses avec de la poussière et des toiles d'araignée dans les cheveux ne comptaient pas, bien entendu. Je me retournai pour verrouiller la fenêtre de l'intérieur. Ma priorité, quand je rendais visite à Rocket, c'était toujours d'éviter les mâchoires des rottweilers.

—Miss Charlotte !

Pour la énième fois ce jour-là, je sursautai et m'entaillai le doigt sur la poignée de la fenêtre. Dire que la journée était loin d'être finie ! Quelqu'un avait apparemment décrété que c'était la journée du « Foutons une sacrée trouille à Charley». Si j'avais su, j'aurais commandé un gâteau.

Je fis volte-face et me retrouvai nez à nez avec un Rocket Man tout sourires. Il me souleva dans ses bras, et j'eus droit à une étreinte douce et chaleureuse en dépit de la température glaciale de mon agresseur. Mon haleine se transforma en buée lorsque je me mis à rire.

—Miss Charlotte, répéta-t’il.

Il me reposa par terre, les yeux brillants d'une lueur de joie.

—Miss Charlotte, vous êtes revenue.

—Je t'avais dit que je reviendrais, pouffai-je.

— D'accord, mais vous devez partir, maintenant.

Il me prit par la taille et essaya de me faire passer par la fenêtre de la cave, celle-là même que je venais de fermer.

— Rocket, attends, dis-je en plantant fermement mes pieds de chaque côté du cadre de la vitre. (Je me sentais vaguement ridicule, comme ça, et tout à fait prête pour un examen pelvien. J'avais déjà été virée de plusieurs asiles, mais jamais par Rocket.) Je viens juste d'arriver, protestai-je en poussant sur mes pieds.

Mais, bordel de merde, Rocket était fort.

—Miss Charlotte doit s'en aller, répéta-t’il sans donner l'impression de fournir le moindre effort. Je grognai sous son poids.

—Miss Charlotte ne doit pas s'en aller, Rocket, promis.

Il refusa de céder et me poussa de plus en plus près de la fenêtre, si bien que je perdis prise. Ma jambe droite glissa, et je me retrouvai plaquée contre la minuscule fenêtre.

Ce fut à ce moment-là que j'entendis un craquement, le bruit glaçant du verre qui se fendille. Merde. Si j'avais besoin de points de suture, Rocket allait me le payer. Enfin, pas littéralement, mais...

Je faisais de mon mieux pour me tortiller et m'éloigner de la vitre vieille de plusieurs décennies lorsque Rocket disparut brusquement. Aussitôt, je m'effondrai sur le sol en ciment où j'atterris principalement sur mon épaule gauche et aussi un peu sur ma tête. La douleur jaillit et se répandit tel du napalm dans mes terminaisons nerveuses. Puis, je me rendis compte que je n'arrivais plus à respirer. Je détestais quand ça se produisait.

Rocket réapparut, me souleva et me remit debout.

—Vous allez bien, Miss Charlotte ?

Maintenant, il avait l'air inquiet. De mon côté, je ne pouvais que m'éventer le visage en essayant d'amener de l'air jusqu'à mes poumons en feu. La chute m'avait coupé le souffle. Le fait que je n'allais pas en mourir ne réussissait pas à atténuer la panique qui s'emparait de moi.

Comme je ne répondais pas, Rocket me secoua, attendit un petit peu, puis me secoua de nouveau, pour être sûr. Je vis le monde devenir flou, puis net, puis flou encore, et je me demandai si le choc reçu à la tête n'avait pas déclenché un AVC.

J'avalais de toutes petites rations d'air, pas assez grosses pour remplir le néant que je devais à une suffocation imminente.

—Miss Charlotte, reprit Rocket, pourquoi avez-vous fait ça ?

— Quoi ? Moi ? fis-je, me contentant de réponses monosyllabiques.

Je passerais aux mots plus longs dans quelques instants, quand j'aurais récupéré.

— Pourquoi êtes-vous tombée ?

—Je n'en ai vraiment aucune idée. Malheureusement, le sarcasme ne passait pas bien dans le langage de Rocket.

— De nouveaux noms. J'ai de nouveaux noms, m'annonça-t-il en m'entraînant en haut de l'escalier.

Il tapota les murs croulants comme s'ils étaient faits d'un précieux métal. C'était ça, son boulot, à Rocket : graver tous les noms des trépassés, les uns après les autres. L'asile était immense, mais je savais que mon ami finirait par couvrir tous les murs recouverts de béton et manquer de place. Vu sa vétusté, je me demandais si le bâtiment allait tomber, s'il allait redevenir poussière comme les gens que la main de Rocket avait immortalisés. Dans ce cas-là, comment réagirait-il ? Où irait-il ? Je l'aurais bien invité chez moi, mais je ne savais pas comment M. Wong réagirait face à un gamin géant avec un penchant pour les graffitis.

—Je croyais que je devais partir, commentai-je lorsque mes poumons se détendirent enfin.

Rocket s'arrêta sur la marche du haut et leva les yeux d'un air songeur.

— Non, vous n'avez plus besoin de vous en aller, maintenant. Veillez juste à ne pas enfreindre le règlement.

J'essayai de ne pas rire. Il était tellement à cheval sur le règlement, même si je ne le connaissais pas. Malgré tout, je ne pus m'empêcher de me demander à quoi rimait cette tentative de me faire passer par la fenêtre. Il n'avait jamais essayé de me virer, jusque-là.

— Rocket, il faut que je te parle, dis-je en le suivant.

Il tapota le mur sur sa droite tandis que nous traversions le bâtiment qui tombait en ruine.

—J'ai de nouveaux noms. Ils ne devraient pas être ici. Non, m'dame.

—Je sais, mon chou, et je vais m'en occuper, mais j'ai une question à te poser.

J'étais sur le point de l'attraper par sa chemise pour l'obliger à ralentir, mais il disparut de nouveau. Je dus fournir un gros effort pour ne pas me prendre la tête à deux mains en signe de frustration. Rocket donnait un tout nouveau sens aux termes troubles de l'attention et hyperactivité.

— Miss Charlotte, l'entendis-je appeler plus loin dans le même couloir. Il faut suivre, un peu.

Je me dirigeai vers sa voix en espérant que les vieux planchers croulants tiendraient bon. Je regrettais de ne pas avoir apporté une lampe torche.

—J'arrive. Reste où tu es.

— Tous ceux-là, me dit-il quand je le rejoignis. Tous ceux-là. Ils ne devraient pas être là. Ils doivent suivre le règlement, comme tout le monde.

Rocket savait que c'était mon boulot d'aider ces âmes à passer de l'autre côté. Je regardais le mur en question. Des centaines de noms originaires de dizaines de pays s'y trouvaient inscrits. Cela ne cessait jamais de me surprendre. Comment Rocket savait-il tout ça ?

Je décidai de le tester pour voir ce qui allait se déverser de lui à la mention du nom céleste - faute d'un meilleur terme - de Reyes. Mais, d'abord, j'allais l'interroger à propos de Mimi Jacobs. Il fallait que je sache si elle était encore en vie.

— D'accord, mais j'ai quelques noms pour toi, moi aussi.

Rocket se tourna vers moi. Rien sur Terre ne retenait son attention plus vite qu'un nom. Ses yeux se mirent à briller d'impatience, une lueur presque vorace.

Je me rapprochai de lui, ne voulant pas le perdre si jamais il décidait de se lancer dans une de ses quêtes à travers les salles hantées de l'asile.

—Mimi Anne Jacobs. Nom de jeune fille : Marshal.

Rocket baissa la tête et se mit à battre très vite des paupières, comme s'il était un moteur de recherche fouillant les recoins de son propre esprit pour dénicher l'info. Puis, il s'arrêta.

—Non. Ce n'est pas encore son heure.

Le soulagement m'envahit, et je m'armai de courage en vue de prononcer l'autre nom. Je savais qu'il était inutile de demander quoi que ce soit d'autre à Rocket à propos de Mimi, même si j'étais certaine qu'il en savait davantage. À présent, c'était au tour de Reyes. Par mesure de sécurité, je posai la main sur le bras de mon ami.

—Rocket, que sais-tu à propos de Rey'aziel ?

Il pinça les lèvres et resta immobile le temps d'un battement de cœur, puis deux. Ensuite, il se pencha vers moi.

—Cette créature ne devrait pas être ici, Miss Charlotte, répondit-il tout bas.

Rocket avait déjà dit ça quand je l'avais interrogé à propos de Reyes Farrow. Visiblement, il savait qu'il s'agissait d'une seule et même personne.

— Pourquoi ? lui demandai-je en lui serrant le bras pour le rassurer.

Son visage se transforma.

—Miss Charlotte, je vous l'ai dit, protesta-t-il avec un air de reproche qui ressemblait plus à une moue boudeuse. Il n'aurait jamais dû devenir un enfant nommé Reyes. Il est Rey'aziel. Il n'aurait jamais dû naître.

Celle-là aussi, je l'avais déjà entendue.

— Rocket, est-ce que son corps physique est toujours vivant ?

Il se mordilla la lèvre d'un air songeur avant de répondre.

— Le garçon Reyes est toujours là, mais il a violé le règlement, Miss Charlotte. On ne doit pas violer le règlement, affirma-t’il en agitant l'index.

Une fois encore, je respirai un peu plus librement. J'étais terrifiée à l'idée que le corps de Reyes meure avant que je puisse le retrouver. L'idée de le perdre me pétrifiait.

—Les Martiens ne peuvent pas devenir humains juste parce qu'ils veulent boire notre eau, poursuivit-il.

—Alors, Rey'aziel veut notre eau ?

J'essayais vraiment de comprendre cette métaphore, mais ce n'était pas simple. Rien chez Rocket n'était simple.

Son regard d'enfant se fixa sur le mien. Il me dévisagea un long moment avant de répondre.

— Oui, il la veut toujours, répondit-il en effleurant ma joue de ses doigts. Il la désire plus que l'air.

Je pris une toute petite inspiration. Rocket avait rarement l'air aussi lucide, aussi rationnel - et aussi poétique.

— Reyes m'a dit un jour qu'il était né pour moi, pour être avec moi. Est-ce cela qui te fait peur, Rocket ? Aurais-tu peur pour moi ?

—C'est Rey'aziel, miss Charlotte. Bien sûr que j'ai peur pour vous. J'ai peur pour tout le monde.

Oh. Ça n'était sans doute pas bon du tout. Je redressai les épaules et posai carrément la question.

— Rocket, sais-tu où se trouve son corps ?

Il secoua la tête en faisant « tsss » avec sa langue.

— Il ne peut pas violer le règlement.

— Quel règlement, Rocket ?

Peut-être que les indices se trouvaient dans le règlement que Reyes avait apparemment transgressé. C'était tiré par les cheveux, mais sans l'aide d'Ange, je n'avais rien.

— On ne doit pas jouer à cache-cache dans la maison.

— Quelle maison ? demandai-je, un peu surprise par cette réponse.

Reyes cachait son corps. Etait-ce là le jeu de cache-cache auquel Rocket faisait allusion ?

Il se figea et baissa les yeux comme s'il sentait quelque chose. Sans prévenir, il plaqua sa main sur ma bouche et me poussa brutalement contre le mur. Puis, il se pencha contre moi, jeta un coup d'oeil aux alentours et écarquilla les yeux d'un air effrayé.

— Chut, murmura-t-il. La créature est là.

Au même moment, je sentis sa présence. La température augmenta et la pièce se chargea en électricité statique, comme si un orage couvait entre ses murs. Une noirceur explosa derrière nous, tourbillonnant comme des nuages couleur d'obsidienne au beau milieu d'Armageddon. Quand Reyes se matérialisa, il resta drapé dans sa robe, le visage invisible dans l'ombre de sa capuche.

Oh, ouais. Il était en rogne.

Je repoussai la main de Rocket et m'avançai vers « la créature ».

— Reyes, attends...

Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase, car j'entendis le chant du métal glissant hors du fourreau. Je retins mon souffle en comprenant qu'il allait se servir de son arme contre Rocket.

— Reyes, non ! m'écriai-je en me jetant devant Rocket.

Mais la lame s'abattait déjà. Elle fendit l'air et s'immobilisa à un doigt environ à l'intérieur de ma cage thoracique, du côté gauche. La douleur cuisante fut instantanée, mais je savais qu'il n'y aurait pas de sang. Reyes tuait avec l'adresse d'un chirurgien, mais de l'intérieur vers l'extérieur. Il n'y avait jamais de signe de trauma externe, ni la preuve d'un meurtre, juste une coupure si propre, si nette, qu'elle décontenançait même les meilleurs médecins du pays — ou les légistes, selon l'issue de la blessure.

Le temps parut se figer tandis que je contemplai la lame, ses bords tranchants et ses angles menaçants. Elle flottait, parallèle au sol, enfoncée de deux centimètres à l'intérieur de mon corps, et brillait d'une lumière aveuglante.

D'un coup sec, Reyes retira sa lame et la rangea dans sa robe tandis que je basculais maladroitement vers le mur au son des battements précipités de mon cœur. Reyes repoussa sa capuche, les sourcils haussés sous l'effet de l'inquiétude, et se pencha vers moi comme pour me rattraper. Je le repoussai et fis volte-face, mais Rocket avait disparu. Puis, je me tournai vers Reyes. Ma colère face à tant de stupidité atteignait un niveau sans précédent.

—Tu sembles vraiment très décidé à faire du mal aux gens, ces temps-ci.

Cette découverte me faisait douter de tout ce que je croyais à propos de lui. J'avais fini par croire qu'il était gentil, noble et, d'accord, dangereux, mais d'une bonne façon.

— « Ces temps-ci » ? répéta-t’il, incrédule. Pour toi, je fais du mal aux gens depuis un paquet d'années, Dutch.

Certes. Il m'avait sauvé la vie plus d'une fois. Plus d'une fois, il avait blessé des gens qui allaient me faire du mal. Mais, à chaque fois, il s'agissait d'individus coupables d'actes très graves.

—Tu ne peux pas te balader comme ça en blessant et en tuant les gens juste parce que tu en as envie. Je sais que ton père ne t'a pas enseigné...

Dans un grondement, il fit disparaître sa robe et me tourna le dos. La chaleur de sa colère faisait penser à un incendie qui faisait rage.

—Peut-on savoir à quel père tu fais allusion, exactement ? demanda-t-il d'un ton calme, blessé que je puisse mentionner l'un ou l'autre.

Il avait été un général de l'enfer. Il avait mené les armées de son père à la bataille et subi en conséquence des souffrances inimaginables. Puis il s'était échappé et il était né sur Terre — pour moi. Mais la vie qu'il avait planifiée, où lui et moi aurions dû grandir, aller à l'école et à la fac et avoir des enfants ensemble, n'était devenue que les vestiges d'un rêve lorsqu'il avait été kidnappé tout petit et vendu à un monstre appelé Earl Walker, l'homme pour le meurtre duquel on l'avait envoyé en prison. La vie qu'il avait vécue sur Terre et les abus qu'il avait subis étaient la définition même du tragique.

Je me rapprochai de lui.

—Je suis désolée. Je n'avais pas l'intention de mentionner l'un ou l'autre.

Il me regarda par-dessus l'une de ses larges épaules, ses muscles ondulant sous le poids des souvenirs.

—Tu dois arrêter tes recherches.

—Non, répondis-je dans un murmure.

Il esquissa un sourire froid, juste une seconde avant de me tourner le dos de nouveau.

— Mon corps mourra bientôt. Il ne pourra pas en supporter beaucoup plus.

Mon cœur se serra sous l'effet d'une douleur vive.

— Ils te torturent ? demandai-je d'une voix étranglée.

Reyes, occupé à examiner le travail de Rocket, leva la main et fit courir ses doigts sur un nom, ce qui fit ondoyer les lignes fluides de son tatouage.

—Sans pitié.

Mes yeux me piquèrent, et des larmes perlèrent sous mes paupières.

Aussitôt, il se retrouva devant moi.

—Non, me dit-il d'une voix sèche et menaçante. Ne me prends surtout pas en pitié.

Je reculai en titubant contre le mur. Il me suivit. J'aimais mieux ça. C'était plus facile d'être en colère contre lui quand il se comportait comme un con. Mais je ne m'attendais pas à son geste. Tout en faisant semblant de me peloter et de me séduire, il vérifiait, en réalité, la blessure qu'il venait juste de m'infliger. Sa main m'apaisait, sa caresse me guérissait.

—Pourquoi as-tu fait du mal à Pari ? demandai-je, encore stupéfaite qu'il puisse être si doux et pourtant attaquer si facilement les gens.

Il recula.

—Je n'ai jamais fait de mal à ton amie. Je ne sais même pas qui c'est.

Surprise, je battis des paupières.

— Mais, elle t'a invoqué.

— C'est elle qui te l'a dit ?

— Oui. Elle m'a dit qu'elle t'avait invoqué, Rey'aziel, au cours d'une séance de spiritisme.

Il ricana.

—Alors, ton amie croit qu'on peut m'invoquer comme on appelle un chien ?

—Non, ce n'est pas ça du tout.

— Un groupe d'ados idiotes jouant à se faire peur avec une légende urbaine ne peut pas m'invoquer. Une seule personne au monde peut le faire, expliqua-t-il en me regardant d'un air entendu.

Parlait-il de moi ? Pouvais-je l'invoquer ?

—Alors, ce n'était pas toi ? Il se contenta de secouer la tête.

— Donc, tu ne lui as pas fait du mal ?

Il me dévisagea pendant un long moment.

—Tu sais ce qui m'interpelle ?

Je flairai un piège.

— Quoi donc ?

—Le fait que tu me croies sincèrement capable de blesser des innocents sans raison.

— Ce n'est pas le cas ? dis-je d'une voix radoucie par l'espoir.

— Oh, non, j'en suis plus que capable. Je ne savais pas que toi aussi, tu le savais, c'est tout.

D'accord, il était amer. Pigé.

—Allais-tu tuer Rocket ? Est-ce seulement possible ?

— Il est déjà mort, Dutch.

—Alors...

—J'allais juste l'envoyer se cacher loin d'ici en tremblant de peur pendant quelque temps. Il est doué pour ça.

— Donc, tu es cruel, en plus du reste, répondis-je du tac au tac.

Il glissa ses longs doigts autour de mon cou, m'entourant de sa chaleur brûlante, et releva mon menton avec ses pouces.

—J'étais un général de l'enfer. Qu'est-ce que tu crois ?

—Je crois que tu fais vraiment de gros efforts pour me montrer à quel point tu es mauvais.

—J'ai passé des siècles en enfer, me dit-il en souriant. Je suis ce que je suis. Si j'étais toi, j'enlèverais mes lunettes teintées de rose et je réfléchirais à ce que j'essaie de sauver. Laisse mon corps mourir.

— Pourquoi ne pas le tuer toi-même, dans ce cas ? demandai-je avec impatience. Pourquoi ne pas en finir ? Pourquoi les laisser te torturer ?

—Je ne peux pas, répondit-il en laissant retomber sa main.

Je me figeai, toute ouïe. Il serra les dents d'un air frustré.

—Ils gardent mon corps. Ils ne me laissent pas l'approcher.

— Les démons ? Combien sont-ils ?

—Trop nombreux, même pour toi.

— Oh, alors, ils sont deux ?

Je ne pouvais m'imaginer affrontant ne serait-ce qu'un démon.

— S'ils réussissent à me renvoyer en enfer, tu devras découvrir de quoi tu es capable, Dutch, et vite.

— Pourquoi ne pas me le dire, tout simplement ? Il secoua la tête. Le contraire m'aurait étonnée.

— Ce serait comme dire à un oisillon qu'il sait voler avant qu'il soit prêt à quitter le nid. D'abord, il doit comprendre, à un niveau viscéral, qu'il en est capable. C'est l'instinct. Si je retourne en enfer, si on m'y envoie quand mon corps mourra, tu seras seule. Et oui, ils finiront par te retrouver.

Ouais ben, merdum.

 

Rocket avait disparu, et il était impossible de dire quand il reviendrait. Une fois, j'étais restée deux mois sans le voir, et l'incident de l'époque n'avait rien à voir avec Reyes. Impossible de dire combien de temps il se cacherait cette fois-ci.

Je retournai auprès de Misery, mes lèvres encore brûlantes du baiser incendiaire que Reyes m'avait donné avant de disparaître à son tour. Je montai dans la voiture et appelai des renforts, puis je vérifiai où en était Cookie.

—Je n'ai encore rien trouvé, répondit-elle en me mettant au courant de ce qu'elle avait trouvé - ou n'avait pas trouvé, justement.

— Ce n'est pas grave, continue à chercher. Après, j'irai voir Warren. Appelle-moi si tu découvres un truc intéressant.

— Pas de souci.

Taft, un officier de police qui travaillait avec mon oncle, arrêta sa voiture de patrouille derrière mon véhicule au moment où je rangeai mon téléphone. Deux gamins du quartier se mirent à glousser en pensant que j'avais des ennuis. Les gamins du coin considéraient rarement les flics comme un élément positif. Difficile d'oublier l'image d'hommes en uniforme emmenant votre mère ou votre père en plein milieu de la nuit pour querelle domestique.

Je sortis de ma voiture au moment où Taft ajustait sa casquette et se dirigeait vers moi en balayant le voisinage du regard à la recherche de signes d'une agression. Il portait un uniforme noir froissé et une coupe militaire, mais ce n'était pas lui que j'avais besoin de voir.

— Salut, Taft, dis-je en me débarrassant des politesses avant de regarder la petite fille défunte qui le talonnait, également connue sous le nom de l'Enfant démoniaque. Salut, mon chou.

— Salut, Charley, me dit-elle d'une voix douce et mignonne, comme si elle n'était pas maléfique.

Un peu comme le Diable en personne, l'Enfant démoniaque avait beaucoup de noms. Enfant démoniaque, pour commencer, ainsi que Progéniture de Satan, Bâtarde de Lucifer ou, mon préféré, Charlotte aux Fraises. C'était la petite sœur de Taft, décédée quand ils étaient encore très jeunes tous les deux. Taft avait essayé de la sauver de la noyade et avait passé une semaine à l'hôpital avec une pneumonie pour prix de ses efforts. Depuis, elle ne l'avait jamais quitté. Jusqu'à ce qu'elle me découvre — et qu'elle essaie de m'arracher les yeux sans raison.

Lors de notre première rencontre, elle était assise à l'arrière de la voiture de patrouille de Taft qui me ramenait d'une scène de crime. Quand Charlotte aux Fraises avait cru que j'en pinçais pour son frère, elle m'avait traité de salope et essayé de m'énucléer. Ça m'avait marquée.

Ses longs cheveux blonds tombant en désordre autour de son visage, elle regarda derrière elle, repéra l'asile qui tombait en ruine et croisa ses petits bras d'un air de dégoût.

— Qu'est-ce qu'on fait ici ?

—Je me demandais si tu pourrais me rendre un service. Elle se tourna de nouveau vers moi et fronça les sourcils en réfléchissant à ma demande.

— D'accord, mais tu dois m'en rendre un aussi.

—Ah ouais ? fîs-je en m'appuyant contre Misery. De quoi as-tu besoin ?

—David voit quelqu'un en ce moment.

— Oh, ronronnai-je en faisant semblant de compatir. Qui est David ?

Elle leva les yeux au ciel comme seule une fillette de neuf ans en était capable.

— Mon frère ! David Taft ! dit-elle en le désignant du pouce.

— Oh, ce David-là ! m'exclamai-je en pouffant.

— Qu'est-ce qu'elle dit ? me demanda-t-il. Je l'ignorai. Charlotte aux Fraises aussi.

—Elle est laide, elle met trop de rouge à lèvres, et ses fringues sont trop serrées.

—Alors, c'est une pute ?

Je lançai un regard de reproche à Taft, qui écarta les mains.

— Quoi ?

— De luxe, répondit Charlotte aux Fraises, confirmant mes soupçons. (Puis elle montra son frère du doigt.) Il faut que tu lui parles, Charley. Cette pute est restée toute la nuit. Sérieux.

Je pinçai les lèvres et mis les poings sur les hanches en espérant que je ne faisais pas d'hémorragie interne à cause du poignard de Reyes. Je détestais les hémorragies internes. Quitte à saigner, je préférais en voir la preuve et savourer le côté héroïque de la chose.

—Tu peux être sûre que je vais lui en toucher deux mots.

Je lançai un regard déçu à Taft, ce qui me valut en retour un regard agacé. Après quoi, j'expliquai à la petite pourquoi j'avais besoin d'elle :

— Pendant qu'on discute, ton frère et moi, tu veux bien entrer dans ce bâtiment à la recherche d'une petite fille ?

Taft et Charlotte aux Fraises se tournèrent tous les deux vers l'asile d'un air sceptique.

— Ce bâtiment a l'air effrayant, dit-elle.

— Ce n'est pas effrayant du tout, mentis-je — comme une arracheuse de dents.

Qu'y avait-il de plus flippant qu'un asile mental à l'abandon où, d'après la légende, les docteurs réalisaient des expériences sur les patients, rien que ça?

— Il y a un gentil monsieur du nom de Rocket qui vit là-dedans avec sa petite sœur. Elle est encore plus jeune que toi.

Je n'avais jamais vu la sœur de Rocket, mais il me disait très souvent qu'elle était là, avec lui. À l'en croire, elle était morte de pneumonie pendant la Grande Dépression. D'après ce qu'il m'avait raconté, elle devait avoir dans les cinq ans.

— Il s'appelle Rocket ? gloussa Charlotte.

— Ouais, d'ailleurs, en parlant de ça... (Je me penchai vers elle.) Pendant que tu y es, vois si tu peux découvrir le vrai nom de Rocket.

Je n'avais pas encore obtenu de vraies infos sur les origines de Rocket, même si j'avais épluché tous les registres que j'avais pu trouver sur l'asile. Apparemment, Rocket Man n'était pas son vrai nom.

— D'ac.

—Attends, dis-je une microseconde avant qu'elle disparaisse. Tu ne veux pas savoir pourquoi tu vas là-bas ?

— Pour trouver cette petite fille.

— Oui, mais j'ai besoin qu'elle me donne des réponses, si elle en a. J'ai besoin de savoir si elle sait où trouver le corps de Reyes, son corps humain. Tu t'en souviendras ?

— Évidemment, répondit-elle en croisant les bras de nouveau.

Puis, elle disparut. Je serrai les dents, un tout petit peu, parce que j'étais convaincue que Charlotte aux Fraises était l'instrument que Dieu avait trouvé pour me punir d'avoir bu une margarita de trop le jeudi soir précédent. Résultat, j'étais montée sur une table pour danser la Macarena, et ce n'était pas beau à voir.

Tandis que Taft, très raide, continuait à regarder le bâtiment d'un air inquiet, je m'adossai à Misery en appuyant le talon de ma botte sur le marchepied.

— Écoutez, dis-je en détournant son attention sur moi, votre sœur raconte que la fille avec qui vous sortez est une pute.

Il me regarda d'un air horrifié.

— Ce n'est pas une pute ! Enfin, si, c'est vrai, c'est une pute, et c'est pour ça que je sors avec elle, mais elle est au courant ?

Je haussai les épaules avec incrédulité.

—Mec, qu'est-ce que j'en sais moi, si votre copine sait ou pas qu'elle est une pute ?

—Non, je parlais de Becky. Elle sait que je sors avec quelqu'un ?

Je levai brusquement les mains.

— Peut-être que si je savais qui est Becky... Il me regarda fixement d'un air scandalisé.

—Ma sœur.

—Oh, bien sûr ! m'exclamai-je en jouant les étourdies.

Qui aurait cru que l'Enfant démoniaque aurait un prénom aussi normal ? Je m'attendais à quelque chose de plus exotique, comme Serena, Destiny ou « La-diabolique-qui-vient-la-nuit-vous-glacer-le-sang ».

La radio de Taft crachota des mots qui me semblèrent complètement incohérents. Alors qu'il se dirigeait vers sa voiture pour répondre en privé, mon portable se mit à sonner. C'était Cookie.

— Ici Charley, la maison des terribles souffrances, répondis-je.

—Janelle est morte dans un accident de voiture.

—Oh, là, là, je suis désolée. Vous étiez proches, toutes les deux ?

Cookie poussa un soupir agacé.

—Janelle, Charley. Janelle York ? L'amie de lycée de Mimi qui est morte récemment ?

— Oh, oui, c'est vrai, fis-je en jouant de nouveau les étourdies. (Je faisais ça souvent, ces derniers temps.) Attends, un accident de voiture ? Mimi a dit à Warren que Janelle avait été assassinée.

— Exactement. D'après le rapport de police, elle était malade. Ils pensent qu'elle a perdu connaissance au volant et que la voiture est tombée dans un ravin sur le côté de Fl-25. Sa mort a été déclarée accidentelle.

— Dans ce cas, pourquoi Mimi a-t-elle dit qu'elle avait été assassinée ?

— Quelque chose lui a mis la puce à l'oreille, répondit Cookie.

— Peut-être que ça a un rapport avec notre concessionnaire automobile assassiné.

— C'est également ce que je me suis dit. Je crois qu'il va falloir que tu reparles à Warren très vite. Il faut qu'on sache pourquoi il s'est battu avec un type juste quelques jours avant la mort du type en question.

—Les grands esprits se rencontrent, bébé. Je suis dessus.

— C'est Cookie ?

Charlotte aux Fraises venait d'apparaître à côté de moi. Je rangeai mon portable.

— La seule et l'unique. Tu as fait vite. Tu as trouvé la sœur de Rocket ?

— Bien sûr.

Génial. Je n'avais jamais su si elle existait vraiment ou si elle n'était qu'un produit de l'imagination de Rocket. J'attendis pour plus d'informations. Genre, une éternité.

—Et ?

— Baby, elle est assez timide.

« Baby ? » Je faillis m'étrangler en entendant Charlotte aux Fraises m'appeler comme ça.

— D'accord. Et à part ça ?

Elle croisa les bras - ça semblait être son truc. Si ça n'était pas aussi mignon, c'aurait été agaçant.

—Tu ne vas pas aimer.

—Est-ce qu'elle sait où se trouve le corps de Reyes ?

—Non. Elle est partie à sa recherche. Mais elle a dit que Rey'aziel n'aurait jamais dû naître sur Terre.

— C'est ce que j'ai entendu dire.

— Il est très puissant.

— Ouais, je m'en suis rendu compte depuis un moment déjà.

— Et si son corps humain meurt, il deviendra ce pour quoi il a été forgé dans les feux de l'enfer. Il accomplira son destin.

D'accord, ça, c'était nouveau.

—C'est-à-dire ? demandai-je d'une voix teintée d'angoisse et de méfiance.

— Il deviendra l'arme ultime, répondit Charlotte comme si elle commandait une glace. Le porteur de mort.

—Merde alors.

— L'Antéchrist.

— Putain.

— Il est plus puissant que n'importe quel démon ou n'importe quel ange ayant jamais existé. Il peut manipuler le continuum espace-temps et précipiter la destruction de la galaxie tout entière et tout ce qu'elle contient.

— D'accord, j'ai saisi, dis-je en levant la main pour l'interrompre.

J'avais l'impression de manquer d'air, tout à coup. Il avait fallu que je pose la question, hein. Et ça n'aurait pas pu être un truc simple qui n'impliquait pas la fin du monde, non, bien sûr que non. Il fallait que ça soit apocalyptique. Et donc, ça craignait un max. Je ne savais absolument pas comment combattre ça. Mais retrouver le corps de Reyes devenait brusquement impératif.

—Tu as découvert un tas de choses en cinq minutes.

—Je suppose, répondit-elle en haussant les épaules.

Je changeai de vitesse, passai en mode neutre, puis en mode déni, avant d'accorder de nouveau mon attention à Charlotte aux Fraises.

—Alors, as-tu découvert le vrai nom de Rocket ?

— Ouaip, répondit-elle en caressant du bout des doigts la manche de mon pull - c'était perturbant.

J'attendis. Genre, une éternité.

—Et ?

— Et quoi ?

— Le nom de Rocket ?

— Ben quoi?

De grandes inspirations. De grandes inspirations apaisantes.

— Mon chou, lui dis-je calmement en inspirant à fond, c'est quoi le nom de Rocket ?

Elle me regarda comme si j'étais folle.

— Ben, Rocket, bien sûr !

Je serrai brutalement les dents. Sans ses grands yeux innocents et la moue parfaite de sa bouche semblable à un joli nœud, je l'aurais exorcisée sur place. Enfin, si j'avais su comment. Au lieu de quoi, je baissai la tête et me mis à jouer avec un fil qui dépassait de mon jean.

—Est-ce que Rocket va bien ?

Nouveau haussement d'épaules.

— Ouais, il est juste un peu effrayé.

Merde. Reyes se comportait vraiment comme un abruti, parfois. Putain d'Antéchrist. Soudain, je pensai à un truc.

— Hé, comment elle s'appelle, sa petite sœur ? Charlotte aux Fraises ouvrit grand la bouche avant de

me lancer un regard noir.

— Ça t'arrive de m'écouter ?

Allons bon, qu'est-ce que j'avais encore fait ?

— Quoi ?

—Je te l'ai déjà dit ! Elle s'appelle Baby.

— Oh, vraiment ? Hochement de tête.

— Elle s'appelle Baby ?

La petite croisa les bras - encore - et acquiesça, lentement, sans doute pour que je pige enfin.

—Elle a peut-être un nom de famille ?

Petite maline, va.

— Ouaip. Bell.

Je soupirai. Encore un nom de plume.

— Baby Bell, hein ?

Eh bien, ça n'allait pas beaucoup m'aider dans mes investigations. Rocket Man et Baby Bell. Merveilleux. Non, attendez. Maintenant, j'avais un Rocket Man, une Baby Bell et un supposé Antéchrist. Qu'on n'aille pas dire que la vie au pays de Charley n'était pas intéressante.

—Alors, pourquoi Baby Bell ne veut-elle pas venir me voir ? demandai-je, légèrement vexée - ou pas.

— Sérieux ? (Charlotte aux Fraises me regarda comme si j'étais à moitié stupide et à moitié idiote.) Si, après ta mort, tu voulais rester sur Terre avec ton frangin pour l'éternité, tu te présenterais, toi, à la seule personne dans tout l'univers capable de t'expédier de l'autre côté ?

Elle marquait un point.

Taft termina sa conversation et revint vers nous.

— Elle est revenue ? demanda-t-il en regardant autour de nous.

Les gens faisaient toujours ça. Je ne comprenais pas trop pourquoi.

— En chair et en os, répondis-je. Métaphoriquement parlant.

— Elle m'en veut toujours ? demanda-t-il en grattant le sable du bout du pied.

Si je n'avais pas été aussi choquée à cause de l'apocalypse imminente, j'aurais ri en voyant Charlotte faire la même chose, ses petits chaussons roses passant au-dessus du sol sans rien déranger.

—Je ne lui en veux pas, dit-elle, j'aimerais juste qu'il arrête d'inviter des nanas moches à dîner. (Sans me laisser le temps de commenter, elle glissa sa petite main dans la mienne.) C'est toi qu'il devrait emmener dîner.

Dire que cette seule idée m'horrifiait aurait été un sacré euphémisme. J'eus une remontée acide et je déglutis péniblement en essayant de ne pas faire la grimace.

— Elle ne vous en veut pas vraiment, dis-je à Taft une fois que je fus remise.

Je me penchai vers lui et murmurai :

—Mais je vous en prie, pour l'amour du ciel, trouvez-vous une fille assez bien pour la présenter à votre mère. Et vite.

— D'accord, dit-il en haussant les sourcils d'un air perplexe.

—Et arrêtez de sortir avec des roulures.