Qu’est-ce qui importe le plus ? La forme de la justice ou le véritable résultat ? Quelle que soit la manière dont une cour dissèque les preuves, le fondement de la vérité demeure intact. Malheureusement, pour la plupart des accusés, cette vérité absolue n’est souvent connue que de la victime et du coupable. Tous les autres ne font que suivre leur conviction.
La Loi du Landsraad, Avenants et analyses
Le matin de son procès, Leto choisit sa tenue avec le plus grand soin. Dans sa situation, certains auraient opté pour l’élégance la plus raffinée, la plus coûteuse, des chemises de soie merh, des colliers, des anneaux, des capes doublées de fourrure de baleine, des casquettes à plumes, des fanfreluches.
Mais Leto se décida pour une combinaison de travail, une chemise à rayures blanches et bleues et une casquette bleue de marin – la tenue qu’il porterait s’il n’était plus Duc. Dans la trousse de sa ceinture, il glissa quelques leurres et un étui à couteau vide. Il n’avait aucun insigne Atréides et avait abandonné son anneau ducal. Il se montrerait ainsi devant le Landsraad : l’homme du peuple, le simple pêcheur qu’il deviendrait si jamais il devait survivre.
À l’exemple de son père, il avait traité justement ses fidèles sujets, à tel point que soldats et domestiques le considéraient comme un compagnon d’armes. Mais, en s’habillant, il commençait à penser en homme simple… et il en éprouvait un sentiment agréable. Tout en réalisant quel poids formidable avait pesé sur ses épaules depuis la mort de son père.
La vie d’un modeste pêcheur devait être apaisante, par bien des côtés. Il n’aurait plus à s’inquiéter des complots, des alliances changeantes, des trahisons de l’Imperium. Malheureusement, il doutait que Kailea accepte d’être l’humble épouse qui attend au port.
Et je ne peux abandonner mon peuple.
Dans une courte lettre, sa mère lui avait fait part de son désaccord avec le Jugement par Forfaiture qu’il avait choisi. Elle envisageait mal la destitution des Atréides, même si (temporairement, pensait-elle), elle vivait une existence austère parmi les Sœurs de l’Isolement. En dot, à la suite du mariage de raison et de fortune d’Helena et du Vieux Duc, la Maison des Atréides avait accédé au conseil d’administration de la CHOM avec droit de veto. Mais le Duc Paulus n’avait jamais su apporter à sa femme les trésors qu’elle avait espérés et Leto savait qu’elle entretenait encore l’espoir de retrouver la gloire disparue de sa famille. Ce qui serait impossible s’il perdait son gambit.
Après ses premiers devoirs matinaux, Leto rencontra ses défenseurs : deux brillantes avocates d’Elacca, Clere Ruitt et Bruda Viola, réputées en affaires criminelles. Elles étaient venues à la diligence aimable de Cammar Pilru, ambassadeur ixien en exil, et avaient eu droit à une entrevue approfondie avec Thufir Hawat.
Elles portaient l’une et l’autre la tenue sombre de leur profession et devraient suivre les formes légales, quoique, dans ce procès inhabituel, Leto dût avant tout se fier à lui-même. Il n’avait pas d’argument consistant en sa faveur.
Clere Ruitt lui tendit une mince liasse de feuillets riduliens qui contenait une brève prononciation juridique.
— Je suis navrée, Seigneur Leto. Ceci nous est parvenu il y a seulement quelques instants.
Avec crainte, il déchiffra le texte et Hawat baissa la tête comme s’il en avait déjà deviné la teneur. Rhombur essayait de lire en même temps que son ami.
— Qu’est-ce donc, Leto ? Laissez-moi voir.
— Le tribunal de magistrature a décidé qu’aucune Diseuse de Vérité ne s’exprimera pour ma partie. Il n’en sera pas même tenu compte comme témoignage.
— Par tous les enfers vermillon ! Mais tout est admissible dans un Jugement par Forfaiture ! Ils ne peuvent édicter une pareille règle !
Bruda Viola secoua la tête avec une expression indéchiffrable.
— Ils estiment que toute la Loi Impériale s’y oppose. De nombreux édits et règlements interdisent explicitement le témoignage d’une Diseuse de Vérité. Les exigences de l’instruction peuvent être assouplies dans une procédure de forfaiture comme celle-ci, mais les magistrats ont décidé que cela ne devait pas aller trop loin.
— Donc… plus de Diseuses de Vérité, acheva Rhombur, l’air sombre. C’était notre meilleur atout.
Leto gardait la tête haute.
— En ce cas, nous nous débrouillerons seuls. (Il regarda son ami.) Allons, d’ordinaire, ce n’est pas moi qui vous redonne confiance.
— Dans un registre moins sombre, dit Brada Viola, les Tleilaxu ont rayé le pilote de leur frégate de la liste des témoins. Sans donner d’explication.
Leto eut un soupir de soulagement, mais Hawat remarqua :
— Mais nous avons encore beaucoup de témoins à charge, Mon Seigneur.
En silence, il suivit les avocates vers la cour bondée. Il prit place au banc des accusés, sous celui des magistrats qui allaient juger l’affaire. Ruitt lui glissa quelques mots à l’oreille, qu’il n’entendit pas. Il se concentrait sur les noms des magistrats : sept Ducs, Barons, Comtes et Seigneurs choisis au hasard dans les Maisons Majeures et Mineures du Landsraad.
Sept hommes qui allaient décider de son destin.
Les Tleilaxu, n’appartenant à aucune maison royale et ayant été écartés même après la prise d’Ix, n’étaient pas représentés. Durant les derniers jours, leurs dignitaires outragés avaient clamé leur courroux dans tout le Palais, exigeant justice – mais après l’attentat Tleilaxu contre Leto, les Sardaukar avaient su rapidement les faire taire.
Dans un bruissement de robes et le cliquetis des uniformes, les magistrats entrèrent solennellement dans la salle d’audience et gagnèrent leurs places. Leurs Maisons étaient représentées par des blasons et des fanions placés derrière chaque fauteuil.
Leto avait appris leurs noms par Thufir Hawat et ses avocates et il les reconnut tous. Le Baron Terkillian Sor de IV Anbus et le Seigneur Bain O’Garee de Hagal avaient été de solides partenaires économiques des Atréides. Le Duc Prad Vidal d’Ecaz aux cheveux noirs était un ennemi avoué du Vieux Duc, allié des Harkonnens. Quant au Comte Anton Michi, il se laissait facilement corrompre et ne résisterait pas aux offres des Harkonnens dès lors que Rhombur pas plus qu’Hawat ne l’avaient approché.
Deux contre deux. Les trois restant feraient la décision. Mais il reniflait l’odeur de la trahison, il la lisait dans leurs expressions glacées, leurs regards fuyants. Auraient-ils déjà décidé de ma culpabilité ?
— Une autre mauvaise nouvelle… Duc, fit Bruda Viola en hésitant à prononcer son titre. Nous venons juste de découvrir que l’un des trois magistrats en balance, Rincon, de la Maison Fazeel, a perdu une immense fortune en se lançant dans une guerre commerciale secrète contre Ix. À propos d’un astéroïde minier de la ceinture du système de Klytemn. Il y a cinq ans, les conseillers de Rincon ont eu du mal à l’empêcher de mettre à prix la tête de Dominic Vernius.
Clere Ruitt ajouta à voix basse :
— Monsieur Atréides, la rumeur dit que Rincon considère que votre chute serait sa seule chance de régler ses comptes avec Ix puisque la Maison Vernius est renégate.
Leto eut un soupir écœuré. Une sueur glacée perlait sur son front.
— Est-il seulement question de ce qui s’est vraiment passé sur le Long-courrier dans ce procès ?
Les deux avocates le fixèrent comme s’il venait de proférer un commentaire inimaginable, ridicule.
— Trois contre deux, résuma Hawat. Nous devons gagner les autres à notre cause et ne perdre aucun des soutiens que nous espérons.
— Tout ira bien, affirma Rhombur.
La salle du tribunal avait été jadis une chancellerie ducale pendant l’édification de Kaitain. La voûte du plafond était décorée de fresques militaires et des blasons des Grandes Maisons. Leto repéra très vite le Faucon des Atréides et il lutta pour rester stoïque sous la vague terrible de tristesse et le sentiment de perte qui le submergeaient. En peu de temps, il avait ruiné tout ce que son père lui avait légué et la Maison des Atréides courait à la ruine.
Il sentit les larmes brûler ses yeux et se maudit pour cet instant de faiblesse. Tout n’était pas perdu. Il pouvait encore gagner. Il gagnerait ! Tout le Landsraad l’observait et il devait lui faire face avec courage. Il ne pouvait se permettre d’être terrassé par le désespoir.
Derrière lui, les observateurs conversaient discrètement sur un ton surexcité. Le banc de la défense était encadré par deux grandes tables, celle de ses ennemis à gauche – des représentants tleilaxu soutenus par les Harkonnens et autres adversaires des Atréides. L’abject Baron et sa suite avaient pris place au fond, mêlés à l’assistance, comme s’ils n’avaient rien à voir dans cette affaire. Quant aux alliés et amis des Atréides, ils occupaient la table de droite, et Leto fit à chacun un sourire confiant.
Mais il était loin d’être rassuré et il savait que le procès se présentait mal, même à présent. Les accusateurs allaient produire comme pièces à conviction les armes utilisées dans la capsule d’exercice de la frégate, le témoignage de première main des dizaines de parties neutres qui soutenaient que les tirs de projectiles multiphases n’avaient pu venir que du petit vaisseau embarqué sur la frégate Atréides. Le témoignage du pilote tleilaxu serait dès lors inutile. Et le rapport de l’équipage de Leto et de ses compagnons ne suffirait pas à contrebalancer l’accusation, non plus que les attestations des nombreux amis des Atréides.
— La récusation des Diseuses de Vérité pourrait nous donner matière à appel, suggéra Ruitt, sans convaincre Leto.
Le groupe d’accusation tleilaxu surgit alors d’un passage dérobé, conduit par ses avocats et ses Mentats tordus. Ils arrivaient sans fanfare mais à grand fracas et en suscitant une vive agitation car ils apportaient une machine à l’aspect diabolique. Ses roues grinçaient dans un ferraillement de barres et de gonds. Le silence s’installa tandis que le public se penchait pour mieux voir l’effrayant appareil.
Tout cela a été orchestré, songea Leto. Pour accroître mon malaise.
Lentement, lourdement, les Tleilaxu poussèrent la machine menaçante au-delà du banc où se trouvait Leto. Les gnomes gris lui décochèrent des regards haineux tandis que des murmures couraient dans l’assistance. Ils abandonnèrent leur bizarre appareil au centre de la salle, sous le regard des juges.
Le Baron Terkillian Sor se dressa et demanda :
— Qu’est ceci ?
Le leader des Tleilaxu, un personnage particulièrement noueux qui n’avait pas décliné son nom, lança un autre regard meurtrier à Leto avant de se tourner vers le magistrat.
— Mes Seigneurs, dans toutes les annales de la Loi Impériale, les paragraphes se rapportant spécifiquement au Jugement par Forfaiture ne sont guère nombreux mais clairs. « Si l’accusé vient à échouer dans sa soumission, il perd tout ce qu’il possède, sans exception. » Tout.
— Je sais lire, fit Terkillian Sor. Mais quel est le rapport avec cet engin ?
Le Tleilaxu ménagea un silence avant de répliquer :
— Nous entendons revendiquer non seulement les biens de la Maison Atréides, mais aussi la personne du détestable criminel qu’est le Duc Leto Atréides, jusques et y compris ses cellules et son matériel génétique.
Des exclamations scandalisées montèrent de l’assemblée, mais les Tleilaxu s’activaient déjà sur leur machine. Des lames dissimulées apparurent, des arcs électriques grésillèrent entre de longues aiguilles. Toute la machine n’était qu’une menace mécanique et magnétique invraisemblable, exagérée à dessein.
— Avec cet appareil, nous viderons Leto Atréides de son sang devant cette cour, et jusqu’à la dernière goutte. Nous arracherons sa peau et ses yeux afin de les examiner et de les tester. Chacune de ses cellules nous appartiendra pour l’usage particulier dont décideront les Maîtres du Bene Tleilax. (Le gnome renifla d’un air méprisant.) Tel est notre droit.
Il se tourna vers Leto avec un sourire.
Leto resta impassible, luttant pour ne pas montrer son trouble. Mais un filet de sueur courut sur son échine. Il haïssait le silence de ses deux avocates.
— Il se pourrait que l’accusé comprenne l’avantage de ce destin, enchaîna le Tleilaxu avec une expression triomphante et mauvaise, puisqu’il n’a pas d’héritier. S’il perd, il n’y aura plus de Maison des Atréides. Mais avec ses cellules, nous avons la possibilité de le ressusciter en tant que ghola.
Pour leur servir de jouet, pensa Leto, horrifié.
— Finissez-en avec cette comédie ! tonna le Seigneur Bain O’Garee. Nous déciderons de cela plus tard. Que le procès soit entamé. Je souhaite entendre la déclaration de l’Atréides.
Leto eut le sentiment soudain de sa défaite. Chaque membre de l’assistance connaissait sa haine des Tleilaxu et son soutien à la famille Vernius. Il pouvait invoquer des attestations de moralité, mais personne ne le connaissait vraiment. Il était jeune, sans expérience, et il était devenu Duc dans des circonstances tragiques. Les membres du Landsraad l’avaient découvert devant le Conseil. Et il leur avait donné un aperçu éloquent de son caractère emporté.
Des étincelles jaillirent en crépitant de l’appareil de vivisection tleilaxu, semblable à un monstre goulu aux aguets, et Leto sut qu’il n’y aurait pas d’appel.
Mais avant qu’on ait appelé le premier témoin, les portes énormes incrustées de cuivre claquèrent sur les murs de pierre et le silence revint. Leto entendit des bottes de métal claquer sur les dalles de marbre.
En se retournant, il découvrit le Prince Héritier Shaddam. Il avait abandonné son uniforme de Sardaukar pour une tenue impériale de fourrure satinée or et écarlate. Une escorte d’élite le suivait. Le futur Empereur s’avança et appela l’attention générale d’un geste. Quatre militaires lourdement armés mirent le public en joue, les muscles tendus, le regard aux aguets.
Le Jugement par Forfaiture était tout à fait inusité pour le Landsraad – mais l’irruption du futur Empereur Padishah était sans précédent.
Shaddam descendit l’allée et passa devant Leto sans même un regard. Les Sardaukar se postèrent alors derrière le banc de la défense et l’inquiétude de Leto grandit.
Shaddam avait un visage de pierre.
Mon message l’a-t-il offensé ? se demanda Leto. Il va contrer mon bluff et m’anéantir ici devant le Landsraad ? Qui pourrait s’y opposer ?
Dès qu’il atteignit le dernier degré, Shaddam annonça :
— Avant que ce procès ne commence, j’ai une déclaration à faire. La cour m’y autorise-t-elle ?
Même si Leto se méfiait de son cousin, il devait reconnaître qu’il le trouvait élégant et majestueux. Pour la première fois, il découvrait un personnage authentique, et non pas l’ombre de son vieux père Elrood. Son couronnement et ses noces auraient heu dans deux jours, et Leto ne les verrait peut-être pas. Le Bene Gesserit le soutenait, de même que toutes les Maisons.
Se pourrait-il qu’il se sente menacé par moi ?
Le premier juge s’inclina.
— Sire, nous sommes honorés de votre présence. Bien sûr, le tribunal va vous entendre. Veuillez vous exprimer.
Leto réfléchissait, mais il ne disposait que de quelques connaissances élémentaires à propos de ce magistrat, le Baron Lar Olin de la planète Risp VII, aux précieuses ressources de titanium.
Shaddam désigna Leto.
— Plaise à la cour, je souhaiterais que mon cousin Leto Atréides se tienne à mon côté. J’ai l’intention de réfuter les accusations malveillantes dont il est l’objet et, je l’espère, d’éviter aux membres de cette cour de gaspiller un temps précieux.
Les pensées de Leto s’accéléraient et il consulta Hawat du regard. Que fait-il ? « Mon cousin » ? À la façon dont il l’a dit, on dirait que nous sommes amis. Mais lui et moi n’avons jamais été proches. Après tout, Leto n’était que le petit-fils de l’une des sœurs de la famille Elrood, la seconde épouse de l’ex-Empereur. L’arbre généalogique des Corrinos s’étendant à travers toutes les Maisons du Landsraad, aucun lien de sang ne devait avoir de sens pour Shaddam.
Le Baron Lar Olin acquiesça. Les avocates de Leto étaient stupéfaites, muettes. Lentement, prudemment, Leto se leva. Les genoux mal assurés, il monta les marches et se rangea à la gauche du Prince Héritier. L’un et l’autre avaient la même taille, la même expression grave, mais leurs tenues étaient socialement dissemblables. Dans sa tenue de pauvre pêcheur, Leto avait l’impression d’être un fétu de paille porté par le vent. Il esquissa une révérence, mais au même instant Shaddam se rapprocha et lui posa la main sur l’épaule.
— Je parle au nom de la Maison de Corrino, par le sang des Empereurs Padishah, commença Shaddam. Et appuyé par toutes les voix de mes ancêtres qui ont été associés à la Maison des Atréides. Le père de cet homme, le Duc Paulus Atréides, s’est battu bravement contre les rebelles d’Ecaz. À travers les combats et les dangers, jamais à ma connaissance sa famille ne s’est rendue coupable d’un acte traître ou déshonorant. Elle est allée jusqu’au sacrifice héroïque lors de la Bataille du Point de Hrethgir pendant le Jihad Butlérien. Jamais elle n’a été accusée de meurtre ou de lâcheté. Je défie quiconque de prouver le contraire !
Le Prince balaya la salle d’un regard adamantin et les magistrats s’agitèrent, décontenancés.
— Qui d’entre vous, connaissant l’histoire de nos Maisons, saurait en revendiquer autant ? Qui a su prouver une telle loyauté, le même honneur sans faille ? Bien peu, si j’en crois la vérité, peuvent se comparer à la Maison des Atréides.
Shaddam s’interrompit et, dans le lourd silence, la machine de vivisection cracha une salve électrique menaçante.
— Oui, messieurs, c’est pour cela que nous sommes ici, n’est-ce pas ? Pour la vérité et l’honneur.
Leto entrevit l’acquiescement de certains magistrats, mais devina aussi leur perplexité. Jamais les grands de l’Empire ne s’adressaient de leur plein droit à la cour du Landsraad. Pourquoi Shaddam se compromettait-il dans une affaire relativement mineure ?
Il a reçu mon message ! Et il y répond ! se dit Leto.
Mais il guettait encore le piège. Il ne savait toujours pas ce qui lui était arrivé, mais Shaddam n’avait certainement pas l’intention de le tirer d’affaire comme ça, tout simplement. Entre toutes les Maisons du Landsraad, celle de Corrino était la plus fourbe.
— La Maison des Atréides a constamment su maintenir ses valeurs, reprit Shaddam d’un ton royal et plus ample encore. Toujours ! Et le jeune Leto ici présent a été éduqué dans l’éthique de sa famille, bien qu’il ait été hissé prématurément à son rang royal par la mort foudroyante de son noble père.
Shaddam ôta sa main de l’épaule de Leto et fit un pas en avant.
— À mon sens, il aurait été impossible à cet homme, issu de cette Maison, d’ouvrir intentionnellement le feu sur les vaisseaux tleilaxu comme on voudrait l’en accuser. Un tel acte serait aberrant au regard de toutes les convictions des Atréides. Toute contestation serait fausse. Mes Diseuses de Vérité l’ont confirmé après s’être entretenues avec Leto et ses témoins.
Mensonge ! se dit Leto. Je n’ai jamais parlé à aucune Diseuse de Vérité !
— Mais, Altesse Royale, demanda Prad Vidal avec une expression concentrée, toutes les preuves démontrent qu’on s’est servi de l’armement de la frégate. Voulez-vous insinuer que les vaisseaux tleilaxu auraient été atteints accidentellement ? Que nous aurions affaire à une malheureuse coïncidence ?
Shaddam haussa les épaules.
— En ce qui me concerne, je me satisfais des explications du Duc Leto. J’ai personnellement fait des exercices à bord d’une capsule de tir à la cible et je considère que l’enquête ne mène à rien. Il peut s’agir d’un accident, mais il ne saurait être le fait des Atréides. Sans doute s’agit-il d’une panne technique…
— Mais sur deux vaisseaux tleilaxu ? insista Vidal d’un ton incrédule.
Leto regarda autour de lui, sans voix. Shaddam allait entamer son règne. Si l’Empereur en personne pesait dans la balance de ce procès, comment les représentants du Landsraad pourraient-ils se déclarer des ennemis de la Couronne ? Les conséquences, pour eux, seraient aussi sévères que durables.
Ce n’est que de la politique, des jeux d’influence du Landsraad, des échanges de services, songea Leto en s’efforçant de garder une expression sereine. La vérité n’a rien à voir avec tout ça. Maintenant que le Prince s’était exprimé, tout magistrat qui voterait pour la condamnation de Leto défierait ouvertement le futur Empereur. Même les ennemis jurés des Atréides ne prendraient pas ce risque.
— Qui peut le dire ? répliqua enfin Shaddam avec une inclinaison de tête qui indiquait clairement qu’il considérait la question comme absurde. Des débris de l’explosion du premier vaisseau ont peut-être atteint l’autre et l’ont moins sévèrement endommagé.
Pas une seule des personnes présentes ne croyait à cette explication, mais le Prince venait de leur offrir une issue, une fragile plate-forme de papier.
Les magistrats conversaient à voix basse. Certains acceptaient la plausibilité de l’explication du futur Empereur – mais pas Vidal. Il s’entêtait, le front luisant de sueur.
En regardant derrière lui, Leto vit le porte-parole tleilaxu hocher la tête, désapprobateur. Sur la chaise haute qu’on lui avait procurée au banc de l’accusation, il avait l’air d’un enfant colérique.
Shaddam reprit.
— En tant que Commandant Suprême, il est de mon droit et de mon devoir de soutenir personnellement mon éminent cousin. Je requiers de toute urgence la dissolution de ce tribunal et la restitution de ses titres et propriétés au Duc Leto. Si vous honorez cette… requête, je promets d’envoyer un contingent de diplomates de l’Empire aux Tleilaxu afin de les persuader d’abandonner les poursuites et de ne pas exercer de représailles à l’encontre des Atréides.
Shaddam fixa longuement les Tleilaxu et Leto eut l’impression très nette qu’il les tenait au bout de son fusil. En découvrant que Shaddam adhérait à la cause des Atréides, ils avaient perdu leur superbe.
— Et si les plaignants ne sont pas d’accord ? demanda Vidal.
Shaddam sourit.
— Oh, mais ils sont certainement d’accord. Je suis même prêt à leur offrir une généreuse compensation impériale à titre de dommages et intérêts pour ce désastreux et malheureux accident. Ma tâche, en tant que nouveau souverain, m’impose de maintenir la paix et l’équilibre dans l’Imperium. Je ne peux permettre qu’un tel antagonisme détruise ce que mon père a édifié durant son long règne.
Leto rencontra le regard de Shaddam et devina une trace de peur derrière l’insolence du monarque. Sans un mot, Shaddam lui disait de se taire, et Leto se sentit plus curieux encore à propos des craintes que son bluff avait suscitées.
Il se tut. Mais Shaddam pourrait-il lui permettre de survivre en ignorant exactement quelles preuves Leto pouvait détenir ?
À la suite des délibérations, le Baron Lar Olin annonça :
— Les juges assermentés de ce Conseil du Landsraad déclarent que toutes les charges retenues contre Leto Atréides relèvent de la présomption et sont sans fondement. Le doute étant extrême, les considérants sont insuffisants pour un procès aux conséquences gravissimes, plus particulièrement à la lumière du témoignage extraordinaire du Prince Héritier Shaddam Corrino. Nous déclarons donc ici Leto Atréides comme pleinement disculpé et rétabli dans ses titres et biens.
Abasourdi, Leto reçut sans rien dire les félicitations du futur Empereur avant d’être submergé par ses amis et partisans. La plupart étaient sincèrement heureux de le voir gagner sa cause, mais, en dépit de son jeune âge, Leto n’était pas naïf et comprenait que la majorité exultait surtout de voir les Tleilaxu perdre.
Les ovations et les bravos éclataient dans toute la salle. Mais quelques individus gardaient un silence soupçonneux. Leto inscrivit leurs noms dans sa mémoire pour y revenir plus tard, et il savait que Thufir Hawat faisait de même.
— Leto, il y a encore une chose que je dois faire, dit Shaddam, couvrant le brouhaha.
Du coin de l’œil, Leto vit quelque chose briller dans sa main : Shaddam avait tiré de sa manche un couteau serti de quartz bleu-vert de Hagal pareil à celui du trône impérial. Il le pointa d’un geste vif.
Thufir Hawat s’était dressé d’un bond, mais trop tard. La foule se tut.
Et, en souriant, Shaddam glissa le couteau dans l’étui vide à la ceinture de Leto en disant d’un ton plaisant :
— Mon cadeau avec mes félicitations, Cousin. Portez cette arme, qu’elle vous rappelle votre obligation.