La pire espèce d’alliance est celle qui nous affaiblit. Plus grave encore est celle que l’Empereur manque de reconnaître comme telle.
Prince Raphael Corrino, Discours sur le Pouvoir

Le Prince Shaddam avait fait son possible pour que le représentant du Bene Tleilax ne se sente pas à l’aise et encore moins le bienvenu dans le Palais. Il trouvait détestable la seule idée de se retrouver dans la même pièce que lui, mais il ne pouvait éviter cette rencontre. Encadré par des Sardaukar bardés d’armes, Hidar Fen Ajidica enfila un long corridor, puis des couloirs de maintenance, descendit des escaliers perdus dans le fond du Palais et franchit enfin une série de portes à barreaux.

Shaddam avait choisi un lieu particulièrement isolé, une chambre si discrète qu’elle n’était pas mentionnée sur les plans officiels. Quelques années après la mort du Prince Fafnir, Hasimir Fenring avait fait cette découverte en rôdant comme à l’accoutumée. Apparemment, la chambre cachée avait été à l’usage d’Elrood au début de son règne interminable : il y avait amené des concubines non officielles aussi bien que celles de son gynécée.

Il y avait une table unique dans la pièce glaciale, dans la clarté blême des brilleurs qu’on avait disposés pour l’occasion. Une odeur de poussière imprégnait le sol et les murs. Les draps et les couvertures du lit, dans un angle, n’étaient plus que des fibres rongées. Avec les ans, un bouquet antique jeté dans un coin était devenu un fagot de tiges et de feuilles noires. Shaddam avait voulu cette impression de désolation, bien qu’il sût que les Tleilaxu n’étaient pas réputés pour leur sensibilité.

Hidar Fen Ajidica, enveloppé dans sa toge marron, posa ses mains grisâtres sur la table et cligna des yeux en observant Shaddam.

— Vous m’avez convoqué, Sire ? J’ai quitté mes travaux de recherche à votre sollicitation.

Shaddam n’avait pas eu le temps de prévoir un dîner officiel et il se servit une tranche de lochon braisé. Il goûta d’abord la sauce crémeuse aux champignons avant de pousser le plat vers son hôte, comme à regret.

Le chétif personnage recula en refusant et Shaddam fronça les sourcils.

— La viande de lochon est un de vos produits. Les Tleilaxu se réserveraient-ils des mets particuliers ?

Ajidica secoua la tête.

— Bien que nous élevions ces créatures, nous n’en consommons pas nous-mêmes. Pardonnez-moi, Sire. Vous n’avez pas à me traiter sur un grand pied. Discutons de notre affaire. Je dois regagner très rapidement Xuttuh pour reprendre mes recherches.

Shaddam renifla, soulagé de ne pas devoir insister sur la politesse. Il n’avait aucun intérêt à respecter l’étiquette avec ce personnage. Il se massa les tempes un instant : sa migraine quotidienne semblait empirer.

— Je veux vous présenter une requête – ou plutôt, non, je dois vous intimer un ordre en tant qu’Empereur.

— Pardonnez-moi, Mon Seigneur, mais vous n’avez pas encore été couronné.

Les gardes se raidirent et Shaddam prit un air étonné.

— Y aurait-il un homme dont les ordres aient plus de poids que les miens dans tout l’Imperium ?

— Non, Mon Seigneur. C’était une simple rectification sémantique.

Shaddam repoussa le plateau et se pencha comme un rapace jusqu’à sentir le relent fétide de l’autre.

— Écoutez-moi bien, Hidar Fen Ajidica : vos gens doivent abandonner leurs accusations dans le procès de Leto Atréides. Je ne veux pas que cette affaire soit portée devant un tribunal. (Il se rassit, se servit une autre tranche de viande et continua en mâchonnant.) Donc, vous abandonnez toute charge, je vous expédie une fortune et nous en restons là.

La fermeté de son ton soulignait la simplicité évidente de la solution. Constatant que le Tleilaxu ne réagissait pas immédiatement, il ajouta :

— Après m’en être entretenu avec mes conseillers, j’ai décidé que les Tleilaxu avaient droit à un dédommagement pour les vies perdues. (Ses sourcils roux se plissèrent en une expression implacable.) Je parle de vies authentiques, bien entendu. Les gholas ne comptent pas.

— Je comprends, Sire, mais je suis navré d’avoir à vous dire que ce que vous me demandez est impossible. (Il gardait un ton lisse et discret.) Nous ne pouvons ignorer pareil crime contre le peuple Tleilaxu. Il en va de notre honneur.

Shaddam faillit recracher la bouchée qu’il venait de prendre.

— Tleilaxu et « honneur » sont deux termes qui ne sauraient voisiner.

Ajidica balaya l’insulte d’un geste.

— Néanmoins, tout le Landsraad est au courant de cet horrible forfait. Si nous retirons notre plainte, la Maison des Atréides nous attaquera alors ouvertement – elle anéantira nos vaisseaux et massacrera notre peuple – en toute impunité. Sire, vous êtes suffisamment formé à votre devoir de monarque pour comprendre que nous ne pouvons faire marche arrière.

Shaddam fulminait. Et son mal de tête empirait.

— Je ne vous le demande pas. Je vous le dis.

Le petit Tleilaxu au nez pointu resta pensif un instant, ses yeux sombres et perçants étaient ceux d’un rongeur.

— Pourrais-je m’enquérir de savoir pourquoi le destin de Leto Atréides a une telle importance pour vous, Sire ? Le duc représente une Maison relativement peu importante. Pourquoi ne pas le jeter en pâture aux lions et nous donner satisfaction ?

— Parce que, gronda Shaddam, il a réussi d’une façon ou d’une autre à avoir vent de vos recherches concernant l’épice artificielle.

Enfin, Ajidica montra une trace d’inquiétude.

— Impossible ! Notre sécurité est à toute épreuve !

— Alors pourquoi m’a-t-il envoyé un message ? demanda Shaddam en s’agitant. Il se sert de ce qu’il sait comme d’une monnaie d’échange. Pour me faire chanter. S’il est déclaré coupable lors du procès, il révélera vos travaux et ma collusion. Je serai menacé d’une rébellion de tout le Landsraad. Pensez-y : mon père, avec mon aide, a permis qu’une Grande Maison du Landsraad soit renversée ! Un fait sans précédent ! Et non pas par une Maison rivale, mais par vous… les Tleilaxu !

Ajidica semblait vexé, brusquement, mais il ne répondit pas.

Shaddam geignit, puis, se rappelant d’avoir à sauver les apparences, il proféra :

— Si l’on vient à savoir que j’ai fait tout ça pour disposer d’une source privée d’épice, lésant ainsi le Landsraad, le Bene Gesserit et la Guilde de leurs bénéfices, mon règne ne durera pas plus d’une semaine.

— En ce cas, Mon Seigneur, nous sommes dans une impasse.

— Non, certes non ! gronda Shaddam. Le pilote de ce vaisseau tleilaxu est votre premier témoin à charge. Dites-lui de modifier son témoignage. Peut-être qu’il n’a pas vu la scène aussi bien qu’il l’a prétendu dans un premier temps. Vous en serez généreusement récompensés, je puiserai dans mes coffres et les Atréides dans les leurs.

— Ce n’est pas suffisant, Sire, rétorqua Ajidica avec une impassibilité insupportable. Les Atréides doivent être humiliés pour ce qu’ils ont fait. Il faut les châtier. Leto devra payer.

L’Empereur le toisa avec dédain et prit un ton froid.

— Vous aimeriez que j’envoie un renfort de Sardaukar sur Ix ? Je suis persuadé que quelques légions de plus dans les rues seraient à même de mieux surveiller vos activités.

Ajidica ne cilla même pas. Et le visage de Shaddam devint de granit.

— Depuis des mois, j’attends. Et vous n’avez toujours pas produit ce que nous voulons. Vous dites maintenant que cela pourrait prendre des décennies encore. Mais nous ne vivrons pas assez longtemps, vous et moi, si Leto fait éclater notre accord au grand jour.

Il finit le plateau de viande en regrettant de ne pas l’avoir vraiment apprécié : la sauce était parfaite, mais son esprit était ailleurs, et la douleur puisait dans ses tempes. Pourquoi était-il si difficile d’être Empereur ?

— Faites selon votre bon jugement, Sire, dit Ajidica d’une voix stridente que Shaddam ne lui connaissait pas. Mais nous ne pouvons pardonner à Leto Atréides et il doit être puni.

Le nez plissé, Shaddam congédia le Tleilaxu en faisant signe à ses Sardaukar. Avant peu, il serait l’Empereur Padishah de l’Univers Connu et il avait d’autres devoirs, tout aussi importants.

Dès qu’il se serait débarrassé de cette maudite migraine.

La Maison des Atréides
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