Kwisatz Haderach : « Le court chemin ». Nom employé par les Bene Gesserit pour cet inconnu dont elles cherchaient la solution génétique : un mâle Bene Gesserit dont les pouvoirs mentaux relieraient l’espace et le temps.
Terminologie de l’Imperium
C’était encore un matin froid. Laoujin, le petit soleil blanc-bleu, venait d’apparaître au-dessus des tuiles d’argile, dissipant la pluie.
Sous la bise humide qui soufflait du sud et fouettait ses cheveux brun cuivré coupés court, la Révérende Mère Anirul Shadow Tonkin serrait le col de sa robe noire. Sur les cailloutis luisants, elle se hâtait vers l’arcade du bâtiment administratif du Bene Gesserit.
Elle était en retard et la contrariété empourprait son visage comme si elle était une petite écolière, ce qui pouvait paraître incongru pour une femme de son rang. La Mère Supérieure et le Conseil restreint devaient l’attendre dans la chambre du chapitre – ils ne sauraient commencer sans elle. Anirul était la seule au sein de la Communauté à détenir dans son esprit les projections de sélection génétique et la connaissance absolue de l’Autre Mémoire.
C’est à partir de l’immense complexe de l’École Mère, sur Wallach IX, que le Bene Gesserit lançait ses opérations dans tout l’Imperium. Le premier sanctuaire historique de la Communauté avait été édifié ici même. Il datait de l’époque postbutlérienne et du début des grandes écoles spirituelles humaines.
Certains des bâtiments de l’enclave pédagogique remontaient à des milliers d’années, ils résonnaient encore des échos de souvenirs et de fantômes du passé. Les autres, plus récents, avaient été scrupuleusement calqués sur l’architecture originale. L’allure pastorale de l’École obéissait à l’un des préceptes initiaux de la Congrégation : minimum en apparence, maximum en contenance. Ainsi Anirul avait-elle le visage mince et délicat d’une poupée mais une sagesse millénaire dans ses grands yeux.
Les structures mixtes de bois et de stuc, combinaison de styles architecturaux classiques, étaient recouvertes de tuiles de terra cota moussues, et les fenêtres biseautées accentuaient la lumière et le peu de chaleur qu’irradiait le minuscule soleil. Les rues et les allées au tracé simple, alliées à l’impression bizarrement archaïque de l’ensemble, masquaient les subtiles complexités et le poids de l’Histoire que l’on enseignait ici. Les visiteurs hautains n’étaient pas impressionnés, ce qui était le dernier souci de la Communauté.
Si le Bene Gesserit maintenait un profil bas dans tout l’Imperium, on trouvait toujours les Sœurs dans les secteurs essentiels : elles pesaient sur l’équilibre politique dans les situations cruciales, elles observaient et donnaient des coups de pouce par-ci, par-là pour atteindre leurs buts. Mieux valait qu’on les sous-estime : ainsi, elles rencontraient moins d’obstacles.
Avec tous ses inconvénients et ses désagréments, Wallach IX demeurait le lieu idéal pour développer la musculature psychique vitale pour les Révérendes Mères. La ruche complexe, avec ses structures et ses ouvrières, était trop précieuse, trop ancrée dans l’Histoire et la tradition pour être remplacée. Certes, il existait des mondes plus accueillants, avec des climats plus doux, mais une acolyte incapable de supporter les conditions de celui-ci n’avait pas sa place parmi les vraies Bene Gesserit qui affrontaient leur lot de souffrances, d’environnements âpres et de décisions douloureuses.
Maîtrisant son souffle rapide, la Révérende Mère Anirul monta l’escalier avant de se retourner et d’observer la Plaza. Elle se redressa mais sentit en même temps l’Histoire et les souvenirs qui pesaient sur ces lieux. Une Bene Gesserit faisait à peine la différence. Les voix des générations passées se répondaient dans l’Autre Mémoire, une cacophonie d’expériences, de sagesses et d’opinions, toutes accessibles aux Révérendes Mères, plus vives encore dans l’esprit d’Anirul.
Sur ces lieux mêmes, la première Mère Supérieure, Raquella Berto-Anirul – dont elle avait hérité le nom – avait prononcé ses légendaires oraisons à la Communauté Bene Gesserit encore embryonnaire. Raquella avait créé une école nouvelle issue d’un groupe d’acolytes désespérées et dociles encore marquées par des siècles passés sous le joug des machines pensantes.
Est-ce que vous aviez conscience de ce que vous entrepreniez il y a si longtemps ? se demanda Anirul. Tous ces plans, ces complots… échafaudés à partir d’un unique et secret espoir. Parfois, Raquella lui répondait, du fond d’elle. Mais pas aujourd’hui.
Anirul savait par la multitude des mémoires enfouies dans sa psyché sur quelle marche s’était tenue son illustre ancêtre, de même qu’elle pouvait entendre ses paroles précises à travers le temps. Un frisson de givre la cloua sur place. Si elle était encore jeune, avec la peau douce d’une enfant, elle portait la Vieillesse, ainsi que toutes les Révérendes Mères. Mais à l’intérieur d’elle, les voix s’exprimaient plus fort. Et leurs conseils étaient réconfortants dans les instants de doute. Ils lui interdisaient des erreurs stupides.
Mais si elle n’avait pas participé à cette réunion, elle aurait été accusée de légèreté, de négligence. Certaines avançaient qu’elle était bien trop jeune pour être la Mère Kwisatz, mais l’Autre Mémoire lui avait révélé bien des choses ignorées des autres Sœurs. Elle déchiffrait mieux que toute autre Révérende Mère la quête génétique du Kwisatz Haderach que le Bene Gesserit avait entamée des siècles auparavant : les vies passées lui avaient tout ouvert, avec des détails qu’elle était seule à connaître.
Bien avant la victoire du Jihad, durant des milliers et des milliers d’années, les Sœurs avaient conçu un rêve durant leurs ténébreuses assemblées souterraines : celui d’un Kwisatz Haderach. Elles étaient engagées dans de multiples programmes de sélection pour accentuer des caractères précis, mais elles ne les comprenaient pas tous. Les grandes lignes génétiques du projet messianique constituaient néanmoins le secret le plus farouchement gardé de toute l’histoire de l’Imperium, un secret dont même les voix de l’Autre Mémoire refusaient de divulguer les détails.
Mais elles l’avaient livré à Anirul qui en comprenait toutes les implications. Elle avait été choisie pour être la Mère Kwisatz de cette génération.
Elle ouvrit la lourde porte gravée de hiéroglyphes dont seules les Révérendes Mères se rappelaient l’origine et traversa le hall sans caractère où une dizaine de Sœurs bavardaient dans un murmure sourd, toutes vêtues comme elle de l’aba noire à capuche. On peut cacher des trésors sous une coquille terne et modeste, disait une maxime populaire du Bene Gesserit.
Anirul fendit les rangs des Sœurs comme une eau tranquille. Elle était grande et robuste, mais elle parvenait à imprégner de grâce chacun de ses mouvements… ce qui ne lui était pas facile. Elle pénétra dans la chambre hexagonale et les autres la suivirent en murmurant. Les lames antiques du plancher grincèrent sous ses pas en même temps que la porte qui se refermait. Des bancs en elacca blanc étaient disposés tout autour de la pièce. La Mère Supérieure Harishka était assise comme une simple acolyte. Âgée, voûtée. Ses yeux étaient deux amandes sombres sous sa capuche noire. On lisait sur son visage différents métissages.
Les Sœurs prirent place sur les bancs de part et d’autre dans un dernier bruissement de voiles et se turent. Au-dehors, la bruine tombait en rideaux silencieux, estompant la pâle lumière bleutée du soleil.
— Anirul, j’attends votre rapport, dit Harishka avec une trace d’impatience. (Elle dirigeait la Communauté mais Anirul était investie du pouvoir décisionnel pour le projet.) Vous nous avez promis un résumé génétique ainsi que des projections.
Anirul s’installa au centre de la chambre. Au-dessus de l’assemblée silencieuse, le plafond voûté se déployait comme les pétales d’une fleur jusqu’aux vitraux de cristoplass qui représentaient les armoiries familiales des grands leaders historiques de l’ordre.
Elle inspira profondément, oppressée par la multitude des voix, car nombreuses étaient les Bene Gesserit qui n’aimeraient pas ce qu’elle s’apprêtait à dire. Les vies disparues pouvaient certes lui apporter soutien et réconfort, mais elle devait parler de son plein gré, avec une honnêteté absolue, car la Mère Supérieure était capable de déceler la plus infime dissimulation. Son regard était vigilant et encore teinté d’impatience.
Anirul commença. La main sur la bouche, elle s’exprimait en un chuchotement dirigé que seules les Sœurs pouvaient percevoir dans la pièce close. Rien ne pouvait filtrer à l’extérieur, rien ne pouvait être capté par appareil d’écoute. Toutes les Bene Gesserit connaissaient son travail mais elle n’en fournit pas moins tous les détails préliminaires, ajoutant ainsi à l’importance de sa déclaration.
— Des milliers d’années de sélection perspicace nous ont rapprochées de notre but. Depuis quatre-vingt-dix générations, bien avant que les guerriers Butlériens ne nous libèrent des machines pensantes, notre Communauté a élaboré un plan afin de se doter d’une arme qui lui soit propre. Un être supérieur dont l’esprit sera une passerelle entre l’espace et le temps.
Les Sœurs ne bougeaient pas, même si ce résumé banal du projet les ennuyait apparemment. Très bien, je vais leur donner de quoi réveiller leurs espoirs.
— J’ai lu dans la danse de l’ADN que nous sommes tout au plus à trois générations du succès. (Son pouls s’accélérait.) Bientôt, nous aurons notre Kwisatz Haderach.
— Soyez mesurée quand vous parlez du secret d’entre tous les secrets, dit la Mère Supérieure, mais sa sévérité cachait mal son ravissement.
— Je me montre mesurée pour chaque phase de notre programme, Mère Supérieure, rétorqua Anirul d’un ton trop hautain.
Elle se reprit sans qu’une expression précise puisse se lire sur son visage fin, mais les autres avaient surpris sa faute. On ne tarderait pas à murmurer à propos de son insolence, de sa jeunesse, de sa capacité à jouer le rôle important qui était le sien.
— C’est pour cela que je suis certaine de ce que nous devons faire. Les échantillons de gènes ont été analysés et nous avons la projection de toutes les possibilités. Le chemin est plus nettement tracé que jamais.
Tant de Sœurs avaient travaillé pour atteindre ce but prodigieux, et c’était désormais à elle qu’il revenait de prendre les dernières décisions et de superviser la naissance de la fille qui, selon toute probabilité, serait la grand-mère du Kwisatz Haderach.
— J’ai les derniers noms des croisements génétiques. Notre index indique qu’ils ont les plus hautes probabilités de réussite.
Elle ménagea une pause, savourant l’attention fascinée des autres.
— Nous avons besoin d’une lignée issue d’une ancienne Maison. Nous obtiendrons ainsi une fille – l’équivalent de la mère de la Vierge Marie – qui devra prendre le mari que nous aurons choisi. Ils seront les grands-parents, et leur progéniture, une fille, sera éduquée ici, sur Wallach IX. Cette femme Bene Gesserit sera la mère de notre Kwisatz Haderach, un garçon que nous éduquerons et contrôlerons complètement.
Anirul laissa échapper un soupir et réfléchit au sens vertigineux de ce qu’elle venait de dire.
Quelques décennies encore et l’enfant naîtrait – avant la fin des jours d’Anirul, potentiellement. À travers les tunnels de l’Autre Mémoire, la trame du Temps, elle réalisait la chance qu’elle avait de vivre cette période. Les Sœurs qui l’avaient précédée l’observaient, l’écoutaient et veillaient comme une garde spectrale.
Lorsque l’arbre énorme du programme de sélection aurait donné son fruit unique, le Bene Gesserit cesserait d’être une force insidieuse et manipulatrice au sein de la politique impériale. Tout lui appartiendrait et le système galactique, féodal et archaïque s’effondrerait.
Elle n’avait pas entendu le moindre mot, mais elle devinait le doute, une esquisse d’inquiétude dans les yeux effarés des Sœurs.
— Et quel est ce lignage ? demanda enfin la Mère Supérieure.
Anirul se redressa encore et répondit sans hésiter :
— Nous devons avoir une fille… du Baron Vladimir Harkonnen.
Elle lut la surprise sur tous les visages. Les Harkonnens ? Certes, ils faisaient partie du programme global de sélection, comme toutes les Maisons du Landsraad, mais nul ne pouvait imaginer que le sauveur du Bene Gesserit puisse naître d’un être pareil. N’était-ce pas de mauvais augure pour le Kwisatz Haderach ? Comment le Bene Gesserit pourrait-il espérer contrôler un surhomme Harkonnen ?
— Ainsi que vous le savez toutes, reprit Anirul, le Baron Harkonnen est un homme dangereusement rusé et comploteur. Bien que nous soyons certaines qu’il est au fait des nombreux programmes Bene Gesserit, nous ne pouvons lui révéler notre plan. Donc, il nous faut trouver un moyen pour qu’il ensemence une Sœur de notre choix sans lui dire pourquoi.
Les lèvres ridées de la Mère Supérieure n’étaient plus qu’un trait mince.
— L’appétit sexuel du Baron le porte exclusivement vers les hommes et les jeunes garçons. Il ne s’intéressera pas à une maîtresse femelle – surtout si elle est envoyée par nous.
Anirul acquiesça et lança un regard de défi aux Révérendes Mères.
— Plus que jamais, nous devrons puiser dans nos capacités de séduction. Mais je ne doute pas qu’avec toutes les ressources du Bene Gesserit nous puissions trouver un moyen de contrainte.