Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable.
Commandement principal du Jihad Butlérien figurant dans la Bible Catholique Orange
« La souffrance est le grand enseignant des hommes ! » lança le chœur des vieux acteurs, parfaitement à l’unisson. Même si ces acteurs étaient de simples villageois de la bourgade située au pied de Castel Caladan, ils avaient joué avec talent pour ce Spectacle annuel de la Maison. Leurs costumes étaient colorés, sinon authentiques, et les décors – la façade du palais d’Agamemnon, la cour dallée – étaient d’un réalisme qui devait tout à leur enthousiasme, plus quelques extraits de vieux films sur la Grèce antique.
La pièce d’Eschyle durait déjà depuis un bon moment, il faisait chaud et il n’y avait pas d’air. Des brilleurs éclairaient l’estrade et les rangs des spectateurs, mais les torches et les brûle-parfums fumaient tout autour.
Même avec le bruit ambiant, les acteurs ne tarderaient guère à entendre les ronflements sonores du Vieux Duc Paulus.
— Père, réveillez-vous ! chuchota Leto Atréides en lui donnant un léger coup de coude dans les côtes. On n’est même pas à la moitié de la pièce.
Paulus sursauta dans son fauteuil et chassa des miettes imaginaires de son torse impressionnant. Les ombres jouaient sur son visage anguleux et plissé et dans son opulente barbe poivre et sel. Il portait l’uniforme noir des Atréides avec la crête de faucon rouge brodée sur l’épaule gauche.
— Ils ne font que parler et prendre des attitudes, mon garçon. (Le Duc cligna des yeux en observant les vieux acteurs qui n’avaient guère bougé jusque-là.) Et on voit ça tous les ans.
— Il ne s’agit point de cela, mon cher Paulus, fit la mère de Leto, Dame Helena. (Elle était assise à son côté dans sa robe magnifique et, dans son visage à la peau brune, son regard intense était concentré sur le chœur grec.) Pensez au contexte. Il s’agit de l’histoire de votre famille, après tout, pas de la mienne.
Leto observa tour à tour ses deux parents. Il savait que la Maison de Richèse à laquelle appartenait sa mère avait connu grandeur et infortune comme celle des Atréides. Elle avait connu son « âge d’or » avant de sombrer dans les difficultés économiques.
La Maison des Atréides proclamait que ses origines remontaient à plus de douze mille années, aux anciens fils d’Atreus, sur la Vieille Terre. La famille honorait désormais sa longue histoire, en dépit des nombreux incidents déshonorants et des tragédies qu’elle comptait. Les ducs avaient perpétué la tradition annuelle de jouer Agamemnon, la tragédie classique, l’histoire du célèbre fils d’Atreus, l’un des généraux qui avaient conquis Troie.
Avec ses cheveux noirs et son nez aquilin, Leto ressemblait beaucoup à sa mère. Vêtu d’atours inconfortables, il regardait la scène, comprenant vaguement que l’histoire avait pour cadre un autre monde. L’auteur de la pièce avait compté que son public comprendrait les références ésotériques. Le général Agamemnon avait été un grand chef militaire dans des guerres légendaires de l’histoire humaine, bien avant la création des machines pensantes qui avaient asservi l’humanité, bien avant que le Jihad Butlérien ne la délivre.
Pour la première fois depuis qu’il avait atteint ses quatorze ans, Leto sentait le poids des légendes sur ses épaules. C’était comme s’il avait un lien avec les visages et les personnalités du passé infortuné de sa famille. Un jour, il succéderait à son père et entrerait lui aussi dans l’histoire des Atréides. Les événements, jour après jour, grignotaient ce qui restait de son enfance, le transformaient en homme. Il le voyait clairement.
Les vieux acteurs entonnèrent :
« La fortune que l’on n’envie pas est la meilleure. Mieux vaut cela que mettre à sac les cités et obéir aux commandements des autres. »
Avant de faire voile vers Troie, Agamemnon avait sacrifié sa propre fille pour s’assurer que les dieux lui accorderaient des vents favorables. Dans sa détresse, son épouse Clytemnestre avait forgé sa vengeance durant ses dix années d’absence. Après la dernière victoire de la guerre de Troie, un cordon de brasiers avait été allumé au long de la côte pour annoncer la nouvelle au pays.
Paulus, qui n’avait jamais beaucoup lu ni pratiqué la critique littéraire, marmonna :
— Toute l’action se déroule hors scène.
Il vivait pour l’instant présent et appréciait jusqu’au bout les expériences comme les réussites. Il préférait passer son temps avec son fils ou ses soldats.
— Tout le monde reste là, près de la rampe, à attendre l’arrivée d’Agamemnon.
Paulus avait horreur de l’inaction et répétait constamment à son fils qu’il valait mieux prendre une décision erronée qu’aucune. Leto se disait que le Vieux Duc devait avoir de la sympathie pour le grand général, un personnage qui lui allait droit au cœur.
Dans le ronronnement du chœur des vieux, Clytemnestre sortit du palais pour prononcer un discours. Un héraut, qui déclara débarquer d’un vaisseau, s’avança, embrassa le sol natal et débita un long soliloque.
« Agamemnon, roi glorieux ! Tu as bien mérité cet accueil joyeux, car tu as annihilé Troie et tout le pays troyen. Les autels de l’ennemi ont été abattus dans les ruines, ses terres sont stériles désormais et il ne pourra plus adorer leurs dieux. »
La guerre et la violence – Leto pensait aux années de jeunesse de son père, lorsqu’il s’était lancé dans les batailles de l’Empire, écrasant une rébellion sanglante sur Ecaz, faisant campagne avec son ami Dominic, qui était devenu le Comte de la Maison Vernius, qui régnait sur Ix. Dans ses moments de loisir, quand il se retrouvait avec son fils, le Vieux Duc lui parlait souvent de ces temps révolus avec une grande fierté.
Dans la pénombre de la loge, Paulus, incapable de dissimuler son ennui, fit entendre un soupir sonore. Dame Helena lui lança un regard fulgurant avant de revenir au spectacle avec un sourire serein, au cas où quiconque l’aurait observée. Leto regarda son père avec un petit sourire complice, et Paulus lui fit un clin d’œil.
Agamemnon victorieux fit enfin son entrée sur scène, accompagné par sa prise de guerre, Cassandre, la prophétesse à demi folle. Dans le même temps, Clytemnestre s’apprêtait à accueillir l’époux abominé, feignant l’amour et le dévouement.
Le vieux Paulus leva la main pour ouvrir un peu plus le col de son uniforme, mais Helena l’en empêcha sans perdre son sourire.
En observant ce rituel dont ses parents étaient coutumiers, Leto sourit en lui-même. Sa mère luttait constamment pour maintenir ce qu’elle appelait « le sens du décorum », alors que son époux se comportait de façon bien plus relâchée. Leto avait appris de son père l’exercice du pouvoir et la politique, et de sa mère le protocole et la religion.
Dame Helena Atréides était née Richèse, une Maison Majeure qui avait perdu son prestige et son influence à coups d’échec économique et d’intrigue de palais. Après son éviction d’Arrakis, la famille d’Helena avait réussi à maintenir une part de sa respectabilité grâce à l’alliance matrimoniale avec les Atréides, et plusieurs sœurs d’Helena avaient épousé les chefs d’autres Maisons.
En dépit de leurs différences flagrantes, le Duc Paulus avait profondément aimé Helena durant les premières années de leur union. Il s’en était ouvert à Leto. Mais, avec le temps, ce sentiment s’était usé et le Duc avait eu bien des maîtresses, sans doute aussi des enfants illégitimes, encore que Leto fût son unique héritier officiel. Au fil des années, une sorte d’animosité s’était installée entre les deux époux, créant une grave fêlure. Et leur foyer était désormais strictement politique.
— Mon garçon, avait dit le Duc à Leto, je me suis avant tout marié pour des motifs politiques. Sinon, je n’aurais même pas tenté de le faire. Dans notre position, le mariage est un outil. Il ne faut pas risquer de tout gâcher en essayant de mêler l’amour à cette association.
Leto se demandait parfois si Helena elle-même avait jamais eu de l’amour pour son père, ou si elle n’avait visé que le titre et la fonction. Depuis quelque temps, elle se comportait comme l’assistante royale de Paulus, constamment empressée à surveiller sa tenue, à le rendre présentable. Sa réputation personnelle en dépendait.
Sur scène, Clytemnestre accueillait son mari, déployant des tapisseries violettes sous ses pas afin qu’il ne foule pas la poussière. En grande pompe, Agamemnon pénétra dans son palais, tandis que Cassandre, muette de terreur, refusait de le suivre.
Elle avait prédit sa propre mort et l’assassinat du général, mais, bien sûr, sans être entendue.
La mère de Leto gardait des contacts avec les Maisons les plus influentes par des voies politiques soigneusement entretenues. Alors que le Duc Paulus, lui, s’entendait avant tout avec les gens du peuple de Caladan. Les Atréides conservaient le pouvoir sur leurs sujets en ne leur payant que la part qui leur revenait légalement sur les entreprises de la famille. La prospérité de la famille ne pouvait se maintenir au détriment des citoyens.
Sur scène, alors que le général s’apprêtait à prendre son bain, son épouse traîtresse le prit au piège de robes mauves enchevêtrées et le poignarda à mort ainsi que sa maîtresse.
— Par les dieux ! Je tombe d’un coup mortel ! geignit Agamemnon, invisible.
Le vieux Paulus se pencha vers son fils avec un rictus.
— J’ai tué bien des hommes sur le champ de bataille, mais je n’en ai jamais entendu un seul dire ça !
Helena porta un doigt à ses lèvres.
— Mes dieux, protégez-moi ! Un autre coup ! cria encore Agamemnon.
Le public était fasciné par la tragédie, mais Leto se prit à réfléchir aux rapports entre cette situation et sa propre vie. C’était censé être un héritage de famille, après tout.
Clytemnestre proclama qu’elle avait assassiné son époux pour venger le sacrifice sanglant de leur fille, sa débauche dans Troie et pour lui faire payer le prix d’avoir impudemment ramené sa maîtresse Cassandre sous leur toit.
« Ô, Roi glorieux, entonna le chœur, notre affection n’a point de limites, nos larmes ne se tariront pas. L’araignée vous a capturé dans sa toile spectrale. »
Leto en eut le ventre noué. Dans le lointain passé, la Maison des Atréides avait commis des crimes atroces. Mais la famille avait changé, sans doute hantée par les fantômes de l’histoire. Le Vieux Duc était un homme honorable, révéré par ses gens et respecté par le Landsraad. Leto espérait qu’il ferait aussi bien lorsque viendrait son tour de diriger la Maison.
Après les dernières répliques, la troupe d’acteurs s’avança jusqu’à la rampe et salua son élégant public de chefs d’entreprise et autres leaders politiques.
— Eh bien, je suis ravi que ce soit terminé, soupira Paulus alors que les brilleurs se rallumaient dans la salle.
Il se leva et effleura la main de son épouse d’un baiser avant de quitter la loge royale.
— À présent, très chère, retirez-vous. Je dois m’entretenir avec Leto. Attendez-nous dans le hall.
Dame Helena ne lança qu’un bref regard à son fils avant d’enfiler l’antique corridor de bois et de pierre. Elle savait exactement ce que Paulus avait l’intention de dire à Leto, mais elle se pliait à cette tradition archaïque qui voulait que les femmes ne soient pas présentes lorsque les hommes traitaient de « questions importantes ».
Les marchands, les hommes d’affaires et autres notables commençaient à envahir le corridor. On buvait du vin de Caladan en grignotant des canapés.
— Par ici, mon garçon, fit le Duc en empruntant un passage vers les coulisses.
Deux gardes atréides les saluèrent. Ils prirent un tube ascenseur et, quatre étages plus haut, sortirent dans une loge ornée de dorures. Des brilleurs de cristal de Balut flottaient dans la pièce en répandant une douce clarté orangée. Cette pièce qui avait été autrefois la loge d’un acteur caladanien légendaire était maintenant exclusivement réservée aux entretiens privés des Atréides et de leurs conseillers.
Leto se demandait pour quelle raison son père l’avait amené ici.
Dès qu’il eut refermé la porte, Paulus s’installa dans un fauteuil-suspenseur noir et vert en faisant signe à son fils de prendre place en face de lui. Leto régla les contrôles de son fauteuil pour l’élever un peu : ainsi, son regard était au niveau de celui du Duc. Il n’agissait ainsi qu’en privé, pas même en présence de sa mère qui aurait considéré cela comme irrespectueux et inconvenant. À l’opposé, le Vieux Duc trouvait que ce comportement effronté et hardi était le reflet amusant du jeune homme qu’il avait été.
Paulus prit une pipe en bois gravé dans le compartiment du bras de son fauteuil et entama sans perdre un instant.
— Leto, tu as atteint l’âge où il faut agrandir le cercle de ses connaissances, aussi je vais t’envoyer étudier sur Ix.
Il guetta la réaction de son fils : Leto avait les cheveux noirs de sa mère, mais le teint de sa peau était un peu plus clair, il avait un visage étroit aux traits marqués, et le regard de ses yeux gris était profond.
Ix ! songea Leto dont le pouls s’était accéléré. La planète des machines. Ce monde étrange et différent. Dans l’Imperium, personne n’ignorait les innovations technologiques incroyables de la mystérieuse planète, mais bien peu l’avaient visitée. Leto était désorienté, comme s’il se trouvait brusquement sur le pont d’un navire pris dans la tempête. Son père aimait lui réserver ce genre de surprise, pour éprouver ses réactions face à l’inattendu.
Les Ixiens maintenaient un voile de secret sur leurs industries. Les rumeurs rapportaient qu’ils étaient à la limite de la légalité, qu’ils fabriquaient des appareils en violation des lois d’interdit du Jihad sur les machines pensantes. Pour quelle raison mon père m’envoie-t-il là-bas ? Comment cela a été arrangé ? Et pourquoi personne ne m’a demandé ce que j’en pensais ?
Une robotable sortit du sol avec un verre de jus de cidrille glacé. Les gens de la famille connaissaient son goût pour ce breuvage piquant. Il en but une gorgée et plissa les lèvres.
— Tu y suivras des cours durant un an, reprit Paulus. Selon la tradition de l’alliance des Grandes Maisons. Ta vie sur Ix sera en contraste absolu avec le monde bucolique qu’est Caladan. Tu devrais y apprendre beaucoup de choses.
Il baissa les yeux sur sa pipe. Elle était d’un brun foncé, taillée dans du bois de jacaranda d’Ecar, incrustée de spirales qui scintillaient sous les brilleurs.
Leto sourit en retrouvant un souvenir.
— Vous avez déjà été sur Ix, Monsieur mon Père. Pour rendre visite à votre camarade Dominic Vernius, c’est ça ?
Paulus effleura la touche de combustion de sa pipe et tira une longue bouffée. Le tabac qu’il fumait était une algue dorée riche en nicotine.
— En plusieurs occasions. Les Ixiens constituent une société insulaire et ils ne font pas confiance aux étrangers. Tu vas passer par toutes sortes de filtrages de sécurité, on va t’interroger, te sonder. Ils savent que ce serait fatal pour eux de relâcher leur garde, ne serait-ce qu’un bref instant. Toutes les Maisons Mineures et Majeures convoitent ce qu’Ix possède.
— La Maison de Richèse entre autres, risqua Leto.
— Ne dis pas cela à ta mère. Richèse n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été depuis qu’Ix l’a écrasée dans une guerre économique acharnée. Les Ixiens sont passés maîtres dans l’art du sabotage et de l’appropriation des brevets. De nos jours, les Richésiens ne savent plus que faire de mauvaises copies sans aucune innovation.
Leto réfléchit à ces commentaires qui étaient nouveaux pour lui. Son père tirait sur sa pipe, les joues gonflées, la barbe hérissée.
— Par respect pour ta mère, mon garçon, nous avons filtré ce que l’on t’enseignait. La chute de la Maison de Richèse a été une perte immensément tragique. Ton grand-père, le Comte Ilban Richèse, avait une grande famille et consacrait plus de temps à ses enfants qu’à ses intérêts. Tandis qu’ils étaient choyés, sa fortune dépérissait.
Leto acquiesça, attentif comme toujours au discours de son père. Mais il en savait déjà plus que ce qu’imaginait Paulus : il avait regardé en secret des enregistrements holos et des livres-films que son précepteur avait laissés à sa portée. Il s’était dit qu’il l’avait peut-être fait à dessein, que cela faisait partie d’un plan destiné à lui révéler l’histoire de la famille de sa mère comme une fleur, pétale après pétale.
S’il était curieux des intérêts familiaux des Richèses, Ix l’intriguait tout autant. La Maison Vernius d’Ix, jadis concurrente industrielle de celle de Richèse, avait survécu en tant que puissance technologique. Elle était maintenant l’une des plus prospères de l’Imperium – et c’était sur ce monde qu’il allait étudier.
Son père interrompit le cours de ses réflexions.
— Ton partenaire sera le Prince Rhombur, héritier du titre. J’espère que vous vous entendrez. Vous avez à peu près le même âge.
Le Prince d’Ix. Leto espérait que le jeune Vernius ne se montrerait pas aussi enfant gâté que la plupart des héritiers des grandes familles du Landsraad. Pourquoi n’avait-il pas droit à une princesse, aussi jolie que la fille du banquier de la Guilde qu’il avait rencontrée le mois d’avant au Bal de la Marée de Solstice ?
— Eh bien… comment est-il, ce Prince Rhombur ?
Paulus partit d’un grand rire qui laissait supposer toute une vie d’histoires paillardes et truculentes.
— Ma foi, je ne pense pas le savoir. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas rendu visite à Dominic et à son épouse Shando. (Il sourit comme s’il se souvenait d’une vieille plaisanterie.) Ah, Shando… elle a été une concubine de l’Empereur, autrefois, mais Dominic l’a piquée comme ça, sous le nez d’Elrood. (Il eut un rire impertinent.) Et aujourd’hui, ils ont un fils… et aussi une fille, Kailea.
Avec un sourire énigmatique, il continua :
— Tu as beaucoup à apprendre, mon garçon. Dans un an, vous reviendrez étudier tous deux sur Caladan, en échange. Avec Rhombur, tu iras dans les exploitations de riz pundi, dans les marais des terres basses, sur le continent sud. Vous vivrez dans des cabanes et vous irez travailler dans les rizières. Vous plongerez sous la mer dans une chambre de Nells pour pêcher les gemmes de corail. (Il tapota l’épaule de Leto.) Il y a des choses qu’on ne saurait apprendre dans les livres-films, ni même en classe.
— Oui, Père.
La pipe du Duc dégageait un parfum doux et iodé. Leto fronça les sourcils en espérant que la fumée voilait un peu son expression. Ce changement de vie radical et inattendu ne le séduisait guère, mais il respectait son père : le Vieux Duc savait très bien de quoi il parlait et il avait par-dessus tout envie que son fils suive ses traces.
Paulus se laissa aller en arrière et son fauteuil se balança légèrement.
— Mon garçon, je sais que ça n’est pas vraiment de ton goût, mais cette expérience sera essentielle, aussi bien pour toi que pour le fils de Dominic. Ici, sur Caladan, vous apprendrez tous deux notre grand secret : comment nous nous sommes attaché la loyauté de nos sujets, pourquoi nous faisons implicitement confiance à notre peuple, contrairement aux Ixiens.
Paulus était maintenant grave, et toute trace d’amusement avait disparu de son regard.
— Mon fils, ceci est plus essentiel que tout ce que tu apprendras sur un monde industrialisé : les gens sont plus importants que les machines.
C’était un adage que Leto avait souvent entendu, une phrase qui faisait intimement partie de lui, aussi vitale que le fait de respirer.
— C’est pour cela que nos soldats se battent si bien.
Paulus l’observa dans une volute de fumée.
— Un jour tu seras Duc, patriarche de la Maison des Atréides, un représentant respecté auprès du Landsraad. Ta voix sera entendue au même titre que celles de tous les souverains des Grandes Maisons. C’est une immense responsabilité.
— J’en serai digne.
— J’en suis convaincu, Leto… mais détends-toi un peu. Les gens savent quand nous ne sommes pas heureux – et quand leur Duc n’est pas heureux, ils ne le sont pas non plus. Laisse passer la pression à travers toi. Ainsi, tu n’en souffriras pas. Amuse-toi un peu plus.
M’amuser. Leto pensait à la fille du banquier de la Guilde, à ses hanches, à ses seins, au baiser doux et humide qu’elle lui avait donné, à son regard attirant.
Il n’était peut-être pas aussi sérieux que le croyait son père, après tout.
Il but une gorgée de jus de cidrille, savourant sa fraîcheur acidulée.
— Monsieur mon Père, connaissant votre loyauté, et puisque les Atréides sont des alliés connus des lxiens, pourquoi toutes ces procédures d’interrogation ? Pensez-vous qu’un Atréides, même avec tout ce qu’on lui a instillé, pourrait devenir un traître ? Comme… les Harkonnens ?
Le Vieux Duc plissa le front.
— Il fut un temps, nous n’étions guère différents d’eux, mais je fais allusion à des récits passés que tu n’es pas encore prêt à entendre. Rappelle-toi cette pièce que tu viens de voir. (il leva le doigt.) Les choses changent dans l’Imperium. Les alliances se nouent et se défont au gré des caprices.
— Pas les nôtres.
Paulus affronta brièvement les yeux gris de son fils avant de se perdre dans la contemplation du nuage de fumée qui se lovait autour des tentures épaisses.
Leto soupira. Il y avait tant de choses qu’il aurait voulu savoir, et très vite. Mais on ne les lui accordait que par petits fragments, comme les canapés dans les réceptions mondaines de sa mère.
Au-dehors, on faisait le ménage, on préparait la salle pour une nouvelle représentation à Agamemnon. Les acteurs se détendaient et changeaient de costume.
En cet instant, seul avec son père dans la loge, Leto avait le sentiment d’être encore plus un homme. La prochaine fois, il fumerait peut-être la pipe. Et il aurait droit à un breuvage plus fort que le jus de cidrille. Paulus l’observait avec fierté.
Leto lui sourit en réponse et tenta d’imaginer comment ce serait quand il deviendrait le Duc Atréides. Et puis, un sentiment de honte l’envahit : son père devrait mourir avant qu’on ne passe l’anneau ducal à son doigt. Et il ne le voulait pas, il espérait que ce ne serait que dans très longtemps. Trop loin dans l’avenir pour qu’il y pense déjà.