Le pinceau de l’Histoire a mis des touches très sombres sur le portrait d’Abulurd Harkonnen. Selon les critères de son jeune demi-frère, le Baron Vladimir, et ses propres fils, Glossu Rabban et Feyd-Rautha Rabban, Abulurd était un homme entièrement différent. Cependant, il convient de réexaminer à la lumière de l’échec ultime des Harkonnens la faiblesse de caractère, l’incompétence et les décisions hasardeuses qui lui ont souvent été reprochées. Bien qu’exilé sur Lankiveil et privé de tout pouvoir, Abulurd réussit ce que nul autre dans sa nombreuse famille n’avait su faire : il apprit à apprécier sa vie.
Encyclopédie Landsraad des Grandes Maisons,
édition post-Jihad

Si les Harkonnens étaient de formidables adversaires dans l’arène des manipulations, des subterfuges et de la désinformation, les Sœurs du Bene Gesserit en étaient les maîtresses incontestées.

Elles avaient besoin d’un moyen de pression afin que le Baron se plie à leur volonté.

Il ne leur fallut pas longtemps pour découvrir le point faible de la Maison Harkonnen.

Sur Lankiveil, un monde froid et tempétueux, la jeune Sœur Margot Rashino-Zea infiltra la maisonnée d’Abulurd Harkonnen, demi-frère du Baron, en se présentant comme une nouvelle servante. Elle était belle et la Mère Kwisatz Anirul l’avait personnellement choisie. Elle avait été formée dans l’art d’espionner et d’arracher des bribes d’information, des fragments de données qui composaient des tableaux révélateurs. Sœur Margot connaissait également soixante-trois méthodes pour tuer un être humain avec ses seuls doigts. Les Sœurs s’efforçaient de maintenir leur image d’intellectuelles ténébreuses, mais elles disposaient aussi de commandos. Et Sœur Margot était un des meilleurs éléments.

La demeure d’Abulurd Harkonnen était érigée sur une langue de terre aride qui s’avançait sur les eaux du Fjord Tula. Le manoir en bois dominait un village de pêcheurs. Des fermes s’étageaient dans les étroites vallées rocailleuses, mais la principale ressource alimentaire de Lankiveil était la mer glacée et son économie reposait sur l’industrie florissante de la fourrure de baleine.

Le domaine d’Abulurd et le village au pied des lames d’acier des montagnes cernées de brumes constituaient ce qu’il y avait de plus proche d’une capitale sur ce monde frontalier.

Les étrangers y étaient rares, aussi Margot prit ses précautions pour ne pas être remarquée. Elle était plus grande et plus élancée que les Lankiveiliens moyens, des gens musculeux et trapus. Elle se voûta légèrement, teignit ses cheveux blond miel en brun et choisit une coiffure dense et hirsute, très en faveur chez les villageois. Un traitement chimique et sa peau douce et pâle devint tannée et plus mate. En se fondant dans les ruelles, elle ne rencontra aucun regard curieux. Elle avait été éduquée par la Communauté et il ne lui était pas difficile de simuler.

Margot n’était qu’une espionne parmi bien d’autres Bene Gesserit qui infiltraient les places fortes des Harkonnens pour fouiller subrepticement dans les archives. Pour l’heure, le Baron n’avait aucun motif de soupçonner l’intérêt que lui portait le Bene Gesserit. Il n’avait eu que quelques rapports avec les Sœurs. Mais si l’une des espionnes se faisait prendre, avec sa cruauté bien connue il n’hésiterait pas à employer la torture. Heureusement, songeait Margot, toute Sœur convenablement entraînée savait arrêter son cœur avant que la douleur devienne trop intense et l’oblige à révéler des secrets.

Par tradition, les Harkonnens étaient adeptes des manipulations et de la dissimulation, mais Margot était certaine de trouver les preuves nécessaires pour les acculer. Il s’était trouvé d’autres Sœurs pour exiger qu’on cherche plus au cœur des intérêts Harkonnens, mais Margot avait défendu son point de vue : il leur fallait une dupe et Abulurd était idéal pour ce rôle. Le jeune Harkonnen, après tout, avait géré les récoltes d’Arrakis durant sept ans. Si quelqu’un devait détenir les informations qu’elles cherchaient, c’était bien lui. Et si le Baron Vladimir devait dissimuler quoi que ce soit, ça devait être là, sous le nez d’Abulurd.

Quand le Bene Gesserit aurait mis en lumière quelques-unes des erreurs des Harkonnens et prouvé les malversations financières du Baron, il disposerait de l’instrument de chantage nécessaire à la poursuite du programme génétique.

Vêtue de fourrure et de lainages teints comme une simple villageoise, Margot se glissa dans la vaste demeure rustique par les docks. Le manoir était une structure imposante de bois massif et sombre. Dans chaque pièce, des cheminées flambaient dans une fumée résineuse, et des falots à suspenseur répandaient une vague clarté orange, copie crépusculaire du soleil.

Elle faisait maintenant le ménage, astiquait, balayait et aidait aux cuisines… tout en cherchant les archives de la trésorerie. Tous les deux jours, Abulurd Harkonnen la recevait avec un sourire. Il n’avait rien remarqué de suspect. D’un naturel confiant, il ne semblait pas se préoccuper de sa sécurité et acceptait volontiers que les villageois et autres étrangers rôdent dans la maison et s’approchent de sa personne. Ses longs cheveux blond-gris lui arrivaient aux épaules et il affichait un perpétuel sourire désarmant sur son visage rougeaud et plissé. On racontait qu’il avait été le favori de son père Dmitri qui l’avait poussé à gérer les possessions des Harkonnens… Mais Abulurd avait fait trop de mauvais choix et pris trop de décisions en se fondant sur les gens plutôt que sur les impératifs économiques. Ce qui avait entraîné sa chute.

Margot baissait toujours ses yeux gris-vert qui, avec des lentilles, étaient maintenant bruns. Elle aurait pu se présenter comme une beauté aux cheveux d’or et, à dire vrai, elle avait été tentée de séduire tout simplement Abulurd pour obtenir les informations qu’elle voulait, mais elle y avait renoncé. Abulurd semblait indéfectiblement fidèle à son épouse trapue et rurale, Emmi, la mère de Glossu Rabban. Il était tombé amoureux d’elle il y avait bien longtemps sur Lankiveil et il l’avait épousée au grand désarroi de son père. Abulurd avait emmené Emmi de monde en monde tout au long de sa carrière chaotique. Il semblait incapable de succomber aux charmes d’une autre.

Margot avait donc décidé d’utiliser sa séduction toute simple et son innocence sereine pour approcher des archives, des chambres d’inventaire et des grands livres poussiéreux. Nul ne lui posait de question.

Au bout d’un certain temps, en profitant de la moindre occasion de fouiller sans être vue, elle découvrit ce qu’elle cherchait. Grâce aux techniques de mémorisation-éclair qu’elle avait apprises sur Wallach IX, elle absorba des colonnes de chiffres gravés sur les plaques de cristal ridulien : manifestes de cargaison, listes d’équipements mis en service ou retirés, pertes suspectes, dommages dus aux tempêtes.

Non loin, dans les autres salles, des femmes écaillaient et vidaient les poissons, hachaient des herbes, pelaient des tubercules et des fruits acides destinés aux grands chaudrons où frémissait le ragoût de mer qu’Abulurd et sa femme servaient dans toute la maisonnée, insistant pour manger à la même table que les serviteurs. Margot eut fini son incursion bien avant que l’appel du repas ne résonne dans tous les couloirs du manoir…

Plus tard, seule, elle écouta la rumeur de la tempête tout en repassant dans son esprit les données qu’elle avait dérobées. Elle étudia les chiffres de production d’épice pendant la gestion d’Abulurd et les derniers rapports que le Baron avait adressés à la CHOM. Et les compara aux quantités détournées d’Arrakis par diverses organisations de contrebande.

Normalement, elle aurait dû ranger tout cela au fond de son esprit en attendant l’analyse des Sœurs. Mais elle voulait découvrir elle-même la réponse. Elle simula le sommeil et, les paupières closes, se laissa dériver en transe profonde et s’immergea dans le problème.

Les chiffres avaient été magistralement maquillés, mais très vite, derrière les écrans et les masques, elle trouva. Cependant, elle était une Bene Gesserit et elle doutait que les conseillers financiers de l’Empereur ou même les comptables de la CHOM puissent détecter la fraude.

À moins qu’on ne la leur désigne.

Tout indiquait une grave sous-estimation de la production d’épice. Ou bien les Harkonnens revendaient illégalement une part du Mélange – ce qui était peu probable car ce genre de manœuvre était aisément repérable – ou alors ils la stockaient.

Intéressant, songea Margot en ouvrant les yeux. Elle alla jusqu’au renfoncement de la fenêtre et observa la mer de métal liquide, les crêtes des vagues piégées dans les fjords étroits, les nuages noirs qui roulaient sur les remparts raboteux des récifs. Elle devina très loin le chant bizarre et désolé des baleines à fourrure.

Le lendemain, elle réserva une place sur le prochain Long-courrier de la Guilde, se défit de son déguisement et embarqua dans un transporteur chargé de fourrures de baleine. Elle doutait que quiconque sur Lankiveil se fût aperçu de sa présence, encore moins de sa disparition.

La Maison des Atréides
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