Notre programme aura l’ampleur d’un phénomène naturel. La vie d’une planète est un tissu immense à la trame dense. Les changements dans la végétation et la population animale seront déterminés au début¦ par les forces physiques brutes que nous manipulons. En s’imposant, cependant, ces changements commenceront d’eux-mêmes à exercer des influences dominantes – et nous aurons également à les prendre en compte. Mais gardez à l’esprit, pourtant, que nous n’avons à contrôler que trois pour cent de l’énergie de surface – seulement trois pour cent – pour faire basculer l’ensemble de la structure planétaire dans le sens de notre bio-système autonome.
Pardot Kynes, Rêves d’Arrakis
Leur fils Liet avait un an et demi quand Pardot Kynes et son épouse partirent pour un voyage dans le désert. L’enfant portait un distille à sa taille pour le protéger de la fournaise.
Kynes était ravi à l’idée de consacrer du temps à sa famille, de montrer à Liet ce qu’il avait accompli pour la transformation de Dune. Toute sa vie reposait sur le partage de ses rêves.
Ses trois apprentis, Stilgar, Turok et Ommun, l’avaient pressé d’accepter qu’ils les escortent, mais Kynes s’était montré intraitable.
— J’ai passé plus d’années dans des déserts que vous n’en avez vécu à vous trois. Je peux très bien me débrouiller seul avec ma famille pour quelques jours. Et puis, je vous ai donné suffisamment de travail – à moins que vous ne vouliez que je rajoute encore quelques corvées ?
— Si tu en as, nous serons heureux de les exécuter, fit Stilgar.
— Eh bien… je compte sur vous pour vous occuper, fit Kynes, déconcerté, avant de quitter le sietch.
Le bébé était installé sur un des trois kulons du sietch qu’ils avaient choisis pour voyager, un âne des steppes de l’ancienne Terra qui avait été introduit sur Dune par les contrebandiers et les prospecteurs.
Même s’il avait été élevé pour l’environnement aride de la planète, le kulon coûtait cher en eau. Les Fremen avaient conçu un distille à quatre pattes pour ces animaux. Mais cet accoutrement les gênait dans leur marche tout en leur donnant une allure ridicule, et Kynes avait décidé de s’en passer. Ce qui impliquait un supplément d’eau que le kulon portait dans des jolitres harnachés sur son dos.
Dans les ombres du matin, Kynes, maintenant définitivement barbu, s’engagea avec son épouse et leur enfant dans une sente sinueuse que les Fremen auraient à peine osé appeler une piste. Il avait maintenant les yeux bleus de l’ibad, tout comme Frieth.
L’âne du désert s’engagea sans renâcler sur la pente abrupte. Kynes ne craignait pas la marche : elle avait toujours fait partie de son existence depuis ses années d’études écologiques sur Salusa Secundus et Bela Tegeuse. Et puis, maintenant, il avait des muscles durs et tendus comme des cordes. À pied, il pouvait concentrer son regard sur les cailloux et le sable plutôt que sur la crête des montagnes lointaines sous le brasier du soleil.
Frieth, soucieuse de plaire à son époux, détournait la tête chaque fois qu’il lui désignait un détail géologique, un endroit particulier du paysage, une lézarde abritée qui pourrait devenir un petit paradis végétal. De moins en moins indécise, elle finit même par lui montrer certaines choses qui lui étaient familières.
—La force des Fremen est dans l’observation, lui dit-elle comme si elle citait un ancien proverbe. Plus nous observons, plus nous connaissons. Ce savoir nous donne du pouvoir, particulièrement quand les autres ne savent pas voir.
— Intéressant.
Kynes savait peu de chose sur la vie de sa femme. Trop absorbé, il n’avait jamais eu l’occasion de lui demander des détails sur son enfance, ses passions, mais elle ne semblait pas s’offenser de le voir constamment obsédé par la terraformation de Dune. Dans la culture Fremen, maris et épouses vivaient dans des mondes différents qui n’étaient reliés que par des passerelles étroites et fragiles.
Mais Kynes savait que les femmes Fremen avaient la réputation d’être de féroces combattantes, redoutées dans les batailles et craintes des Sardaukar eux-mêmes. Jusqu’à présent, il n’avait pas encore découvert cette facette violente chez sa douce épouse et il espérait n’avoir jamais à subir sa colère. Totalement loyale, elle devait être une adversaire mortelle autant que la plus tendre des amies.
Une plante discrète retint son regard. Il arrêta le kulon et se pencha pour examiner les quelques feuilles vert pâle qui poussaient dans une niche d’ombre entre le sable et la poussière. Il identifia un spécimen rare de plante à tubercules et en brossa doucement les petites feuilles grasses.
— Regarde, Frieth, fit-il, le regard pétillant. Elle est merveilleusement tenace.
Elle acquiesça.
— Nous en avons planté dans les périodes de besoin. On dit qu’un seul tubercule peut contenir jusqu’à un demi-litre d’eau, de quoi survivre pendant plusieurs jours.
Une fois encore, il se demanda tout ce que son épouse pouvait connaître du désert dans son esprit de Fremen. Elle ne lui en avait presque jamais fait part. Il se dit que c’était sa faute, qu’il ne lui avait pas accordé assez d’attention.
Le kulon pencha le museau vers les feuilles, les naseaux dilatés, prêt à la brouter, et Kynes le repoussa.
— Cette plante est trop importante pour que tu t’en fasses un casse-croûte.
Il explora le sol alentour dans l’espoir de trouver d’autres plantes, mais en vain. Il croyait savoir qu’elles étaient indigènes, qu’elles avaient survécu au cataclysme qui avait drainé ou détourné l’humidité de Dune.
Ils firent une pose pour nourrir l’enfant. Frieth installait un auvent d’ombrage sur une saillie et, en l’observant, Kynes se rappela les derniers mois, tous les efforts de son peuple et les progrès accomplis sur la voie de leur projet qui prendrait des siècles.
Au début, Dune n’avait été qu’une station de recherche botanique, un avant-poste isolé avec quelques cultures qui dataient de l’expansion impériale. Bien avant la découverte des pouvoirs du Mélange au niveau du vieillissement et de la prescience. Dune, alors, avait été une fournaise desséchée dont les humains n’imaginaient pas l’usage. Les stations botaniques avaient été peu à peu abandonnées, les plantations disséminées laissées à leur sort, tandis que les animaux et les insectes devaient lutter pour survivre dans un environnement redoutable.
De nombreuses variétés avaient survécu en se diversifiant grâce à leurs facultés d’endurance et d’adaptation. Des cactées, des graminées et autres plantes des régions arides. Kynes avait déjà passé des accords avec des contrebandiers pour l’importation des graines et des pousses les plus prometteuses. Et les Fremen avaient commencé à se disperser pour ensemencer les sables. Chaque graine portait la vie éternelle, l’avenir de Dune.
C’était un marchand d’eau qui avait appris à Kynes la mort de l’Empereur Elrood IX. Ce qui avait réveillé en lui le souvenir particulièrement vif de son audience sur Kaitain, de sa rencontre avec le vieux monarque qui lui avait confié la mission d’analyser l’écologie de la planète Arrakis. Toute sa vie avait découlé de ce moment. Il en éprouvait beaucoup de gratitude pour Elrood, mais il doutait que l’Empereur décrépit se soit souvenu encore de lui cette dernière année.
Sous le coup de la surprise, il avait envisagé un instant de se rendre à Arrakeen pour prendre un Long-courrier afin d’être présent aux funérailles – puis avait décidé qu’il ne serait pas à sa place là-bas. Il appartenait maintenant aux gens du désert, il s’était endurci, et sa rudesse acquise au fil des années le coupait définitivement des mondanités de la politique impériale. Et puis, le travail qu’il avait à accomplir ici était infiniment plus important.
Dans le Sud profond, loin des regards Harkonnens, les Fremen avaient planté des variétés adaptées aux sols pauvres sur certaines dunes, sur les versants opposés au vent, afin de les ancrer. Dès qu’ils étaient stabilisés, les versants sous le vent s’élevaient, risquant de submerger les plantations. Mais les Fremen savaient comment changer la plantation pour maintenir la résistance des dunes et avaient ainsi édifié de gigantesques ifs qui couraient comme des murailles sinueuses sur des kilomètres, certains atteignant quinze cents mètres de hauteur…
Kynes entendit son épouse bouger près de lui, sous l’auvent. Le jeune Liet tétait à travers un rabat de son distille et elle lui murmurait des mots doux.
Il se mit à réfléchir à la seconde phase de transformation de Dune : ils allaient semer des graminées, ajouter des fertilisants chimiques, construire des pièges à vent et des précipitateurs de rosée. Plus tard, en prenant grand soin de ne pas surcharger la nouvelle écologie encore fragile, ils ajouteraient des plantes à racines profondes, des amarantes, des angéliques, des tamaris nains, du genêt d’Écosse, suivis des habitants familiers du désert : le saguaro et le cactus-barrique. Leur programme se déroulait au-delà de l’horizon de leur époque, à des décennies de là, des siècles…
Dans les régions plus peuplées du Nord, les Fremen avaient dû se contenter de plantations modestes et de cultures clandestines. La population tout entière était au courant du secret de la terraformation et y consacrait sa sueur et son sang… tout en dissimulant le formidable projet et son rêve à l’écart des yeux rapaces.
Kynes avait assez de patience pour observer chaque saison de la métamorphose. Et les Fremen avaient une foi absolue en leur « Umma ». Leur croyance totale envers ses visions et leur adhésion à chacune de ses exigences lui réchauffaient le cœur, mais Kynes était décidé à leur donner plus que de grands discours et des promesses creuses. Les Fremen méritaient de voir vraiment briller l’espérance – et il avait tout fait pour ça.
D’autres que lui connaissaient la palmeraie du Bassin de Plâtre, bien sûr, mais il voulait être le premier à le faire découvrir à Frieth et à leur petit Liet.
— Je vais te montrer quelque chose d’incroyable, dit-il tandis que Frieth pliait leur mini-campement. Pour que tu saches exactement ce que Dune pourra devenir. Tu comprendras alors pourquoi je travaille si dur.
— Je le sais déjà, mon époux, dit Frieth avec un sourire entendu avant de fermer son sac. Tu n’as pas de secret pour moi.
Elle le fixait avec un regard étrangement confiant et il réalisa qu’il n’avait pas besoin d’expliquer la logique de ses rêves aux Fremen.
Frieth explora du regard la pente de plus en plus abrupte, les obstacles qu’ils allaient aborder, et décida de ne pas remettre leur fils sur le kulon, mais de le porter.
À nouveau absorbé dans ses pensées, Kynes se mit à discourir comme si Frieth était l’une de ses fidèles étudiantes.
— Ce que les illettrés dans notre domaine ne comprennent pas, c’est que nous avons affaire à un système.
Il se halait vers le haut sans même se retourner pour s’assurer que le kulon se tirait des difficultés en abordant l’étroit virage, dérapant des sabots.
Le bébé geignit un instant, mais Frieth écoutait toujours son mari.
— Un système maintient une certaine stabilité fluide qu’une simple défaillance dans une seule niche peut déséquilibrer. Une petite faute et tout s’écroule. Un système écologique s’écoule d’un point à un autre… mais s’il est arrêté par un obstacle, l’ordre est rompu. Et celui qui n’est pas éduqué ne devinera pas l’effondrement avant qu’il ne soit trop tard.
Ses pensées couraient à travers la planète : les Fremen avaient déjà introduit certaines espèces d’insectes, et des fouisseurs capables d’aérer le sol. Des souris-kangourous, des fennecs et d’autres animaux plus importants : des lièvres du désert, des terrapènes, avec leurs prédateurs appropriés : des faucons, des petits ducs, des scorpions, des araignées, des mille-pattes… Y compris des chauves-souris et des guêpes. La trame de la vie avec ses fils les plus ténus.
Il n’arrivait pas à savoir si Frieth comprenait son discours ni même si elle était intéressée. Elle gardait le silence en approuvant avec enthousiasme. Il s’était dit une fois qu’il aurait souhaité discuter avec elle. Mais elle le considérait comme un prophète parmi les Fremen. Et les convictions de Kynes étaient sans doute trop fortes pour qu’elle les mette en question.
Il continuait l’ascension sans ralentir : s’ils n’atteignaient pas l’entrée de la grotte avant l’après-midi, ils seraient grillés par le soleil. Ils devraient coûte que coûte trouver un abri et attendre le lendemain pour rejoindre le Bassin de Plâtre.
Les arêtes rocheuses qui dominaient la piste étaient les écailles d’un lézard aux aguets, avide et féroce. Dans l’ombre, ils avançaient avec des échos chuintants, et le kulon râlait parfois, affamé. Frieth s’arrêta net, soudain, le bébé dans les bras, elle inclina la tête et ses yeux méfiants fouillèrent la pénombre.
Kynes n’avait pas ralenti, irrésistiblement attiré vers son but, mais il s’arrêta cinq mètres plus loin.
— Mon époux ! venait de souffler Frieth d’une voix rauque.
Elle avait levé les yeux vers le ciel blanc-bleu, comme si elle voulait voir désespérément au-delà de la herse de rochers.
— Que se passe-t-il ? fit Kynes, écarquillant les yeux.
Un ornithoptère blindé franchit la crête, et jaillit au-dessus de l’autre versant. Kynes s’était arrêté dans la sente inondée de soleil. Il entrevit la marque éraflée du griffon bleu des Harkonnens sur le fuselage.
Frieth se précipitait déjà vers un abri, serrant le bébé contre elle.
— Mon époux ! Par ici ! (Elle glissa l’enfant dans une fissure trop petite pour contenir deux adultes avant de revenir vers Kynes.) Les Harkonnens ! Il faut nous cacher !
Elle l’agrippa frénétiquement par la manche de son distille.
L’orni tournait au-dessus de la falaise, avec deux hommes à son bord. Kynes prit conscience qu’ils avaient été aperçus et qu’ils étaient maintenant des cibles faciles. Les soldats Harkonnens considéraient souvent comme un simple sport d’attaquer des Fremen isolés.
Des armes pointèrent du nez de l’appareil. Le cristoplass du cockpit s’ouvrit et un soldat grimaçant se montra. Il brandit son laser en prenant sa visée.
Frieth, en dépassant leur âne, lui donna une tape violente sur la croupe en poussant un hurlement suraigu. Le kulon effrayé se mit à braire et s’élança au galop sur la sente, déclenchant une avalanche de rocaille sous ses sabots.
Frieth s’élança vers le bas de la pente, le visage tendu, le regard déterminé. Kynes fit de son mieux pour la suivre, trébuchant sur les cailloux, heurtant les blocs épars tout en essayant de rester dans les zones d’ombre. Il n’arrivait pas à croire que Frieth ait pu abandonner Liet seul. Puis il réalisa que le bébé était en sécurité dans son réduit obscur et qu’il restait instinctivement immobile et silencieux.
Kynes, lui, se sentait maladroit, vulnérable, mais son épouse avait été élevée en Fremen et elle savait se fondre dans le paysage.
L’orni les survola dans un grondement et piqua droit sur le kulon qui fuyait. Frieth avait calculé juste : les Harkonnens s’occupaient d’abord de leur animal de bât. Le mitrailleur ricanant réapparut et lança un trait orangé presque invisible qui découpa l’âne du désert en pièces sanglantes. Plusieurs roulèrent vers le bas de la falaise tandis que la tête et les antérieurs restaient sur la piste.
Les rafales de laser balayaient maintenant les rochers, soulevant des geysers de fragments. Frieth et Kynes couraient au hasard. Ils avaient du mal à garder leur équilibre et, enfin, Frieth le poussa dans le creux d’une protrusion de lave à la seconde où un nouveau tir les effleurait de quelques centimètres en crépitant. Une odeur piquante d’ozone et de silex monta des spirales de fumée.
L’orni revenait sur eux. Le mitrailleur rajustait sa visée, bien décidé à prendre son plaisir avant d’utiliser les armes lourdes de l’appareil.
À cet instant précis, les guerriers de Kynes ouvrirent le feu.
Dissimulés derrière les remparts de la falaise camouflée, à proximité de la grotte, les tireurs Fremen canardaient l’appareil blindé. Les zigzags des lasers grésillaient sur la verrière. L’un des défenseurs portait sur l’épaule une ancienne pièce d’artillerie qui crachait des charges explosives achetées aux contrebandiers. L’une d’elles atteignit de plein fouet la cabine de l’orni. Déséquilibré, l’orni partit à la dérive.
Le choc arracha le mitrailleur de son siège et il fut projeté hors de l’appareil en hurlant. Il alla se fracasser bien plus bas sur les rochers dans un jaillissement écarlate. Son laser rebondit en claquant.
Frieth était accroupie sous l’éperon de lave, serrant Kynes contre elle, encore abasourdie de l’intensité de la défense Fremen. Il savait qu’elle avait été prête à se défendre seule contre les Harkonnens, mais l’autre force veillait.
Les Fremen venaient de concentrer leurs tirs sur le moteur de l’orni désemparé. L’air sentait le métal liquéfié. Le pilote luttait désespérément pour retrouver l’assiette de son engin, mais déjà ses tuyaux crachaient une lourde fumée noire. Le câblage carbonisé crachait en grésillant une pluie de lubrifiant et l’orni entama une vrille dans une longue plainte.
Il percuta la falaise, s’ouvrit et continua à dévaler la pente. Ses grandes ailes articulées continuèrent de battre spasmodiquement jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un amas au fond de la gorge.
— Il n’y a aucun sietch ici ! dit Frieth, le souffle court, déconcertée. Qui sont-ils ? De quelle tribu se réclament-ils donc ?
— Ce sont mes hommes. Ils sont chargés de défendre le projet.
Il s’aperçut que le pilote Harkonnen avait survécu à l’écrasement. Une partie de la verrière bascula et le blessé s’en extirpa et se mit à ramper, apparemment privé de l’usage d’un bras. Dans l’instant suivant, les guerriers Fremen surgirent de toutes les crevasses et se précipitèrent vers les débris de l’appareil.
C’est en vain que le pilote battit en retraite dans la carcasse : deux Fremen l’en extirpèrent. L’éclair blanc-bleu d’un krys, un jet pourpre, et l’Harkonnen mourut. Les Mesureurs d’eau transportèrent son corps à l’écart pour en disposer. Kynes savait que la moindre goutte d’eau, les plus légères traces de fertilisants – nitrates et phosphates – pris à la victime iraient alimenter le Bassin de Plâtre et non une famille en particulier.
— Mais qu’y a-t-il de si important dans cette région ? demanda Frieth. Qu’y fais-tu, mon époux ?
Il la récompensa par un sourire heureux.
— Tu verras. C’est pour cela que je voulais que tu sois la première à nous rendre visite.
Frieth retourna récupérer leur enfant dans une course agile. Le jeune Liet n’avait même pas pleuré.
— C’est un vrai Fremen, fit-elle fièrement en le montrant à Kynes.
Plus bas, les Fremen démantelaient déjà l’épave en triant les pièces, les éléments des moteurs, les provisions. Les plus jeunes étaient partis en quête du fusil-laser.
Kynes et Frieth passèrent auprès des restes massacrés de leur kulon et Kynes soupira tristement.
— Au moins, nous aurons de la viande – c’est tellement rare. Je crois qu’on devrait fêter cet événement dès que nous atteindrons la caverne.
Les Fremen s’escrimaient à effacer toute trace de l’accident et emportaient les pièces les plus volumineuses jusqu’aux galeries souterraines, balayaient les cicatrices laissées dans la roche et même le sable. Même s’il commençait à connaître les Fremen, Kynes s’émerveillait encore de leur efficacité.
C’est lui qui allait en avant, à présent. Peu après midi, il franchit avant elle l’entrée dissimulée de la caverne. Le soleil était à cette heure une vague immobile de feu doré derrière les dents des montagnes. À l’intérieur, l’air était frais, humide, comme une haleine parfumée.
Kynes ôta les embouts de son distille et se tourna vers Frieth qui semblait hésiter à l’imiter, bloquée farouchement dans son instinct de survie. Mais, très vite, en regardant autour d’elle avec étonnement, elle sourit.
— Mon époux, je sens le parfum de l’eau !
Il lui prit le bras, doucement.
— Viens avec moi. Je veux te montrer quelque chose.
Ils franchirent un angle aigu destiné à retenir la lumière et l’évaporation. Et Kynes montra d’un geste majestueux l’Éden qu’était devenu le Bassin de Plâtre.
Des brilleurs flottaient près de la voûte. L’air était riche d’humidité, de fragrances de fleurs, de racines et de feuilles. Dans des rigoles étroites, l’eau courait avec de frais gargouillis. Et partout, dans un apparent désordre artistique, des lits de fleurs éclataient en bouquets magenta et orange. Sous les ventilateurs, les systèmes d’irrigation laissaient pleuvoir des gouttelettes argentines dans des cuves tapissées d’algues. Et des nuages multicolores de papillons, de moucherons et d’abeilles tournaient autour des pistils précieux chargés de nectar et de pollen.
Frieth eut une exclamation d’extase et, un bref instant, Kynes put lire derrière le masque de porcelaine fine de son visage comme jamais il ne l’avait fait auparavant.
— Mon amour, c’est le paradis !
Un colibri flotta brièvement devant elle dans le halo flou de ses ailes folles avant de piquer vers la pénombre et les jardiniers Fremen qui vaquaient à leur tâche avec une méticulosité empreinte de bonheur.
— Un jour, dit Kynes, il y aura des jardins comme celui-ci un peu partout sur Dune, à ciel ouvert. Ceci est une exposition destinée à montrer les cultures et les plantes avec l’eau libre, les arbres fruitiers, les fleurs décoratives, les pelouses. C’est un symbole destiné à tous les Fremen, afin qu’ils partagent ma vision. Comme ça, ils comprendront ce qu’ils peuvent accomplir.
La roche qui avait connu des éons d’aridité luisait à présent sous un film d’eau limpide.
— Même moi, je n’avais pas vraiment compris, dit Frieth… Jusqu’à maintenant.
— Tu vois pourquoi cela vaut la peine de se battre ? Et même de mourir ?
Kynes s’éloigna, penché vers les feuilles, se gavant d’arômes. Il s’arrêta devant un arbre d’où pendaient de gros fruits orange. Il en cueillit un sans qu’aucun des jardiniers n’intervienne.
— Un portygul, l’un de ces fruits dont je vous avais parlé à tous, au sietch de la Muraille Rouge.
Elle prit le portygul avec révérence entre ses mains calleuses comme s’il venait de lui offrir un diamant.
D’un geste large, il lui montra l’immense caverne.
— Souviens-toi de ceci, ma femme. Tous les Fremen doivent le voir. Dune, notre monde, pourrait être semblable à ce que tu vois dans quelques siècles à peine.