Enchaînement.
La veillée mortuaire devait avoir lieu dans une maison du quartier de Richmond. Ils se rendirent là-bas dans la Fairlane de Charlie. Dès qu'ils eurent traversé Park Presidio, Michael ouvrit l'oeil pour trouver une place de parking.
- En voilà une ! cria-t-il alors qu'ils se trouvaient à encore trois ou quatre rues de l'endroit en question.
- Pas si loin ! protesta Charlie.
- On va pas trouver mieux, rétorqua Michael.
Charlie tapota sur le tableau de bord et indiqua un panneau où figurait un fauteuil roulant :
- Tiens ! Voilà une place pour les handicapés.
- Hé ! plaisanta Michael. Avantages des années quatre-vingt.
- C'est ça, ironisa Charlie. Gagnez une place de parking et crevez !
La plus grande partie de l'assistance était venue directement de la crémation qui s'était déroulée au Neptune Society Columbarium. Michael ne pouvait pas s'empêcher de se sentir une sorte d'imposteur, comme un clochard parlant de Tchekhov aux passants sur le trottoir.
- Je ne connais personne, chuchota-t-il tandis qu'ils tournaient autour de la table des desserts.
- Et moi ? Personne ne mange de ma tarte ! se plaignit Charlie en fronçant les sourcils.
- Tiens.
Michael lui tendit son assiette en carton.
- J'en veux bien une part.
- Non. Tu n'en auras pas si c'est seulement pour me faire plaisir.
- Donne-moi une putain de part ! insista Michael en riant.
Charlie lui en donna une.
- Il ne reste que la moitié de cette tarte au citron, et regarde sa couleur : elle est bien trop artificielle !
- Que veux-tu ! soupira Michael. Nous sommes dans un contexte postmoderne.
Il avala une bouchée de la tarte aux noix de pécan que Charlie avait préparée, et la mastiqua avec plaisir bien qu'elle collât terriblement aux dents.
- Je n'ai jamais su comment me comporter dans ce genre de situations, avoua-t-il.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Tu sais bien... Est-ce qu'il faut rire, est-ce qu'il faut pas...
Charlie haussa les épaules :
- C'est une célébration. C'est comme ça qu'ils l'appellent.
- Je sais, mais certaines de ces personnes se sentent très mal, en ce moment.
- Quand ce sera mon tour, vieux, je te conseille de rire.
- D'accord, Charlie.
- J'ai prévu ça de telle façon qu'en fait... tu riras. Je l'ai organisé quand tu étais parti. Je ne vais pas tout te révéler, mais j'ai prévu plusieurs centaines de mètres de fausse peau de léopard et une imitation d'Ann-Margret.
Michael lécha le sucre sur ses doigts.
- Pourquoi pas la vraie Ann-Margret ?
- Eh bien, c'est en option, bien sûr. À toi de juger.
- Qui est en option ? demanda une voix.
Il s'agissait de Teddy Roughton, vêtu d'une tenue assez lugubre : un jean noir, une chemise blanche et un noeud papillon en cuir noir. Il passa son bras autour de la taille de Michael et inspecta les tartes aux framboises.
- C'est une longue histoire ! expliqua Michael. Teddy, je te présente Charlie. Charlie, voici Teddy.
- On s'est déjà rencontrés, lui rappela Teddy en tendant la main. À la soirée sida de Ringold Alley.
- Ah, oui... Bien sûr.
Le ton de Charlie devint doucereux, remarqua Michael, et il se souvint que la tendance de Teddy était trois quarts Vanity Fair et un quart Drummer. Charlie, lui, était impressionné par la noblesse.
- Depuis, fit Teddy en roulant les yeux, notre ami a brisé le coeur d'un brave touriste qui ne s'est pas méfié.
- Quel ami ? s'enquit Charlie, un peu interloqué.
- Celui-ci, répondit Teddy en secouant Michael.
- Moi ? fit Michael. Qui a dit ça ?
- Qui a dit quoi ? insista Charlie.
- Il était désespéré, poursuivit Teddy, oublieux de la question de Charlie. Il a dit qu'il était fou de toi, mais que cela n'était pas réciproque.
- Et puis quoi encore ?... s'inquiéta Michael, persuadé qu'il s'agissait d'un canular.
- Est-ce de Thack qu'il s'agit ? se renseigna Charlie.
- Teddy l'a emmené à l'aéroport, lui glissa Michael.
- Pauvre garçon ! se lamenta Teddy.
- Tu vois ? triompha Charlie en regardant Michael dans les yeux. Tu vois !...
- Qu'est-ce qu'il a dit ? demanda Michael en cherchant à soutirer des informations à Teddy.
- Je te l'ai déjà raconté. Qu'il te trouvait pas mal du tout. Et que ce n'était pas réciproque.
Michael éprouva une envie violente et soudaine de hurler, au beau milieu de la veillée mortuaire.
- Ce n'était pas réciproque ?
- Enfin, ce sont mes mots, bien sûr...
- C'est lui, qui était froid avec moi ! s'insurgea Michael. Il est parti le plus tôt possible, et... Est-ce que c'est bien la vérité, Teddy ?
Teddy se pencha sur la table pour examiner les tartes de plus près.
- Oui, oui, oui... l'assura-t-il vaguement.
- Tu devrais essayer la tarte aux noix de pécan, recommanda Charlie.
La bienveillance lui sortait par tous les pores.
- Elle est extraordinaire.
Charlie, alors, se tourna pour réprimander Michael :
- Qu'est-ce que je t'avais dit ?
Après la veillée mortuaire, Michael était trop bouleversé pour aller travailler et il demanda à Charlie de le ramener chez lui en voiture. Quand ils arrivèrent aux marches de Barbary Lane, Charlie lui déclara soudain :
- Ne regarde pas tout de suite... Je crois que ta logeuse est devenue complètement folle !
Michael tourna la tête et aperçut Mme Madrigal enchaînée au bas de l'escalier. Elle avait utilisé divers modestes accessoires de quincaillerie pour s'y attacher, ce qui ne manquait pas de paraître légèrement ridicule dans le contexte. Elle portait sa tenue passe-partout, une jupe ample et une veste en tweed sur un chemisier blanc à col haut. Bref, elle avait manifestement mis le paquet.
- Elle fait ça en signe de protestation, commenta Michael.
- Oh, très bien.
Charlie loucha.
- Mon Dieu ! Les habitants de Russian Hill sont tellement bizarres !
Michael rit et l'embrassa sur la joue :
- Je t'appelle ce soir.
- Pas avant d'avoir appelé Thack.
- D'accord.
- Nom d'un chien, Michael, je suis sérieux : ne gâche pas tout.
Michael rit et traversa la rue en bondissant. Charlie klaxonna deux fois et descendit Leavenworth. Mme Madrigal lui fit joyeusement un signe de la main depuis les marches, puis salua Michael.
- J'espère que je ne lui ai pas fait peur au point qu'il s'enfuie, lança-t-elle.
- Non, la réconforta Michael. Pas du tout.
Il monta les marches jusqu'au palier où la logeuse était installée, magnifique et digne, tripotant paresseusement le col de son chemisier et... ses chaînes.
- J'attends Mary Ann, l'informa-t-elle, au cas où tu te poserais des questions.
- Elle va filmer ça ?
Michael ne savait pas quoi dire.
Elle acquiesça modestement :
- J'ai bien peur qu'elle soit un peu en retard.
- À quelle heure était-elle censée débarquer ?
- Je suis sûre qu'elle va arriver bientôt, répondit la logeuse.
Elle le regardait d'un air qui lui ordonnait de ne pas s'indigner de la conduite de Mary Ann, tout en signifiant qu'elle savait, elle, exactement ce qu'elle faisait.
- Est-ce que les... euh... démolisseurs vont venir ? se préoccupa-t-il de savoir.
- On ne sait pas, répondit-elle d'un air sombre.
- Mary Ann n'est pas au courant ?
- Non, répondit la logeuse. Enfin, elle dit que non. Elle a souhaité cette mise en scène pour "mieux susciter l'émotion".
Elle leva les bras et lui adressa un petit sourire contraint.
- Alors, si c'est ce que je dois faire, je veux le faire.
Michael se demanda un moment si l'absence de Mary Ann n'était pas due au retour de Brian, s'il ne lui avait pas dit son secret, et si elle n'avait pas piqué une crise de nerfs...
- Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois, madame Madrigal ?
- Oh... Hier en fin d'après-midi. Elle m'a précisé qu'il faudrait que je sois... euh... enchaînée à partir de midi ; mais qu'elle ne pouvait pas être là quand je le ferais : on aurait l'air d'être de mèche.
- Vous ne l'avez pas eue ce matin ?
- Non.
Son front se rida.
- Est-ce qu'il y a un problème, chéri ?
- Non. Je me posais seulement la question. Écoutez, je vais appeler les studios à votre place.
- Cela serait très gentil.
Elle comprit son expression.
- Ne sois pas en colère contre elle, Michael.
Il continua à monter les escaliers, puis s'arrêta.
- Ah, au fait... Qu'avez-vous pensé de Thack ?
- Il m'a paru charmant. Exactement ce qu'il te faut.
- Je suis bien de cet avis.
- Est-il déjà parti ?
- Hier soir.
- Oh, mon enfant !
- Ce n'est pas grave. Je veux dire... pas encore. En ce moment, je suis heureux. Vous me comprenez ?
- Je te comprends, dit-elle.
Il lui sourit.
- Apporte-moi un caramel, mon grand, quand tu reviendras. Ils sont sur le piano, dans le plat en cristal.
Il monta les dernières marches avec des bottes de sept lieues, jouissant de l'aura de sa bénédiction.
Quand Michael téléphona aux studios, un producteur associé grincheux lui apprit que Mary Ann était rentrée directement chez elle après l'enregistrement du matin, et qu'il n'avait pas entendu parler de l'envoi d'une équipe sur les marches de Barbary Lane.
Il essaya alors le Summit. Brian répondit par un "allô" atone.
- C'est Michael. Est-ce que Mary Ann serait là, par hasard ?
- Eh bien... oui. Mais elle ne prend pas d'appel en ce moment.
"Il lui a donc raconté", pensa Michael.
- Je me doute que ce n'est peut-être pas le bon moment, reprit-il. C'est juste que Mme Madrigal est enchaînée à son escalier.
- Quoi ?
- Dis-le à Mary Ann : elle comprendra !
Brian laissa le combiné. Vingt secondes plus tard, Mary Ann arrivait sur la ligne.
- Mon Dieu, Mouse !... commença-t-elle.
Il essaya d'être aimable :
- Il n'est pas trop tard.
- Je vais appeler les studios. Je vais trouver une équipe.
- Bien.
- J'avais complètement oublié, Mouse ! Je suis tellement désolée. S'il te plaît, dis-lui que je ne voulais pas...
- Je m'en occupe. À quelle heure viennent les démolisseurs ?
- Euh... trois heures.
- Bien. Si tu t'actives, tu peux... Est-ce que ça va, tous les deux ?
- Mouse...
- Juste "oui" ou "non".
- Plus ou moins...
- Je t'aime, Babycakes.
Elle resta silencieuse un moment, puis :
- Oh, vous les mecs !... soupira-t-elle sur un ton résigné, comme si elle mettait tous les hommes dans le même sac.
- Demande à Brian s'il peut apporter sa grosse chaîne, aussi !
- Hein ?
- Celle en chrome, qu'il utilise pour la Jeep. Ce sera beaucoup mieux que ce qu'on a pour le moment, tu peux me croire ! Si je dois être filmé enchaîné, autant que ça fasse vrai.
- Mouse, on n'a pas besoin de deux...
- Allez ! l'interrompit-il. Rendons ça drôle.
Elle grogna.
- On va faire ressembler ces marches à un putain de bracelet à breloques.
- D'accord. Comme tu veux. On te verra là-bas. Et... Écoute, Mouse...
- Oui ?
- Si elle fume de l'herbe, quand l'équipe arrivera...
- T'inquiète. Je lui dirai. Au revoir.
Il raccrocha, monta dans sa chambre à toute vitesse, se débarrassa de ses vêtements et s'ébroua sous l'eau comme un chien. Quatre minutes plus tard, quand il éteignit son sèche-cheveux, il s'aperçut que le téléphone sonnait.
Il se précipita sur le combiné.
- Oui... Allô !
- Je tombe mal ? demanda Thack.
- C'est que... une équipe de la télévision arrive. On essaie de sauver les marches.
- Ah, oui ! J'avais oublié !
- Nous aussi. Presque.
- Tu me manques, lâcha Thack.
- Vraiment ?
- Terriblement.
- C'est tellement génial ! Tu me manques aussi... dit Michael en riant.
- Qu'est-ce qu'on va faire ?
- Eh bien... Pour commencer, je vais t'écrire une longue lettre sentimentale... Mais je préfère te prévenir : ça va être un véritable débordement !...
- La mienne est terminée, lui confia Thack. Je l'ai déjà postée.
- Ouah ! s'exclama Michael en riant à nouveau.
- Mais tu es pressé, je ne vais pas te retenir plus longtemps.
"Oh si ! Retiens-moi", pensa Michael.
- Je t'appelle ce soir à mon tour, OK ?
- Génial. Je serai là.
Michael raccrocha et fonça sur l'armoire devant laquelle il se fit momentanément un sang d'encre pour savoir comment s'habiller correctement afin de paraître sous son meilleur jour à la télévision. Il fixa finalement son choix sur une sorte de look sportif mais classe : un pantalon en velours côtelé, une chemise écossaise, une cravate tricotée et des baskets montantes.
Au milieu de la cour, il se souvint des caramels de Mme Madrigal, revint sur ses pas, et en ramassa une poignée généreuse dans leur plat, sur le piano.
Ils en auraient vraiment besoin pendant la durée des opérations !