Conflit de générations.
Le neveu de Brian était un rouquin grand et maigre. Il se coiffait en utilisant du gel avec la même détermination que Brian à son âge, lorsqu'il en tenait pour le naturel. Jed était un petit jeune d'aspect ordinaire, à peine délivré de son allure gauche de premier de la classe par une connaissance élémentaire de la mode pour ados. (Il avait une prédilection pour les Reebok montantes aux couleurs variées et il laissait ses pans de chemise dépasser de ses pulls ras du cou.)
D'une certaine manière, Brian le plaignait.
- Alors, dit-il un soir après le dîner, c'est ta deuxième année de collège, l'année prochaine, hein ?
Jed acquiesça en avalant la dernière part de pizza. Ils étaient assis autour d'une table de jeu que Mme Madrigal avait remontée du sous-sol. Hormis une étagère à livres et un canapé délabré, il n'y avait pas d'autres meubles dans la pièce éclairée à la bougie. La logeuse avait atténué l'austérité de l'ensemble en disposant çà et là des bouquets de roses jaunes qui venaient de son jardin.
- Je me souviens de ma deuxième année de collège, continua Brian, essayant de faire sortir Jed de sa coquille. Je passais mon temps à glander. La terreur du bizut avait disparu, et les filles devenaient intéressantes.
Pas de réponse. Que dalle.
Brian fit une autre tentative :
- Je suppose que les choses n'ont pas tant changé, hein ?
- Je fais un peu la fête, répondit Jed, mesurant ses paroles. Mais je dois maintenir mon niveau, si je veux être compétitif sur le marché du travail.
"Oh, très bien, pensa Brian, il parle comme un véritable fonctionnaire."
- Cissie et moi avons élaboré un plan.
- Cissie est ta petite amie ?
Le petit jeune confirma.
- On veut se marier pendant ma première année de droit, fonder une famille et tout et tout. Mais ça demande de l'argent; je pense donc qu'il vaudrait mieux que j'obtienne mon diplôme de fin d'études au collège avec au moins douze sur vingt si je veux entrer à la faculté de droit d'Harvard. Les entreprises les plus prestigieuses n'embauchent jamais de gens qui sortent de... Enfin, tu sais : de facs de droit moins réputées.
Brian réprima une forte envie de vomir.
- Il faut planifier, ajouta Jed. Ça coûte cher, une famille.
- Tout à fait.
- Bien sûr, je n'ai pas besoin de te dire tout ça, à toi. Regarde combien de temps vous avez dû attendre, Mary Ann et toi.
"Cette observation est plus naïve que méchante", jugea Brian.
- On n'a pas eu besoin d'attendre, dit-il calmement. C'est ce que nous voulions l'un et l'autre. Nous avions tous les deux la trentaine quand nous nous sommes mariés.
- Pas croyable ! répliqua Jed, comme s'il entendait une citation du Livre mondial des records.
Brian passa à l'offensive, décidé à émanciper son neveu.
- J'ai bien profité de mon célibat, commença-t-il. Ça m'a appris une foule de choses sur le monde et moi-même. Je pense que je suis un meilleur mari grâce à ça.
- Sûr, dit Jed. Mais est-ce que ta vie, alors, n'était pas un peu... dépourvue de sens ?
- Non. Ah, putain, non !
Ce n'était pas entièrement vrai, mais il détestait le ton suffisant du jeune homme.
- J'étais indépendant et c'est le sexe qui m'a aidé à le devenir.
Confronté à ce concept désespérément démodé, Jed sourit avec indulgence.
- C'est la vérité, insista Brian. Tu ne t'es pas senti plus... responsable, la première fois que tu as fait l'amour avec une fille ?
L'adolescent tira sur la manche de son pull.
- Il n'y a pas eu d'autres filles avant Cissie, s'offusqua-t-il.
- Très bien. Alors... la première fois que tu as fait l'amour avec Cissie ?
Silence.
Brian examina le visage de son neveu où la terrible évidence s'afficha comme un accès d'acné.
- Putain, excuse-moi... Je ne voulais pas... Je veux dire que beaucoup de mecs...
Jed accueillit ce bégaiement avec un autre vague sourire, plus suffisant que le précédent.
- C'est une question de choix, Brian.
- Oh... Eh bien...
- Nous sommes contre les relations sexuelles avant le mariage. L'un comme l'autre.
Relations sexuelles avant le mariage ? Il ne se souvenait pas d'avoir entendu cette expression depuis le début des années soixante, quand cela cessa d'être un sujet d'exposé tabou au lycée. Et puis, qui était cette petite garce de Cissie, d'abord ? Qu'est-ce qui donnait le droit à cette fille d'embarquer ce pauvre gosse innocent dans une vie de servitude conjugale ?
- Jed... Écoute, mon gars... Peut-être que ça ne me regarde pas, mais je pense que tu fais une grosse bêtise. Quelques expériences n'ont jamais fait de mal à personne. C'est pour toi, vieux. Comment peux-tu être sûr que Cissie te convienne si...
- J'en suis sûr, Brian. D'accord ?
Brian secoua la tête :
- Ce n'est pas possible. Tu es trop jeune. Tu n'as pas assez vécu.
- Je ne suis pas intéressé par les aventures d'un soir, dit Jed.
- Tu as peur, riposta Brian. Et c'est normal. La première fois, c'est pour tout le monde la...
- Les choses ont changé, maintenant, Brian. Cela ne se passe plus comme de ton temps.
Ou celui de ta mère, pensa Brian. Sunny avait eu quatre liaisons et subi un avortement avant d'arriver à avoir Jed. Comment la vie avait-elle pu changer si radicalement en vingt ans ?
- Certaines choses sont immuables, affirma-t-il à son neveu en espérant vraiment que cela fût vrai.
Jed se leva pour jeter la boîte de la pizza dans un sac Hefty.
- J'ai eu une dure journée, Brian.
C'était manifestement un signal pour signifier à son oncle trop indiscret de partir.
- Ouais, conclut Brian. Très bien.
Il se leva pour aller à la porte.
- Je suis là-haut, au Summit, si tu as besoin d'un guide touristique ou de quoi que ce soit d'autre. Mme Madrigal a dit qu'elle serait heureuse de répondre à toutes tes questions sur le quartier.
- Laisse tomber, fit Jed. Elle est trop bizarre.
Brian ne se donna pas la peine de répliquer. Pourquoi gaspiller sa salive pour ce petit con mesquin ?
Dix minutes plus tard, de retour au Summit, Mary Ann demanda à Brian comment s'était passé le dîner.
- L'enfer, répondit-il.
- Eh bien, j'espère au moins que tu as été gentil avec lui !
Il lui jeta un regard maussade.
- Oui, j'ai été gentil avec lui. C'est lui qui n'a pas été gentil avec moi.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- J'sais pas... Tout simplement mal élevé et crispé.
Il ne voyait aucun intérêt à parler de leur échange sur la virginité. Mary Ann trouverait ça sans aucun doute "mignon".
- Il est jeune, lança-t-elle, en remplissant le lave-vaisselle.
L'indulgence de commande dont elle faisait montre l'agaça.
- Tu veux que je l'invite ? proposa-t-il.
- Non, répondit-elle prudemment. Pas si tu penses qu'il est... difficile.
- Épargne-moi tes platitudes, alors. Ce boutonneux est vraiment un trou du cul.
Elle ferma le lave-vaisselle et le regarda :
- Qu'est-ce qui ne va pas, Brian ?
C'était une sacrée bonne question. Il avait toujours mal à la tête et son ventre avait commencé à le faire souffrir d'une manière étrange. Cette curieuse fatigue était-elle liée à la grippe ? Ou bien seulement au fait d'avoir quarante-deux ans ? Était-ce cela qui le rendait si amer, confronté à la jeunesse de Jed ?
- Excuse-moi, dit-il finalement. J'ai mal à la tête. Je dois avoir la grippe.
Elle fronça les sourcils, puis lui caressa le front.
- Tu n'as pas de fièvre, constata-t-elle.
Il haussa les épaules et se détourna.
- Je vais nous préparer un chocolat chaud. Va te reposer un peu.
- Non, merci.
- Allez, le brusqua-t-elle. Ne sois pas si grincheux. C'est sans sucre.
La télévision mise en sourdine devant laquelle elle lui massait les pieds leur tenait presque lieu de cheminée.
- Oh ! s'exclama-t-elle après un long silence. DeDe a appelé, ce matin. D'or et elle veulent que nous venions profiter de leur piscine, dimanche prochain.
Il grommela évasivement. Il se méfiait de l'amitié grandissante de sa femme pour ce couple Halcyon-Wilson, non parce qu'elles étaient lesbiennes, mais riches et mondaines. Mary Ann était simplement en train de suivre la même voie, il en était pratiquement certain.
- J'ai pensé que ça serait bien pour Shawna, ajouta-t-elle en tirant sur son petit orteil. Je sais que tu ne les aimes pas à la folie, mais leur piscine a de quoi faire crever d'envie.
- C'est comme tu veux...
- Allez, dit-elle en roucoulant. Ne sois pas comme ça.
- Très bien. On ira. Je serai peut-être malade comme un chien, mais...
- Oh, mon pauvre petit !
Elle appuya ses pouces sur la plante de son pied.
- Tu iras mieux d'ici là, et...
La sonnerie du téléphone l'interrompit.
Brian étendit le bras pour attraper le combiné :
- Ouais ?
- C'est Jed, Brian.
- Oh... ouais.
- Je voulais juste te remercier pour la pizza. Et pour l'appart' et tout et tout. Tu m'as vraiment sauvé la mise.
- Euh... mais y a pas de quoi.
- Tu es un oncle génial. Je comprends pourquoi maman t'aime tant.
- Écoute... Tout baigne, d'accord ? On recommencera.
- Bien sûr, dit Jed.
- Bon. Super. Alors, euh... On se voit demain ?
- Et comment !
Brian raccrocha.
- C'était ton neveu ? demanda Mary Ann.
Il hocha la tête.
- Il a de bonnes manières. Tu dois l'admettre.
- Ouais, concéda-t-il distraitement, passant l'éponge sur ce qu'il s'était empressé de lui raconter tout à l'heure.
- Ce grand dadais, après tout, était aussi la chair de sa chair. Il méritait une seconde chance.
Peut-être qu'il avait tout simplement besoin de s'envoyer en l'air.