DeDe et la Sécurité.
À Wimminwood, le jour se levait. DeDe fut la première de la famille à s'éveiller et se frotta les yeux jusqu'à ce qu'elle pût les fixer sur le ruban vert et lisse de la rivière, ainsi que sur les saules qui chatoyaient tout au long de la rive. Elle se dégagea de l'agréable étreinte de D'or et sortit lestement de leur sac de couchage.
Elle resta assise dehors un instant, serrant ses genoux dans ses bras pour écouter les roitelets chanter dans les arbustes. Même si elle était très attachée à D'or et aux enfants, elle ne pouvait s'empêcher de savourer ce moment-là en égoïste : le monde semblait n'appartenir qu'à elle.
Les choses s'étaient merveilleusement bien passées jusque-là. Edgar s'était tout de suite adapté au Camp du Frère Soleil, manifestant des dispositions pour la vie collective qui avaient même ébloui Laurie, la responsable chargée de s'occuper des petits garçons. Quand on mesura son QNC (Quotient de non-compétitivité), il battit à plates coutures tous les autres enfants.
DeDe, D'orothea et Anna, elles, avaient goûté à la plupart des charmes de Wimminwood. Elles avaient pris part aux Nouveaux Jeux, participé à un atelier de peinture faciale et plongé dans la rivière en éclaboussant tout le monde comme des poneys joueurs. La veille, avec un millier d'autres femmes, elles avaient regardé les étoiles, étendues par terre sur le dos, tandis que Hunter Davis leur chantait :
Tu es la femme idéale
Pour moi qui suis imparfaite
Tu viens vers moi quand je m'éloigne
Tu t'éloignes quand je viens vers toi
Et je t'aime chérie.
En entendant ces paroles, DeDe s'était tournée pour contempler la douceur miraculeuse du visage de son amie dont les profonds yeux noirs fixaient rêveusement la lune.
Puis, presque instinctivement, elle avait saisi la main de sa fille, petite et fraîche comme de la soie dans l'air du soir.
Elle se rendit compte qu'elle était heureuse. Elle avait tout ce qu'elle désirait. À propos de Wimminwood, D'or avait raison.
Comme d'habitude, elles prirent leur petit déjeuner dans le réfectoire végétarien en plein air. Les femmes qui servaient, vêtues seulement de tabliers et de bottes, les fesses et les joues embrasées, leur servirent des portions de porridge fumant, ordonnant aux traînardes d'accélérer le mouvement :
- Circulez, circulez, s'il vous plaît.
Elles trouvèrent de la place à une table de pique-nique occupée par trois autres personnes.
- Écoute, dit D'or à son amie en attaquant son porridge. Anna et moi, on a pensé qu'on pourrait aller rendre visite à Edgar, puis peut-être jeter un œil à la Tente des Artisanes, aujourd'hui.
DeDe regarda sa fille.
- Tu vas encore dépenser ton argent, hein ?
- D'or a dit que c'était OK.
- On n'a pas vraiment besoin de pots en grès, tu sais...
Anna prit un air renfrogné.
-Même chose pour les tatouages, qu'ils soient provisoires ou non, continua DeDe.
La petite fille décocha un regard accusateur à D'or :
- T'as craché le morceau ?
D'or dut négocier avec DeDe :
- Juste un petit, hein ?... Très femme. Quelque chose dans le genre Laura Ashley.
DeDe rit malgré elle :
- Alors, ce sera toi la responsable s'il ne part pas à l'eau, d'accord ?
- Youpi ! s'exclama Anna, triomphante.
DeDe se rendait compte que l'enfant devenait dépensière. Comme Frannie. Comme DeDe elle-même quand elle avait fait son entrée dans le grand monde, à une époque antérieure à l'affaire guyanaise. Était-ce quelque chose d'héréditaire ?
- Tu ne viens pas avec nous ? demanda D'or.
- Non, fut obligée de répondre DeDe. Je dois aller travailler, cet après-midi : je vais donc rester un peu à ne rien faire.
- Participe à un atelier, proposa D'or.
- Peut-être... hésita DeDe.
- Il y en a un qui te conviendra parfaitement, dans la Zone 5.
- Pardon ?
D'or resta malicieusement énigmatique :
- Va jeter un oeil. Zone 5, à dix heures.
Quand elle se retrouva seule, DeDe alla se planter devant le tableau d'affichage et considéra les possibilités qui s'offraient à elle :
9h00 10hOO ATELIER CRISTAL : Nettoyer et prendre soin des cristaux de quartz. Comment utiliser différents cristaux pour guérir, rêver et méditer. Mariposa Weintraub, organisatrice. Zone 8.
9h00 10h00 POILS DU VISAGE ET DU CORPS : Diapositives, histoires et chansons. Bonnie Moran, organisatrice. Zone 3.
9h30 11h00 LE COCA LIGHT NOUS OPPRIME : Comment le lobby machiste tue les grosses femmes en les mettant au régime et en les harcelant. Sandra Takeshita, organisatrice. Zone 4.
10h00 11h00 GROUPE DE SOUTIEN POUR LESBIENNES RICHES : Une occasion pour les femmes qui ont de l'argent de partager les unes avec les autres leurs sentiments sur les problèmes politiques et personnels liés à l'héritage d'une importante fortune. Leticia Reynolds, organisatrice. Zone 5.
Ah : une "lesbienne riche" ? C'était donc cela qu'elle était... Au moins, elle avait une identité.
Elle s'amusait encore du petit tour que venait de lui jouer D'or quand une femme grogna à côté d'elle.
- Qu'est-ce qu'on est censée faire si on n'est ni poilue, ni grosse, ni riche ?
Elle était elle-même jeune, maigre et ressemblait à un garçon manqué.
DeDe lui sourit avec bienveillance :
- Quelque chose en rapport avec les cristaux, je pense.
- Ouais, ça doit être ça.
Le garçon manqué gratta le sol du bout de ses mocassins.
- Est-ce que vous avez déjà participé à un de ces trucs ? demanda DeDe.
- À quoi? À un atelier ?
- Oui.
- Eh bien, je suis allée hier à l'atelier Poterie.
- Comment c'était? s'enquit DeDe.
- Très politiquement correct. Ça s'appelait : "L'histoire de la poterie au féminin."
- Pas possible ! fit DeDe.
- Notre chef d'atelier n'a pas arrêté de parler de l'influence hispanique sur l'art de la poterie, et finalement je lui ai demandé de quelle "panique" elle nous entretenait exactement... Elle m'a regardée comme si je venais de pisser dans le bol à punch.
- Cela fit rire DeDe.
- Je lui ai dit de bien vouloir m'excuser mais que je devais me tirer, continua son interlocutrice. Que j'étais en retard pour mon hystérectomie.
DeDe gloussa.
- Vous lui avez vraiment sorti ça ?
- Non.
Elle baissa subitement la tête avec coquetterie.
- J'y ai pensé plus tard.
- L'esprit d'escalier... plaça DeDe.
- Pardon ?
- C'est une expression pour les cas où l'on ne trouve la bonne repartie que lorsque c'est trop tard.
- Ah.
Elles se regardaient d'un air embarrassé, ne sachant soudain plus quoi dire.
- Avez-vous assisté à beaucoup de concerts ? demanda enfin la jeune femme.
- Oui. Hunter Davis, répondit DeDe. Puis Kate Clinton.
- Kate Clinton a eu un succès fou, non ?... Au fait, votre petite fille est magnifique !
DeDe fut embarrassée.
- Je vous ai vue avec elle là-bas...
- Oh...
- Je m'appelle Polly Berendt, fit-elle en tendant la main.
- DeDe Halcyon.
- Est-ce que vous sortez avec... euh... cette femme basanée ?
DeDe acquiesça, se demandant jusqu'à quel point on s'était intéressé à elles.
- C'est notre premier festival, avoua-t-elle, passant habilement à un sujet plus anodin. Et vous ?
- Le premier aussi, précisa Polly, grattant à nouveau le sol du bout de ses mocassins. J'ai même pris des vacances pour venir.
- Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
- Je travaille dans une jardinerie. Les Plantes adoptives.
- Oh, s'exclama DeDe, la jardinerie de Michael Tolliver !
- Vous le connaissez ?
- Eh bien, c'est en quelque sorte l'ami d'une amie. Et son ancien copain a mis au monde mes enfants.
- Jon ?
DeDe fit oui de la tête.
- Un gentil garçon. Vous l'avez connu ?
- Non, regretta Polly. Je suis arrivée... après.
Elle marqua un temps d'arrêt.
- Vous ne venez pourtant pas souvent faire vos achats chez nous. Je m'en serais souvenue.
DeDe n'arrivait pas à déterminer si Polly rougissait ou non. Même avant ce compliment stratégique, elle avait été un peu distraite par les taches de rousseur sur les joues de la jeune fille, ses dents blanches, aussi, et ses avant-bras dorés par le soleil.
- En réalité, dit-elle, nous ne sommes pas installées en ville. Nous habitons au sud, sur la Péninsule. À Hillsborough.
Polly acquiesça lentement, comprenant ce que cela signifiait.
- C'est assez chic, non ?
- Eh bien... certains coins, oui.
- Vous êtes donc une "lesbienne riche" ?
DeDe éclata de rire.
- Pas si j'évite cet atelier !
Polly lui sourit, et proposa :
- On va faire un tour ensemble, alors ?
Leur petite odyssée dura une heure. Elles passèrent en revue presque toutes les composantes de la société de Wimminwood : celle qui refusait les produits chimiques et celle qui les tolérait, celle des fêtardes, celle des femmes physiquement désavantagées, sans compter celle du soutien aux non-alcooliques.
- Bon Dieu ! ironisa Polly quand elles arrivèrent au bord de la rivière. C'est tout de même étonnant qu'on ne nous délivre pas de visas à chaque frontière !...
J'imagine que ce type d'organisation facilite les choses... déclara DeDe plus positivement, reprenant à son compte les arguments de D'or.
Elle n'avait pas l'habitude d'avoir affaire à une personne aussi peu politiquement correcte.
Les yeux noisette de Polly s'égarèrent vers le bout de la plage où bronzait une femme nue.
- Vous est-il déjà arrivé de vous déshabiller en public ? demanda-t-elle.
- Non, répondit DeDe. Pas vraiment. Non.
- Pourquoi donc ?
DeDe haussa les épaules.
- Mon amie et moi en avons parlé... Nous pensons juste que ce n'est pas indispensable. Nous n'avons pas besoin de prouver quoi que ce soit aux autres.
Polly regarda autour d'elle, puis fit ricocher sur l'eau une pierre plate.
- Froussarde, laissa-t-elle tomber.
Ayant perdu la notion du temps, DeDe quitta Polly précipitamment un peu avant midi. Pour arriver à son poste de travail, une grande tente ouverte sur les côtés, située près de l'entrée de Wimminwood, elle courut sur les derniers cent mètres. L'endroit grouillait de femmes dynamiques en T-shirts noirs.
Elle s'approcha de celle qu'elle reconnut, la femme de couleur qui les avait chaleureusement accueillis à l'entrée.
- Excusez-moi... commença-t-elle. S'il vous plaît...
- Mais je vous reconnais, vous : la grande Buick remplie de mômes, c'est ça ?
DeDe se plaignit en riant :
- Ne remuez pas le couteau dans la plaie !
- Je m'appelle Teejay. Vous êtes...?
- DeDe.
- Bon. Je peux quelque chose pour vous ?
- Je cherche le chef de la Sécurité.
Teejay la chercha des yeux, puis déclara :
- Je crois qu'elle est partie pour... Non, la voilà... Tenez : là-bas, près des boîtes à fesses !
- Euh, désolée... Les quoi ?
- Les boîtes à fesses, chérie.
Elle fit un geste mystérieux, montrant son postérieur.
- Son nom est Rose. Celle qui a cette drôle de coupe de cheveux.
DeDe sentit que le sang refluait de son visage : Rose et son affreuse coiffure, l'odieuse Rose ! Le monstre qui avait déporté Edgar dans le secteur des garçons.
C'était manifestement elle le chef. Elle était appuyée contre une tente faisant office de poste, vêtue d'un grand short vert et flottant. Ses seins dénudés étaient devenus rose mortadelle sous le soleil brûlant.
DeDe s'approcha avec précaution, se blâmant de ne pas avoir choisi la Patrouille de ramassage des ordures, ou même l'Infirmerie... Rose la dévisagea, puis lança :
- Comme on se retrouve !
- N'est-ce pas ?... fit DeDe.
- Tu prends la relève de midi ?
- Oui, oui.
- Tu n'es pas en uniforme.
Rose prit dans un carton posé sur le sol un des T-shirts noirs qu'elle passa à DeDe.
- J'ai besoin de toi à l'entrée. Je m'en occupe habituellement toute seule, mais il y a eu des problèmes chez les anti-produits chimiques.
DeDe hocha la tête.
- Est-ce qu'on va me montrer... euh... ce que je dois...
- T'inquiète : c'est mon boulot.
Rose lui fit un clin d'oeil presque aimable, et DeDe ressentit un léger soulagement. Si tout ce que cette femme voulait était commander, DeDe était plus que prête à lui donner satisfaction.
En l'amenant vers l'entrée, Rose lui expliqua les complexités du travail.
- La plupart du temps, tu réponds à des questions. Des trucs sur les différentes zones, les endroits où il est conseillé de se garer... Ne laisse surtout pas entrer les voitures qui ne disposent pas d'une autorisation.
DeDe se sentait encore un peu mal à l'aise.
- Les zones ? Je ne sais pas vraiment où...
- Voici une carte, l'interrompit Rose, lui tendant sa brochure écornée. Tout y est indiqué.
- Bien.
- Ah ! Au fait... Tu risques de voir passer les hommes qui s'occupent des Porto-Janes.
- Des quoi ?
- C'est comme ça qu'on appelle les toilettes ici, répondit Rose.
"Ça ne m'étonne pas", pensa DeDe.
- Alors... je laisse ces types rentrer ?
- Ouais, dit Rose. Ce sont les seuls hommes autorisés à pénétrer dans le camp. Ils nettoient les Porto-Janes et repartent. Ça prend environ une heure en tout. Ils ont un camion et des badges d'identité qu'ils doivent présenter à ta demande.
- C'est compris, déclara DeDe.
- Il y a un talkie-walkie à l'entrée. Tu peux toujours appeler des renforts si quelque chose te dépasse. Ç'a été calme jusqu'à présent.
- Dieu merci ! soupira DeDe.
- Tu ne voulais pas plutôt dire "Déesse" ? demanda Rose.
Le poste se révéla beaucoup moins menaçant que ce que DeDe avait imaginé. Elle passa la plupart de son temps à discuter avec des femmes sympathiques qui conduisaient des voitures surchargées. Quand elles rouspétaient contre le règlement du parking, c'était toujours gentiment, et une ou deux en avaient même profité pour lui adresser un sifflement admiratif.
Vingt minutes avant la fin de son travail, une immense limousine blanche s'arrêta à l'entrée. Les vitres teintées ne lui permirent pas d'en apercevoir les occupantes jusqu'à ce que celle de la portière avant s'abaissât en bourdonnant.
Une femme rousse coiffée d'une casquette de chauffeur se pencha et demanda :
- Par où faut-il passer pour trouver la scène ?
- Eh bien, vous allez descendre cette allée, fit DeDe, ensuite tourner à droite, mais je crains que vous ne puissiez pas vous y rendre en voiture.
- Pourquoi ça ?
- C'est le règlement : pas de voiture à l'intérieur du camp. Vous pouvez vous garer sur ce parking, si vous voulez. Il y a une navette toutes les quinze minutes.
La "chauffeuse" avait l'air en rogne :
- On nous a donné rendez-vous sur la scène.
- Alors, s'il est prévu que vous montiez sur le podium... Je veux dire si qui que ce soit...
- Il n'y a rien de prévu. Ma cliente est une amie de l'organisatrice du festival, c'est tout !
- Avez-vous un laissez-passer ? demanda DeDe.
- Non. On nous a dit que nous n'en aurions pas besoin.
- Mince, je suis vraiment désolée : j'ai reçu des instructions comme quoi personne...
- Laissez, je vais lui parler !
Cette voix rauque et sonore venait de la banquette arrière. Ensuite, le bourdonnement d'une autre vitre, noire et brillante comme Darth Vader, se fit entendre. Le visage qui apparut était pâle, dépourvu de maquillage et encadré par une crinière brune zébrée d'une mèche blanche.
DeDe déglutit. C'était Sabra Landauer, la légendaire poétesse-dramaturge féministe dont le spectacle en solo, Moi, mais encore plus, avait fait fureur à Broadway lors des deux dernières saisons.
- Oh... Mademoiselle Landauer ! s'exclama DeDe. Bienvenue à Wimminwood!
- Merci. Y a-t-il réellement un problème ?
- Un petit, oui. Si l'on m'avait dit que vous veniez donner une représentation...
- Je ne suis pas venue pour ça. Je suis venue voir mon amie Barbara Farrar, la fondatrice de ce festival.
- Ah... C'est que... Bien sûr.
La fermeté de DeDe se trouva anéantie : s'agissant de choisir entre les attaques de Rose ou celles de Sabra Landauer, il n'y avait pas à hésiter.
- Il suffit donc de descendre cette allée puis de tourner à gauche pour parvenir jusqu'à la scène. C'est la seule grande clairière. Toute personne portant un bracelet bleu peut vous aider.
- Merci, dit la "chauffeuse".
Mademoiselle Landauer ! s'empressa d'ajouter DeDe en frappant le toit de la limousine pour l'empêcher de partir. Il faut que je vous dise... Le Bal des méduses est vraiment le meilleur recueil de poèmes que j'aie jamais lu.
Sabra Landauer pointa son index sur DeDe comme le canon d'un revolver, puis fit mine de lui tirer dessus avec désinvolture.
- Il faut lire le dernier, répliqua-t-elle. Vous y trouverez quelque chose vous concernant directement.
Avant que DeDe eût pu répondre, la vitre noire remonta. La limousine démarra et laissa la jeune femme dans un nuage de poussière.
DeDe se sentait légèrement écoeurée par sa propre conduite. Pourquoi diable avait-elle dit cela ? Elle n'avait même pas lu Le Bal des méduses ! Pourquoi le simple fait de voir une star lui faisait-elle perdre à chaque fois tous ses moyens ?
Distraite, elle laissa entrer deux autres voitures et revint à la réalité seulement lorsqu'elle aperçut deux gros rustauds dans une camionnette. Se rappelant qu'on les lui avait annoncés, elle fit un pas en avant, le visage crispé, et demanda consciencieusement :
- C'est pour les Porto-Janes ?
- Ouais, répondit le conducteur, arborant un sourire qui révélait sa denture irrégulière.
"Pauvres types... pensa-t-elle. Faire un tel travail !"
Elle les invita à continuer et leur souhaita bon courage. La camionnette se remit en route, doucement au début, puis accéléra dans un crissement de pneus. Les deux hommes alors lui firent un bras d'honneur en éclatant d'un rire gras.
- On t'a eue, sale gouine ! gueula l'un d'eux.
Elle resta un moment paralysée par le choc. Dans sa tête résonnait la voix de Rose qui lui recommandait de demander les badges d'identité. "Idiote, idiote, idiote !" s'injuria-t-elle. Ces hommes, bien sûr, n'avaient rien à voir avec les Porto-fanes !
Elle se jeta sur son talkie-walkie, mais elle ne parvenait pas à se souvenir de l'expression utilisée au cinéma dans pareil cas.
- Allô, la Sécurité ? dit-elle enfin.
C'était tout juste si elle ne criait pas dans l'appareil.
- La Sécurité ? Ici DeDe... Répondez, je vous en supplie... C'est urgent !
Pas de réponse.
Elle vérifia que le bouton du talkie-walkie était enclenché dans la bonne position et recommença :
- Alerte, alerte... Ici DeDe, à l'entrée ! Des hommes sont entrés ! Des hommes sont entrés !
Toujours pas de réponse. Elle secoua l'appareil violemment puis, dans un accès de dépit, le jeta dans le fossé. Il atterrit dans les ronces d'un mûrier. Elle sursauta alors en entendant une réponse.
- Sécurité à Entrée, Sécurité à Entrée... Répondez immédiatement...
Elle descendit dans le fossé et se fraya un chemin avec précaution à travers les tiges épineuses, les maintenant à distance comme des couches-culottes sales. Au moment où elle attrapa le talkie-walkie, une ronce surgit de nulle part et lui égratigna la main.
- Bordel ! grommela-t-elle.
- DeDe, ici la Sécurité... Répondez.
Elle tripota le bouton une nouvelle fois.
- Des hommes sont entrés, Rose ! Des hommes sont entrés !
- Je sais ! fit Rose, au moment même où la camionnette des intrus sortait de Wimminwood en vrombissant.
Les deux occupants étaient encore en train de s'esclaffer, et le véhicule soulevait des nuages de poussière rougeâtre sur son passage.
Glacée de terreur, elle suivit du regard les deux étrangers qui s'enfuyaient, puis elle parla de nouveau dans son talkie-walkie :
- Tout va bien là-bas ?
Il y eut tout d'abord un silence accablant. Finalement, Rose déclara :
- Reste où tu es, DeDe. Tu piges ? Reste où tu es !
Après presque une demi-heure d'attente, DeDe était à bout de nerfs. Quand Rose apparut, ses traits étaient tendus et son regard mauvais. Une couche blanche d'écran total recouvrait à présent ses seins.
- OK, commença-t-elle. Que s'est-il passé ?
DeDe lui répondit sur un ton monocorde :
- Je pensais que c'étaient les hommes chargés des Porto-Janes. Ils conduisaient une camionnette comme vous me l'aviez dit.
- Je n'ai jamais parlé de camionnette. C'est un gros camion, DeDe : pour aspirer la merde !
- Eh bien... Étais-je censée le savoir ?
Le chef de la Sécurité montra sa consternation :
- Tu es incroyable. Tu es vraiment incroyable !
- D'accord. J'ai fait une boulette. Je m'excuse.
- Une boulette ?
- J'ai foutu la pagaille, alors.
- As-tu la moindre idée de ce que ces salauds viennent de faire ?
DeDe retint son souffle un instant. "Mon Dieu, je Vous en prie, faites que cela ne soit pas trop affreux." Elle secoua la tête prudemment.
- Ils sont passés en voiture devant l'Atelier de Purification de l'Aura en criant à tue-tête : "Sales putains de gouines !...
- Je me rends parfaitement compte que je...
- Tais-toi. Et tu sais ce qu'ils ont fait après ? En repartant, ils ont renversé un Porto-Jane.
- Oh, mon Dieu !
- Et il y avait quelqu'un dedans, DeDe !
DeDe posa une main sur sa bouche tandis que son estomac commençait à se tordre.
- Est-ce que la fille est... blessée ?
Un silence bref mais insupportable suivit.
- Elle est gravement traumatisée, finit par répondre Rose. On a dû l'emmener au Ventre pour la passer au jet d'eau.
Au bord de la nausée, DeDe se détourna de son accusatrice.
- Si j'avais eu la moindre idée...
- Tu n'as pas suivi mes instructions ! beugla Rose. C'est aussi simple que ça !
DeDe acquiesça :
- Vous avez raison... vous avez raison.
Elle ne pouvait pourtant pas s'empêcher de se demander ce qui se serait produit si elle avait refusé de laisser entrer les deux perturbateurs. Lui auraient-ils obéi ? Ses enfants, eux, ne lui obéissaient déjà plus.
- Je croyais que tu aurais aimé faire tes preuves ! persifla Rose. Vu tes antécédents.
- Mes antécédents ? s'étonna DeDe.
- Tu sais très bien ce que je veux dire.
- Non. Dites-le-moi, s'il vous plaît.
- Je sais, pour ton père, OK ?
- Qu'est-ce que vous pouvez bien savoir ? Mon père est mort.
- Ton beau-père, alors. Peu importe. Je sais tout ce qui concerne ses relations avec ce fasciste de Reagan.
Le visage de DeDe s'embrasa.
- Puis-je savoir ce que vous en déduisez pour moi ?
Rose haussa les épaules.
- Je n'en sais rien.
Hésitant un moment, DeDe envisagea plusieurs répliques, puis tendit à Rose son talkie-walkie.
- Il est deux heures passées, observa-t-elle. J'ai terminé.
Elle regagna sa tente à pied, hébétée, tourmentée par un problème autrement plus grave qu'un Porto-Jane renversé : comment Rose, ou n'importe qui d'autre, avait-elle pu être au courant pour Booter, si D'or elle-même n'en avait pas parlé ?
Et pourquoi D'or aurait-elle fait une chose pareille ? Pourquoi ?