Osmose.
Pendant que, prisonnier, ou presque, du Winnebago de Mabel, il se languissait dans l'obscurité, il arriva à Booter une chose curieuse : il découvrit qu'il aimait ça. Il ne savait pas pourquoi mais il trouvait apaisant de se retrouver coincé ainsi, victime du hasard et des circonstances, certes, mais aussi dans l'impossibilité de prendre la moindre décision, son sens des responsabilités se trouvant en quelque sorte annihilé.
Il n'entendit en tout et pour tout que deux voitures passer en trombe sur la route étroite. Les bois demeuraient silencieux et cela lui était agréable. On percevait seulement de temps à autre des chouettes et des bruissements de feuilles.
Brièvement, mais d'une manière théâtrale et saisissante, un raton laveur s'était hissé sur une branche pour étudier l'intérieur du camping-car. Booter était resté calme, défiant le petit voyeur, et retenant son souffle comme un enfant en train de jouer à cache-cache.
Quand le raton laveur s'en fut à pas feutrés, ayant satisfait sa curiosité, Booter émit du fond de sa gorge un son admiratif, mais un étranger aurait pu prendre ça pour un gloussement nerveux.
En osmose avec la nature, pensa-t-il, attrapant la bouteille à nouveau.
Mabel, cependant, revenait, en se frayant péniblement son chemin à travers les branchages. La regardant, il ne put s'empêcher de songer à l'un de ces gentils ours ébouriffés d'Uncle Remus.
- La dépanneuse de Guerneville sera là dans une demi-heure, annonça-t-elle en montant dans le camping-car.
Ayant un peu de mal à respirer, elle retint son souffle un instant, puis mit la main dans la poche de sa chemise.
- Ils n'avaient que des Twix, ajouta-t-elle en lui donnant une barre.
Il pensa au chocolat qu'Edgar lui avait donné et se souvint de la curieuse lueur d'espoir qu'il avait pu déceler dans ses yeux. Qu'est-ce que ce garçon avait attendu de lui ?
- Je vous avais dit que je n'en voulais pas, rappela-t-il à Mabel.
- Eh bien, je n'écoute pas ce que les hommes racontent.
Comme un homme offrant des cigares à la ronde après l'accouchement de sa femme, elle l'incita à prendre le Twix.
- Prenez-le, Roger.
Il finit par accepter.
- Qu'est-ce qui vous fait sourire ? demanda-t-elle.
- Rien.
- Eh bien, mangez votre putain de barre, alors !
Il en déchira le papier jaune, puis :
- J'en mangeais, quand j'étais petit...
- Oui. Moi aussi.
- Elles étaient plus grosses, à l'époque.
Il regarda la barre brune, puis mordit dedans. Elle fit la même chose.
- Quel âge avez-vous ? se renseigna-t-elle en mâchant.
- Soixante et onze ans, répondit-il.
Comme pour montrer son propre cran, elle déclara :
- Moi, soixante-sept...
Il apprécia et leva son Twix comme pour lui rendre hommage.
- Mais je ne les fais pas.
- Non, convint-il. Vous ne les faites pas.
Elle termina la barre en une autre bouchée, faisant une boulette avec l'emballage.
- Parlez-moi donc de votre camp.
- Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
Elle haussa les épaules :
- Vous y faites quoi ?
Il réfléchit un moment.
- J'ai prononcé un discours il y a quelques jours.
- Vraiment ? Sur quoi?
- Eh bien... Sur l'Initiative de défense stratégique.
Elle hocha la tête avec une dignité toute judiciaire :
- Oh, très bien.
- J'ai certainement fait de mon mieux pour...
- C'est foutrement bien. À condition que les Russes ne nous coupent pas l'herbe sous le pied.
- C'est effectivement un risque à prendre en compte.
- On peut pas leur faire confiance, à ces salauds.
- Non. Vous avez raison.
Ils se turent tous les deux. De ses doigts rouges et boudinés, Mabel pianota sur le tableau de bord. Les bruits de la nuit, qui maintenant s'amplifiaient, rendaient tout dialogue incongru.
- Vous voulez sortir pour vous dégourdir les jambes ? demanda-t-elle enfin.
- Non. Merci.
- Vous savez, je suis désolée, pour votre ami.
- Merci.
- Il vous manque ?
Il fit oui de la tête.
Elle poussa un soupir bruyant et regarda un moment par la vitre. Puis elle conclut :
- J'ai une autre bouteille à l'arrière, si vous voulez.
Il se tourna et lui sourit :
- Allez donc la chercher !