Entre hommes.

 

Michael et Thack avaient traversé la rivière sans encombre, puis s'étaient essuyés et habillés dans une cabane réservée à cet effet près de la berge. Ils avaient suivi le ravin et remonté la petite colline peuplée d'arbres jusqu'à la passerelle dont Wren leur avait parlé. Elle apparut au-dessus d'eux, immense et squelettique, ainsi qu'un pont de chemin de fer abandonné.

- Et maintenant ? chuchota Michael.

- On passe dessous, répondit Thack. Pour escalader la pente.

- Attends !...

- Quoi ?

- J'ai entendu quelque chose.

Thack dressa la tête. Ils perçurent d'abord des rumeurs indistinctes, puis le martèlement sourd de pas qui résonnaient sur le pont. Michael se plaqua contre l'un des piliers qui soutenaient la passerelle, tirant Thack en arrière dans l'obscurité. La lune brillait traîtreusement.

- Qui va là ? cria une voix.

Michael retint son souffle, jetant un coup d'oeil à Thack. Les paroles de Wren le hantaient : "Ils ne vont pas vous tirer dessus... C'est juste un club... Ils ne vont pas vous tirer dessus..."

Thack lui fit signe de se taire, bien décidé à aller jusqu'au bout de cette folle aventure.

La cavalcade reprit, puis s'arrêta bientôt au beau milieu du pont. Le faisceau lumineux d'une lampe électrique explora ensuite le sous-bois à seulement quelques centimètres de leur cachette. Michael serra le pilier entre ses bras et pria pour qu'on les libérât. Ou pour qu'on leur accordât au moins la clémence.

- Qui va là ? hurla le garde.

Michael regarda Thack, essayant de lui faire comprendre qu'en ce qui le concernait ça suffisait comme ça.

Thack fit un non catégorique de la tête.

Le garde resta là, au-dessus d'eux, pendant trente bonnes secondes, puis se remit à marcher. Il s'éloigna, quitta le pont et gravit la petite colline.

Les yeux de Thack lancèrent des éclairs de triomphe. Michael, lui, poussa un "ouf" de soulagement et chuchota :

- Sortons de ce putain d'endroit...

- Quoi ? Tu veux repartir à la nage ?

- Pourquoi pas ?

- Allez... Le pire est passé !

- Qu'est-ce que t'en sais ? demanda Michael. Et si ce con revenait ?

- On est presque arrivés. Ne sois pas aussi trouillard.

- Je suis seulement pratique, dit Michael. Thack lui donna une petite tape sur les fesses.

- Alors sois moins pratique, Maude chérie, tu veux ?

- OK, Harold...

 

Ils attendirent encore cinq minutes avant d'entamer leur ascension de la petite colline jusqu'à une route éclairée menant au Grove. Des hommes ivres passèrent devant eux, chantant et se bousculant, mais leur lançant aussi des bonjours comme si Michael et Thack étaient des leurs, venus prendre du bon temps sous les séquoias.

Leur appartenance au sexe masculin était, semblait-il, la seule exigence de ces hommes : elle valait à leurs yeux carte d'identité.

- C'est tellement irréel, murmura Michael. On se croirait à l'intérieur d'un hologramme ou un truc comme ça.

- Non : on est dans Pinocchio, corrigea Thack.

- Tu trouves ?

- Tu sais bien : je pense à la scène des méchants garçons sur Pleasure Island.

Ils traversèrent un ravin dont les parois étaient recouvertes de massifs de fougères. Les séquoias qui longeaient la route étaient énormes et tellement rapprochés les uns des autres à certains endroits qu'ils évoquaient les murs de salles à ciel ouvert isolant les camps qui s'étendaient derrière.

Vu de loin, ces camps offraient un spectacle prodigieux : les tipis géants, les pavillons recouverts de mousse et les cheminées en plein air semblaient avoir été placés là pour le divertissement des dieux. Des guirlandes de lanternes passaient au-dessus du ravin pour aller jusqu'à des campements si haut bâtis qu'on aurait dit des habitations construites dans des arbres.

De la musique montait de partout. Ils entendirent du Brahms pendant un moment, puis du Cole Porter. Ensuite, un pianiste invisible commença à jouer Yesterday.

- Il n'y a pas du tout de femmes ? demanda Thack.

- Non, répondit Michael. Ils ont d'ailleurs été poursuivis en justice à propos de ça.

- Comment se sont-ils défendus ?

Michael haussa les épaules :

- Les femmes les rendent nerveux. Ils ne peuvent pas être eux-mêmes en leur compagnie...

Thack pouffa et passa son bras autour des épaules de Michael.

- À ta place, je ne ferais pas ça, l'avertit Michael.

- Pardon ?

- C'est l'endroit le plus hétéro du monde, Thack.

- Oh.

Thack retira son bras, l'air vaguement blessé.

- Beaucoup d'entre eux font le même geste ici.

- Oui, mais... Tu sais bien : c'est différent...

Michael savait combien cela paraissait lâche de dire ça, mais il se sentait dans ces parages très parano.

Un peu interloqué, Michael vit Thack s'approcher d'un vieillard à tête de faucon qui reprenait son souffle contre un arbre.

- Excusez-moi, monsieur. Nous nous sommes égarés, et...

Le vieil homme sembla amusé :

- Vous êtes nouveaux ici, hein ?

- Oui.

- Où vous voulez aller, les amis ? demanda le vieillard avec un accent à la John Wayne.

- Eh ben... chez les Montagnards, nous a-t-on dit. Le camp de Booter Manigault.

- Ah.

Il acquiesça lentement.

- Vous êtes des invités de Booter ?

Thack hésita un peu.

- C'est ça, déclara Michael.

- Un chic type, ce Booter.

- Ouais, c'est vrai, approuva Thack.

- Le meilleur, ajouta Michael sur un ton peut-être un peu trop enthousiaste.

- Je vais vous dire comment faire, commença leur guide. Vous allez continuer à descendre la route de la rivière... Cette route, là, devant vous...

- OK, fit Thack.

- C'est quelques camps plus bas, sur la gauche. Il y a un panneau.

- Merci beaucoup.

- Mais je ne comprends pas... Vous allez revenir sur vos pas.

- Euh... oui, on a dû rater la bonne bifurcation, tout à l'heure !

- Eh bien, vous n'avez qu'à continuer dans cette direction. Vous êtes sur le bon chemin, maintenant.

- Super, se réjouit Michael.

- À gauche, hein !... ajouta le vieillard. Vous ne pouvez pas vous tromper.

- Génial.

- Il y a un panneau à l'entrée. Un grand panneau en bronze.

Tandis qu'ils se retiraient, hochant tous les deux la tête en signe de remerciement, Michael se demanda pourquoi les vieillards prenaient toujours autant de temps pour indiquer un chemin. Était-ce la sénilité ou un désir ardent de compagnie ?

- Peut-être, tout simplement, l'euphorie inattendue de se sentir à nouveau utile ?

La plaque des Montagnards représentait Pan muni de sa flûte et la forme évanescente d'une femme nue qui s'élevait comme une vapeur au-dessus d'un chaudron.

- Regarde un peu ça, s'étonna Thack en se reculant pour l'admirer. Du pur Art nouveau.

Michael, qui gardait l'impression de n'être en ces lieux qu'un imposteur, s'abstint de faire valoir avec éloquence ses connaissances en la matière.

Michael suivit Thack à l'intérieur d'un enclos que dominait un chalet à deux étages en séquoia. Une demi-douzaine d'hommes de tous les âges étaient rassemblés autour d'un feu dans la cour. L'un d'eux fixa avec insistance les nouveaux venus, puis se précipita vers eux, arborant un large sourire quasi phosphorescent.

- Michael, mon enfant !

C'était le père Paddy Starr, le prêtre catholique qui s'occupait des affaires religieuses sur la chaîne de Mary Ann.

- Oh, salut ! lança Michael sans grande conviction, pris de panique à la vue d'un visage familier.

- Quelle charmante surprise !

Le père Paddy croisa ses doigts potelés.

- Vous êtes là depuis le début ?

Il s'agissait d'une question probablement innocente, mais qui cependant acheva de déstabiliser Michael.

- C'est que... euh... En fait, non. Nous venons d'arriver. Booter Manigault nous a invités.

Le front du père Paddy se plissa. Il fit claquer sa langue et secoua la tête.

- Le pauvre garçon, se lamenta-t-il.

Thack jeta un rapide coup d'oeil à Michael.

- Est-ce que quelque chose de fâcheux lui est arrivé ? s'inquiéta Michael.

- Eh bien, répondit le prêtre, je suppose que vous avez appris, pour Jimmy Chappell ?

- Euh... Non, pas vraiment.

- Jimmy est mort, la nuit dernière.

- Je suis désolé, mais j'ignore qui...

- Oh, bien sûr... Que c'est bête de ma part ! Jimmy était l'un des plus vieux copains de Booter.

Le père Paddy soupira.

- Ç'a dû être un coup dur, pour lui... poursuivit-il.

- Vous ne l'avez pas vu, n'est-ce pas ? intervint Thack.

- Non. Je pense qu'il est rentré chez lui.

- Ce n'est pas possible, objecta Thack. Nous devions le retrouver ici.

- Ah... alors il doit être retourné aux Anges Perdus. Il a des amis, là-bas.

- Les Anges Perdus ?

- Venez, décida le prêtre, je vais vous montrer.

Il se tourna vers Thack et tendit la main, paume tournée vers le bas, comme pour qu'on la baisât.

- Je suis le père Paddy... Puisque Michael a oublié les bonnes manières, n'est-ce pas !...

Thack serra la main de l'ecclésiastique en se présentant :

- Thack Sweeney.

- Oh, un Irlandais ! J'aurais dû m'en douter.

Thack montra du doigt la plaque des Montagnards.

- Que savez-vous de l'auteur de cette œuvre ?

- Pas la moindre chose, répondit le père Paddy. Mais c'est adorable, vous trouvez vous aussi ?

Comme le prêtre les précédait en se déhanchant coquettement, Thack glissa tout bas à l'oreille de Michael :

- L'endroit le plus hétéro au monde, hein ? J'ai bien entendu ?

 

 

 

 

D'Un Bord à L'Autre
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