Chef-d'œuvre en péril.
Au 28 Barbary Lane, Michael était en train de faire sa valise quand sonna le téléphone.
- Michael ? fit la voix à l'autre bout du fil.
- Oui.
- C'est Thack Sweeney, le mec que tu as rencontré au pénitencier.
- Oh, salut !
Quelle ironie du sort ! Il fallait qu'il appelât précisément à cet instant.
- Je t'avais dit que j'essaierais de te joindre.
- Oui, c'est vrai.
- Écoute... Qu'as-tu prévu pour demain ?
"Putain de bordel de merde !" ragea Michael en son for intérieur.
- C'est que... En fait, je pars du côté de la rivière avec un ami.
- Oh, vraiment ? Ça me paraît une très bonne idée. Si cette nouvelle le désappointait, il le dissimulait plutôt bien.
- Qu'est-ce que tu avais en tête ? demanda Michael.
- Oh... pas grand-chose. Juste l'envie de te revoir.
Il y avait beau temps que la perspective de revoir un mec ne lui avait paru aussi agréable.
- C'est une virée que je ne peux pas reporter, tu comprends, expliqua Michael. Sinon...
- Je comprends, dit Thack.
Michael hésita, puis tenta sa chance :
- Mais que fais-tu, ce soir ?
Thack éclata de rire.
- Je suis tout près de chez toi, chez le petit commerçant du quartier.
- Hein ?
- Eh bien, en réalité, pas tout à fait. Mais je ne suis pas très loin. L'épicier dit que tu habites à deux ou trois rues d'ici. Je remontais Union Street à pied et j'ai tout simplement décidé de t'appeler. C'est une inspiration subite, quoi.
Michael n'était pas disposé à ne se contenter que de cette inspiration-là :
- T'es au Searchlight ?
- Voilà.
- Tu... euh... Tu veux passer ?
- C'est que... tu dois être en train de faire tes bagages, non ?
- Pas du tout : j'ai terminé. Monte, si ça te fait plaisir.
- Comment fait-on pour venir jusqu'à chez toi ?
- Euh... Après Union, tourne à gauche dans Leavenworth. Barbary Lane donne sur la gauche, à mi-pente. Il y a un escalier que tu verras de la rue.
- C'est bon, conclut Thack.
Michael raccrocha, s'assit et ne put s'empêcher d'arborer un large sourire. Il se releva, s'agita un peu dans la pièce, puis il termina la vaisselle, vérifia l'état de la salle de bains d'un rapide coup d'oeil et débarrassa son azalée de ses fleurs fanées.
Quand Thack arriva dix minutes plus tard, ses joues avaient été rosies et raffermies par le brouillard.
- Eh bien, s'exclama-t-il en entrant dans l'appartement, tu ne m'avais pas prévenu pour ces marches !
- Oh, non, s'excusa Michael. Est-ce qu'il y en a une qui s'est cassée ?
Thack acquiesça :
- Je m'en suis tiré de justesse.
- Ça s'est passé où ?
- Presque tout en haut... Vous avez eu beaucoup de procès ?
Michael lui sourit :
- Les habitants de l'allée sont habitués.
Thack regarda autour de lui, comme un chien qui renifle l'endroit où il arrive, puis il se dirigea vers la fenêtre pour contempler la baie.
- "Les habitants de l'allée", tu dis ? L'expression a quelque chose d'anthropologique.
- Eh bien... il y a de ça.
- Comme une tribu amazonienne ou quelque chose dans le genre... - Ah, le voilà !
- Quoi ?
- Le fanal d'Alcatraz. Tu m'as dit que tu le voyais d'ici.
- Oh... oui. C'est vrai. Écoute, si cela ne t'embête pas de faire comme chez toi, je dois aller réparer cette marche.
- Maintenant ?
- C'est une sorte d'arrangement entre les locataires. Il y a au sous-sol des planches déjà prêtes. Ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps.
- Faut que je voie ça, dit Thack.
- Si tu préfères rester ici...
- Non. Vas-y, je te suis.
Michael alla donc au sous-sol, suivi de près par Thack. Il prit une planche parmi dix autres entassées là et sur lesquelles Mme Madrigal avait inscrit SOS, Sauvez nos marches, puis trouva un marteau et les clous dont il avait besoin.
- Les marches sont menacées, expliqua-t-il tandis qu'ils traversaient la cour pour s'engager dans l'obscurité parfumée de l'allée.
- Comme les gens qui marchent dessus, je suppose...
- Si la Ville reçoit une autre plainte, ils les enlèveront sans poser de questions. Ils ont déjà prévu de les remplacer par des marches en béton armé.
- Je peux pas tolérer ça, maugréa Thack sur un ton juste un peu trop pince-sans-rire.
Michael le regarda, puis continua :
- Maintenant, on s'efforce de gagner du temps, en essayant d'obtenir le soutien du public...
Mais il abandonna ce discours militant, car il se méfiait des propos impertinents de Thack.
Quand ils arrivèrent à l'escalier, la marche cassée leur apparut immédiatement, blanche comme un os de dinosaure sous la lumière des réverbères de Barbary Lane. Michael enleva les morceaux et retira les clous rouillés avec son marteau.
Thack était accroupi à côté de lui.
- La poutre principale est pratiquement aussi pourrie.
- J'ai vu, répondit Michael.
- Ça ne vaut pas vraiment le coup de se donner autant de mal.
Michael leva les yeux vers lui.
- Je croyais que tu te disais défenseur du patrimoine ?
Thack haussa les épaules.
- Pour les trucs d'avant la guerre de Sécession, seulement. Ces marches ne présentent aucun intérêt historique.
Michael souleva la planche pour la remettre en place.
- Peut-être pas pour toi, laissa-t-il échapper.
Thack l'observa un moment donner ses coups de marteau, puis déclara :
- Donne-moi ça.
- Quoi ?
- Autant s'appliquer : donne-moi ton engin.
Michael cligna des yeux d'un air faussement interloqué.
- Tu as une drôle de façon d'utiliser un marteau, ajouta Thack.
Michael envisagea plusieurs ripostes, puis lui tendit l'outil.
- Je suis pépiniériste, d'accord ?
Thack fit habilement disparaître le clou en trois coups. En fait, malgré le faible sentiment d'humiliation qu'il éprouvait, Michael savourait ce moment. Ses yeux étaient rivés sur les mâchoires de Thack et sur son cou blanc finement musclé. Quand il eut terminé, Thack s'assit sur la marche réparée et tapota la place à côté de lui.
- Viens t'asseoir, dit-il.
Michael s'exécuta.
- Je suppose que ça doit te sembler un peu bête, risqua-t-il.
- Quoi ?
- Le fait de prendre autant soin de ces marches.
- J'sais pas, fit Thack.
- Je suis ici depuis presque dix ans. Il est normal que cet endroit fasse un peu partie de moi-même.
- Oui. Je réagis de la même manière avec Charleston. J'aurais du mal à en partir.
- Eh bien alors, répondit Michael, tu comprends.
Thack tambourina des doigts contre la rampe d' escalier.
- Combien de temps restes-tu, au fait ?
- Oh... encore quatre ou cinq jours.
Michael hocha la tête, furieux envers lui-même d'avoir capitulé à l'écoute de la panique de Brian. Il était grand temps qu'il recommençât à accorder la priorité à ses propres besoins.
- Tu sais, commença-t-il. Si tu as envie de te joindre à nous pour aller à la rivière...
- Merci, dit Thack. Je ne voudrais pas m'immiscer entre toi et ton petit ami.
- Oh, fit Michael. C'est juste... un vieux copain.
- Ah bon.
- Il est hétéro, poursuivit Michael. Je suis sûr que cela ne le dérangerait pas. Je veux dire : c'est moi qui lui ai proposé la virée. Ça ne devrait poser aucun problème.
Il se sentit un peu traître d'avoir dit ça, mais Brian s'en accommoderait sûrement.
- Eh bien, émit Thack, ça m'a l'air d'être une bonne idée.
- Et comment !
- Trois potes en vadrouille...
- Bien, conclut Michael légèrement inquiet. Quelle sorte de compromis était-il en train d'accepter ?
- Je pense que Brian te plaira. C'est un type génial.
Ils restèrent là, sur les marches, badinant jovialement sous la lune, laquelle ressemblait à un bonbon acidulé au citron. Une demi-heure plus tard, après avoir fixé à Michael un rendez-vous pour le lendemain en fin de matinée, Thack manifesta une sympathie appuyée en disant au revoir et s'en alla prendre le tramway à l'intersection de Union et Hyde.
Transporté de joie mais un peu embarrassé, Michael appela Brian et lui annonça la nouvelle. Et, tout compte fait, Brian le prit bien :
- Pas de problème, mec. C'est ta maison.
- Peut-être, mais c'est notre voyage. Je ne voulais pas... tu sais, imposer mon...
Michael ne termina pas sa phrase, puisqu'elle aurait été complètement mensongère. Il avait fait ce qu'il avait voulu. Pourquoi faire semblant d'être prévenant à présent ?
- C'est d'accord, l'assura Brian. Je veux juste me tirer. Tu ne lui as pas parlé de... Geordie et de tout le reste ?
- Non. Je n'ai rien dit.
- Bien. Il faut que ça reste strictement entre nous, Michael.
- Je sais.