Prisonnier de l'amour.

 

Quand ils arrivèrent dans la cour du 28, Michael trouva Mme Madrigal en train d'arroser son jardin desséché. La chaleur l'obligeait à porter une vieille robe d'été en vichy lui donnant une allure d'institutrice et celle-ci contrastait étonnamment avec sa grâce habituelle, mâtinée d'originalité.

- Alors, comment était-ce ? s'enquit-elle quand ils passèrent sous le porche.

- Super, répondit Thack.

Elle coupa l'arrivée d'eau, laissa tomber le tuyau d'arrosage et arrangea les fines mèches qui retombaient sur ses tempes.

- Ç'a été épouvantable, ici ! Une chaleur absolument meurtrière. Pas loin de trente-cinq, presque tous les jours.

- Plaignez-vous, plaisanta Thack.

Elle lui jeta un regard étrangement aguichant et lissa à nouveau ses cheveux.

- Eh bien oui, tout de même !

- Le jardin est beau, remarqua Michael.

- Il l'est de plus en plus. Brian est-il rentré avec vous ?

Elle avait dans les yeux une étincelle significative qui démentait la jovialité de son débit.

- Non, dit Michael. On s'est fait ramener par quelqu'un d'autre. Il est rentré chez lui avec ma voiture.

- Je vois, fit songeusement la logeuse.

- Pourquoi cette question ?

- Oh... eh bien... parce que Mary Ann m'a posé la même.

Michael se demandait ce que Mme Madrigal savait exactement.

- Il devrait arriver bientôt chez lui, annonça-t-il, aussi affable que possible.

Elle posa avec plus d'insistance ses immenses yeux clairs sur lui.

- Il ne l'a pas appelée, regretta-t-elle. Ce n'est vraiment pas gentil de sa part.

Il esquissa un geste d'impuissance :

- Je ne sais pas quoi vous dire.

Elle le dévisagea un peu plus longtemps, puis se baissa pour ramasser ses gants de jardinage. Une fois relevée, elle reporta son attention sur Thack.

- Michael va te faire visiter, n'est-ce pas ?

- Oh, oui, répondit Thack.

- Tu te plais, ici ?

- Beaucoup.

- Cela me ravit. Pendant combien de temps aurons-nous le bonheur de t'avoir parmi nous ?

- Eh bien, laissa tomber Thack, jusqu'à ce soir, je crois. Mon avion part dans la soirée.

La nouvelle était pour Michael inattendue, mais il ne regarda pas Thack de peur de trahir ses émotions. Mme Madrigal, pensa-t-il, devait déjà avoir lu la détresse sur son visage, et deviné l'énormité des nuages qui s'amoncelaient au-dessus de lui.

 

 

En haut, dans sa chambre, après qu'ils eurent tous les deux pris une douche et enfilé des survêtements propres, Michael voulut savoir :

- À quelle heure est ton vol ?

- 18h15.

Michael alla à la fenêtre.

- Je pensais que c'était demain, expliqua-t-il. Je ne sais pas pourquoi.

Ses yeux fixaient d'un air rêveur Alcatraz. Alcatraz, la cause de sa douleur, le lieu du crime.

- J'avais plus ou moins imaginé qu'on dormirait ici.

Thack hésita, puis dit :

- C'est sympa...

- Mais... ? l'invita à poursuivre Michael même s'il savait que la question était dangereuse.

Thack arriva derrière lui et le prit dans ses bras.

- On m'attend mardi matin à la plantation Middleton.

- Pour quoi faire ? s'impatienta Michael, que rendait fou une excuse aussi exotique.

- Un discours. À des Yankees défenseurs de l'environnement.

- À propos de quoi ?

Thack l'embrassa sur l'oreille.

- Du financement, principalement. Un truc ennuyeux.

Il berça Michael.

- Tôt ou tard, la vie réelle reprend le dessus, n'est-ce pas ?

"C'est bien trop facile, comme réplique ! estima Michael. On dirait la conclusion éculée d'un roman à l'eau de rose qui se déroulerait à bord d'un paquebot. Je vis ici, non ? Le voilà, mon "paquebot". En quoi ça ne correspond-il pas à la vie réelle ?"

- Allez, voulut conclure Thack en le conduisant vers le lit. Viens, on va faire un câlin.

Mais ils restèrent simplement étendus, le dos de Thack contre le torse de Michael.

- Je déteste ça, grogna celui-ci. On dirait un dimanche après-midi.

- Nous sommes dimanche après-midi.

- Je sais... Je veux dire : comme quand on est enfant et que l'on sent que lundi arrive, et que le temps s'écoule. Les samedis étaient chouettes ; mais il y avait après les dimanches, qui étaient... une sorte de transition. Et ces dimanches, d'heure en heure, étaient de pire en pire.

Thack prit la main de Michael et la baisa.

- Savoure le moment présent ! énonça-t-il gravement.

"La barbe !" pensa Michael.

- Tu sais, réussit-il à repartir calmement au beau Sudiste, tu es bien plus californien que je ne le serai jamais.

 

 

Passant à travers les stores, le soleil, déjà sur son déclin, les transforma à nouveau en bagnards, les ombres striant leurs corps. Michael dormit un moment et se réveilla quand les rayures avaient disparu. Thack dormait toujours.

Le réveil indiquait 16h47. Pour le vol à 18h15, ils devraient quitter la maison à 17h30 au plus tard. Et s'ils ne se levaient pas à temps, pourquoi pas ?, il se pouvait parfaitement que le vol suivant ne fût pas avant... Dieu savait quand...

La sournoiserie dont Michael faisait preuve maintenant qu'il était sous pression était véritablement stupéfiante. Pour se repentir, il serra gentiment un biceps de Thack qui se réveilla, souriant. "Comment peut-il avoir l'air aussi heureux ? se demanda Michael. Comment, aussi, arrive-t-il à dormir si profondément quand le temps, non : notre temps, file si vite ?"

- Tu devrais faire tes bagages, suggéra Michael.

- Ils sont déjà prêts.

Michael se frotta les yeux.

- Je t'emmène en voiture, bien sûr.

- J'ai bien peur que cela ne soit pas possible.

- Hein ?

- Pas avant que Brian ne soit revenu.

- Bon sang, tu as raison ! Mais... il doit être rentré.

Il prit le téléphone de la table de nuit et composa le numéro du Summit. Après trois sonneries, Mary Ann répondit avec un "allô" glacial.

- C'est Michael, annonça-t-il. Brian est rentré ?

- Je pensais qu'il était avec toi.

- Non... Je veux dire : il l'était, mais nous ne sommes pas rentrés dans la même voiture.

- Pourquoi ça ?

- Il n'y a pas de raison particulière, la rassura-t-il, évitant soigneusement de mentionner Wren. On a rencontré quelqu'un là-bas, et Brian a souhaité rentrer seul.

- Depuis combien de temps êtes-vous de retour ?

- Quelques heures seulement. Il a peut-être pris la route de l'océan.

- Peut-être. Je ne peux pas le savoir. C'est toi qui l'as vu en dernier.

C'était là une tentative évidente pour rejeter la culpabilité sur Michael qui n'en éprouvait cependant pas.

- Brian m'a dit qu'il rentrait à la maison, riposta-t-il sans ménagement. J'appelle parce que j'ai besoin de la voiture pour aller à l'aéroport. Demande-lui juste de me téléphoner dès son arrivée, d'accord ?

Elle resta silencieuse un moment, puis demanda :

- Tu es en colère contre moi, Mouse ?

Ce surnom était aussi vieux que leur amitié ; il se rendit compte qu'elle l'utilisait chaque fois que la gravité s'imposait.

- Non...

- Tu as l'air furieux. Qu'est-ce que j'ai fait ?

- Rien.

- Je t'ai cherché l'autre jour, après l'émission. Tu étais parti.

- Désolé, si tu l'as pris comme ça, s'excusa-t-il. J'avais du travail, c'est tout.

- Tu prétendais que tu voulais rencontrer Wren Douglas.

Un trémolo révélateur, originaire de Cleveland, était revenu dans sa voix. Michael ne l'avait pas entendu depuis longtemps, mais l'effet était toujours garanti sur lui.

- Elle ne m'a pas beaucoup intéressé, mentit-il. Je n'ai plus eu envie de la rencontrer après l'émission.

- Ah.

- Elle n'était pas si géniale que ça, ajouta-t-il.

Il se sentit alors déloyal envers deux femmes en même temps.

- Ça n'avait rien à voir avec toi, je te le promets.

- OK. Je me posais seulement la question.

- On parlera plus tard, d'accord ? Mon ami va louper son avion si je n'appelle pas un taxi.

- Je t'aime, Mouse.

- Moi aussi, Babycakes. Au revoir.

Il raccrocha, tenaillé par la culpabilité, puis appela les taxis Veterans et demanda une voiture en bas de l'escalier de Barbary Lane.

- On devrait y aller, dit-il ensuite à Thack. Le taxi va bientôt arriver.

 

 

Chargés des bagages de Thack, ils s'engagèrent sur les dalles branlantes de l'allée.

- Je pourrais venir avec toi, proposa Michael soudainement.

Thack eut l'air embarrassé.

- Jusqu'à l'aéroport.

- Moi, je veux bien, mais tu devras payer le retour.

Michael ne chercha pas à discuter : il s'imagina seul dans le taxi, et cela lui sembla pire que tout.

- D'ailleurs, ajouta Thack, je préfère te dire au revoir sur les marches. Comme ça, la boucle est bouclée, on se quitte sans trop d'effusion.

"On dirait un militaire, pensa Michael, précis et légèrement insensible."

- Ah, poursuivit Thack. Dis à Mme Madrigal que je suis désolé.

- Pourquoi ?

- Ce n'est pas demain qu'ils démolissent les marches ?

- Ah, oui.

Il n'y avait plus songé depuis des jours.

- Je le lui dirai.

Arrivant à l'escalier, Thack posa sa valise. Michael en fit autant.

- C'était vraiment génial, je repars avec de super souvenirs, déclara Thack.

- J'ai été très heureux moi aussi, répliqua Michael.

Cruellement tôt, le taxi apparut dans la rue, en contrebas. Thack lui fit un geste autoritaire, puis prit Michael dans ses bras.

- Embrasse-moi : ça va le mettre mal à l'aise.

- Je ne crois pas, ironisa Michael en reconnaissant le conducteur. Salut, Teddy !

- Salut, Michael ! fit en écho une voix mélodieuse.

- C'est un ami à moi, expliqua Michael à Thack. L'adresse a dû lui rappeler quelque chose.

- Ah.

- C'est un lord, raconta Michael. D'Angleterre. Lord Roughton. Il s'est marié avec Mona, une amie lesbienne. Demande-lui toute l'histoire.

- D'accord, acquiesça Thack en souriant. Je la lui demanderai.

Il embrassa Michael légèrement sur la bouche. Deux fois.

- Fais attention à toi.

- J'en ai bien l'intention !

Thack empoigna ses bagages et descendit l'escalier, s'arrêtant seulement pour réexaminer la réparation qu'il avait faite. Quand il s'aperçut que Michael le regardait, il sourit d'un air penaud :

- Notre planche... dit-il.

- De salut ?...

 

 

Chez lui, il n'y avait rien d'appétissant à manger; Michael descendit donc en courant au Searchlight où il acheta un litre de lait et un paquet d'Oreos. Il était en train de grignoter quand le téléphone sonna.

- Oui, répondit-il tout net.

Il n'avait pas envie de faire preuve d'amabilité, et surtout pas pour Brian qui aurait dû appeler il y avait des heures pour s'excuser de son retard.

Mais c'était Charlie.

- Alors, comment ça s'est passé ? voulut savoir ce dernier.

- Bien, lâcha Michael.

- Bien ? Qu'est-ce que ça veut dire, "bien" ? Et puis, qu'est-ce que c'est que ce bruit, d'abord ?

- Je suis en train de manger.

- Des cookies ? Des Oreos ?

- Ouais.

- Oh, merde ! C'est grave, alors. Il est toujours là ?

- Nan. Il est parti.

- Vous vous êtes disputés ?

- Non, Charlie, il n'y a pas eu de dispute. Il est rentré chez lui, c'est tout.

- Eh bien... tu t'y étais préparé...

- C'est vrai... Bon, change de sujet, maintenant.

- D'accord.... Que dirais-tu de m'accompagner à une veillée mortuaire ?

Michael sentit un fourmillement lui parcourir le visage.

- Il s'agit de qui ?

-Tu connais pas. Philip Presley. Je crois qu'il travaillait sur la Péninsule.

- Tu crois ? Tu ne le connaissais pas ?

- Eh bien, pas exactement. Son bénévole Shanti m'a donné un coup de main, pour les obsèques de Lou Pirelli ; je me suis donc senti plus ou moins obligé de lui rendre la pareille. Je t'en prie, Michael, ses parents font un numéro de cirque avec des serpents ou un truc dans le genre. Je ne peux pas m'occuper de tels cinglés sans un peu de soutien moral.

- Je n'ai plus rien à me mettre.

- Mets un blazer. Le blazer te va bien.

- Quand est-ce ?

- Demain.

- Je serai au travail.

- C'est pendant l'heure du déjeuner. Je viendrai te chercher. Ça ne sera pas long. Je ne sais pas ce qu'il faut amener, mais je vais toujours faire ma tarte aux noix de pécan, et je pourrai dire que c'est de notre part à tous les deux.

Michael capitula avec un rire las.

- C'est à quelle heure ?

- Midi... Merci, Michael : tu es un chic type !

- À bientôt, alors.

- Au revoir.

Michael raccrocha et continua à dévorer ses Oreos. Il en mangea une demi-douzaine et emporta le reste dans la salle de bains, où il fit trempette dans sa baignoire en attendant le coup de fil de Brian.

 

 

 

D'Un Bord à L'Autre
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