Femme de choc.
La nuit enveloppa rapidement la zone des fêtardes, laquelle n'était en fait qu'un regroupement de tentes et de camping-cars situé près de l'entrée de Wimminwood. Après y avoir passé moins d'une demi-heure, DeDe commençait à s'y sentir curieusement à l'aise, comme une enfant kidnappée par des gitans qui aurait fini par apprécier la situation. Peut-être comme Patty Hearst, encore; mais elle n'en était pas certaine.
- Sers un autre verre à la fillette !
- C'était Mabel qui parlait, apparemment la grande prêtresse des Fêtardes.
- Elle a encore l'air toute cafardeuse.
- Non, fit DeDe, posant la main sur sa timbale en fer-blanc. Je me sens bien, vraiment.
- Nom de Dieu, Ginnie, sers-lui un autre coup. Va chercher du rhum dans la tente. Bouge-toi le cul et gâte-moi un peu cette charmante personne.
Ginnie, absorbée par le rythme du tam-tam sur lequel elle tapait, s'arrêta de jouer et regarda DeDe.
- Juste un petit verre, alors, déclara celle-ci.
Le sentiment du devoir envers ses enfants, qui lui avait jusqu'à présent permis de maîtriser ses émotions, semblait ridicule en ce lieu. Edgar avait sa vie à lui, maintenant, et Anna se trouvait au réfectoire avec D'orothea.
"Oh, mon Dieu. Est-ce que Sabra est avec elles ?"
- Fais-nous un sourire ! aboya Mabel.
DeDe s'exécuta.
- Bravo !
Mabel lui fit un clin d'oeil. Elle était allongée sur un matelas pneumatique en face de son camping-car Winnebago. Avec ses cheveux courts poivre et sel et son survêtement gris chiné, elle ressemblait d'une manière troublante à une assiette de riz complet.
- Je la connais, cette salope ! reprit Mabel. On peut pas s'blairer.
Pendant un moment, DeDe crut qu'elle parlait de Sabra. Puis elle se rappela l'autre objet de son ressentiment, celui dont elle leur avait parlé.
- Vous voulez dire Rose ?
Mabel grogna en guise d'acquiescement :
- Elle m'a confisqué mon arbalète au festival du Michigan... continua-t-elle. Qu'elle aille se faire foutre !
DeDe essaya d'avoir l'air compatissante, mais ce ne fut pas facile. Mabel avec une arbalète ? Mabel ivre avec une arbalète au milieu d'un millier de femmes ? Mon Dieu !...
- Toutes ces conneries sur la Déesse de ci et la Déesse de ça. Je lui ai dit : "J'me vengerai, j'le jure devant Dieu." Et elle m'a répondu : "Toute personne qui jure devant Dieu se soumet aux lois du patriarcat." Et j'y ai renvoyé aussi sec : "Moi, j'vais te botter le derrière, avec ton patriarcat ! Jusqu'à East Lansing, si tu n'fous pas l'camp de mon Winnebago."
L'une des autres fêtardes laissa échapper un cri de guerre :
- Règle-lui son compte, Mabel !
- J'ai battu les hommes à leur propre jeu pendant soixante ans : tu crois que j'ai besoin qu'un p'tit sergent instructeur de merde me dise comment une gouine doit causer ? Me dire à moi que j'suis une menace au bien-être général à cause d'une inoffensive arbalète !... À moi !
DeDe observait ce qui se passait tandis que la joueuse de tam-tam échangeait des sourires narquois avec une femme dégingandée assise sur une glacière près d'elle. L'histoire de Mabel et de sa fidèle arbalète était manifestement devenue un leitmotiv.
- Et maintenant, ajouta Mabel, c'est toi qu'elle traite aussi comme une moins que rien ! Ce putain de monde est drôlement petit, hein ?
- Certes, fit DeDe.
- Quelqu'un devrait aller parler à cette salope.
- Oh, non, soupira Ginnie d'un ton las. C'est reparti pour un tour !
Un petit peu essoufflée, Mabel ébranla sa masse pour se relever.
- Quelqu'un devrait aller lui dire qu'il est temps qu'elle arrête d'asticoter mes copines.
- DeDe lança un regard inquiet à Ginnie : "Ce n'est pas pour de vrai, n'est-ce pas ?"
- Tu devrais être flattée, remarqua Ginnie en souriant sardoniquement. Ton honneur est sur le point d'être défendu.
DeDe se retourna vers sa protectrice :
- J'apprécie vraiment que vous vous fassiez du souci, mais je ne...
Mabel passa devant elle et se dirigea pesamment vers son Winnebago.
- Ça oui, dit-elle en se hissant péniblement dans son camping-car.
Prise de panique, DeDe se tourna vers Ginnie pour l'interroger :
- Pas l'arbalète ?
Cela fit rire Ginnie.
- Non, l'arbalète est restée à Tacoma. Ne t'inquiète pas.
"Dieu merci !" pensa DeDe.
- Elle en est arrivée là après avoir travaillé pendant trente-sept ans à la Poste, expliqua la femme assise sur la glacière.
Mabel surgit du Winnebago, salua DeDe avec désinvolture et l'air furieux commença à descendre le chemin menant à la zone interdite aux produits chimiques.
- Tu ne sais même pas où elle crèche ! cria Ginnie. Mabel continuait à marcher d'un pas décidé.
- Rien à foutre : je trouverai !
- Elle fait ça pour toi, déclara l'autre, s'adressant à DeDe. Elle cherche à se rendre intéressante.
DeDe se sentit complètement désemparée.
- Qu'est-ce qu'elle va faire ?
Ginnie haussa les épaules :
- Lui donner un bon coup de pied au cul.
- Écoutez, supplia DeDe. La dernière chose que je souhaite, c'est qu'une horrible bagarre se... Personne ne peut empêcher ça ?
- Elle ne fera rien, dit la troisième larronne. C'est que du vent.
- À ta place, j'en serais pas si certaine, intervint Ginnie.
Elle se tourna vers DeDe, le regard légèrement anxieux.
- Tu ferais peut-être mieux de lui courir après, non ?
- Moi ? Je ne la connais même pas. Pourquoi devrais-je être celle qui... ?
Elle laissa sa phrase en suspens, imaginant soudainement Mabel et Rose en plein pugilat. Elle se leva d'un bond et se précipita à la poursuite de Mabel.
Lorsqu'elle la rattrapa, elle approchait de la zone en question.
- Mabel, écoutez...
- Tu viens t'amuser aussi ?
- Non ! Si vous faites ça pour moi...
- Erreur, ma fille, c'est pour moi que je le fais.
Haletante, DeDe marchait à grands pas pour maintenir son allure et rester à ses côtés.
- Mais si elle pense que je vous envoie là-bas pour...
- On s'en branle !
- Pas moi, Mabel. Je suis ici avec mon amie et mes enfants, et... j'essaie seulement de passer un séjour agréable.
Mabel ralentit un peu et lui sourit :
- Et t'as trouvé ça comment, jusqu'à maintenant ?
- Merdique.
- Alors tu vois ? Il est temps de se divertir.
Mabel, se bagarrer avec le chef de la Sécurité n'est pas l'idée que je me fais d'un agréable...
- Chut, ordonna soudain Mabel en portant l'index à ses lèvres. On y est.
- De quoi parlez-vous ? chuchota DeDe.
- Voilà la tanière de Rose.
Elle empoigna fermement le bras de DeDe pour l'attirer dans un fourré et lâcha prise brusquement avant de se jeter à terre à plat ventre comme un fantassin.
La tente se trouvait en contrebas, au pied d'une petite côte. Les reflets rougeoyants d'une lanterne qui brûlait à l'intérieur la faisaient ressembler au ventre d'une luciole.
- Mabel, je ne veux pas m'en mêler...
- Couche-toi !
DeDe s'aplatit sur le sol, son coeur battant violemment. Mabel lui fit un clin d'oeil coquin et lui fit une nouvelle fois signe de se taire. Des sons provenaient de la tente de Rose. Pas exactement des voix, mais des sons.
Elles entendirent d'abord une sorte de gémissement, puis une respiration bruyante et une série de : "Oui, oh oui, oui oui, ça y est, c'est ça, ouais, là... Oh oui ! Ouais !..."
DeDe tira sur le sweat-shirt de Mabel, lui faisant désespérément signe de s'en aller. Mabel réprima une envie de rire, puis fixa à nouveau son attention sur la tente, manifestement captivée par le spectacle qui s'y déroulait.
La voix reprit : "Oui, oui ! Vas-y, vas-y... Mmmmmm, oh mon Dieu, oh mon Dieu, je t'en prie... Oh mon Dieeeuuu !..."
Mabel adressa un regard triomphant à DeDe, puis se leva d'un bond, mit ses mains en porte-voix et cria :
- Ça ne serait pas plutôt Déesse qu'il faudrait dire ?
Le silence se fit sous la tente.
DeDe tenta de s'éloigner en rampant, mais les broussailles l'encerclaient. Elle se leva en titubant et s'éloigna du lieu du crime comme une folle, d'un pas chancelant. Mabel, à l'arrière, gloussait victorieusement, très contente d'elle.
- Dépêchez-vous ! cria DeDe, tout à coup soucieuse de la sécurité de Mabel.
Celle-ci s'attarda un instant pour savourer la scène avant de s'échapper. Elle se jeta dans les broussailles, haletant bruyamment mais toujours en train de glousser.
- N'était-ce pas parfait, ma jolie ? N'était-ce pas le meilleur putain de...
Elle trébucha et s'effondra lourdement, dans un bruit sourd qui affola DeDe.
- Vous n'avez rien ? cria DeDe. Mabel ? Mabel ?...
Sa comparse ne bougeait plus.
Malade de peur, DeDe revint sur ses pas pour s'agenouiller près de la masse inerte et lui toucher le visage.
- Je vous en prie : ne me faites pas ça ! Je vous en prie...
Enfin, le nez de Mabel remua.
- Dieu merci ! fit DeDe.
La vieille femme laissa échapper un grognement et se redressa. DeDe était en train de l'aider à se remettre debout quand Rose surgit de sa tente et leva les yeux pour dévisager les deux intruses.
Le regard de Rose croisa celui de DeDe pendant un moment qui lui sembla une épouvantable éternité, puis elle retourna sous sa tente. Mabel haussa les épaules et s'appuya pesamment sur DeDe.
- Tu crois que cette salope était seule ? demanda-t-elle.
- Je suis grillée, déclara plus tard DeDe tandis qu'elles retournaient au Winnebago.
- Mais non, t'es pas grillée.
- Si. Vous ne savez pas. Elle me détestait déjà, alors maintenant...
- Je te protégerai, la rassura Mabel.
- C'est ça... fit DeDe.
En bordure de la zone interdite aux produits chimiques, elles passèrent devant un groupe de tentes, d'où DeDe entendit distinctement quelqu'un prononcer le mot "mijaurée", suivi d'un concert de rires moqueurs et grossiers.
Elles savaient : toutes les femmes savaient. Sa débâcle à l'entrée faisait maintenant partie des histoires du camp.
Il était temps pour DeDe de s'en aller.