Descente au paradis.

 

Presque toujours, Brian s'éveillait naturellement à 4h56, ce qui lui laissait quatre minutes entières pour se délecter du corps nu allongé près de lui. Après, l'élégant mais tyrannique "bip-bip" du réveil Braun, sur la table de nuit, animait sa femme qui commençait son marathon matinal.

Ce jour-là, vu qu'il lui restait trois minutes, il roula vers elle pour se lover doucement contre son dos en lui entourant la taille. Parce que ainsi Mary Ann se réveillait parfois en sursaut, cette étape n'était pas sans risque.

Il enfouit son visage dans son cou, puis parcourut avec son index les courbes du nombril désormais lisse et ferme grâce aux séances d'aérobic qui l'avaient miraculeusement transformé en petit coquillage rose. Elle remua un peu, ce qui l'incita à plaquer sa main sur son corps pour éviter de la chatouiller et pour vérifier si leurs respirations étaient toujours synchronisées.

Deux minutes avant la sonnerie, il glissa doucement son genou entre les jambes de sa femme et la serra plus fort contre lui. Elle émit de faibles gémissements, puis toussa pour s'éclaircir la gorge. Il relâcha alors son étreinte, craignant de l'écraser, mais elle lui chuchota qu'elle se sentait bien ainsi. Elle avait besoin de ce moment privilégié autant que lui.

Les Français se trompaient à propos de la petite mort. Selon lui, la petite mort ne correspondait pas tant à une soudaine baisse d'énergie après l'amour qu'à ces quelques instants d'excitation qu'il savourait encore avant que les exigences professionnelles de Mary Ann ne la conduisent à bondir hors du lit, pour se diriger vers les toilettes et la cafetière.

Un autre instrument bien militaire, que cette cafetière ! À ce moment même, tandis qu'il caressait à nouveau le nombril de Mary Ann, l'appareil, dans la cuisine, était en train de moudre ses grains. Ce bruit la tira de sa torpeur et elle toussa une nouvelle fois avant de parler.

- Tu aimes ? demanda-t-elle.

- Quoi ?

- Mon nombril.

- Mmm.

- Il m'a fallu sept cents heures pour obtenir un tel résultat, dit-elle. J'ai calculé.

Il rit de l'obsession des chiffres qui gouvernait l'existence de Mary Ann. "Tout a un prix", lui disait-elle. En ce moment, c'était son sujet préféré.

Elle se retourna dans ses bras et enfonça un doigt dans son nombril à lui.

- Hé, marmonna-t-il, ne sachant pas s'il s'agissait d'un geste de tendresse ou de reproche.

Elle remua son doigt.

- Attention, si tu t'aventures là-dedans, nous allons devoir organiser une expédition de secours !

Il s'attendait à ce qu'elle proteste gentiment, mais ce ne fut pas le cas. Il n'eut même pas droit à un petit : "Et puis quoi encore ?", mais elle se contenta de retirer son doigt et s'appuya sur le coude.

- Bien, annonça-t-elle, je pense qu'il faut que je me lève.

Il se garda bien d'émettre la moindre objection, sinon il aurait à subir l'énoncé classique du régime cryptofasciste de ses matinées. Aérobic à 6 heures. Bol de céréales à 7 heures. Réunion avec le producteur à 7h30. Maquillage à 8 heures. Réunion avec l'équipe de 9 heures à 9h30, suivie des prises de vues pour la bande-annonce de l'émission du lendemain, puis d'une discussion dans les loges avec les célébrités du jour. Pour l'animatrice la plus célèbre de San Francisco, la vie allait à cent à l'heure.

- Quel est le sujet, aujourd'hui ? s'enquit-il.

- Grosse et mannequin, répondit-elle.

- Quoi ?

- Tu sais bien : ces espèces de truies qui présentent les collections de mode destinées aux femmes fortes et jolies.

- Oh !

- C'est un énorme business.

Elle rit.

- Pardonne-moi ce jeu de mots.

Elle l'enjamba d'un saut et sortit du lit en bâillant bruyamment.

- Le livre est sur la coiffeuse, si tu veux jeter un oeil dessus.

Tandis qu'elle se dirigeait vers la salle de bains, il réfléchit un moment aux cinq kilos qu'il avait en trop au niveau de la taille, puis se leva pour aller prendre sur la coiffeuse le livre, avec lequel il retourna se coucher. Il alluma la lumière de la table de nuit et examina la couverture. Elle portait le titre suivant : Plus grosse que nature. Confessions de la grosse femme la plus belle du monde. L'ouvrage était écrit par Wren Douglas.

Une splendide photo de star retouchée semblait confirmer le titre. Il est vrai que la femme était grosse, mais son visage, avec des lèvres toutes rouges, un nez parfait et d'immenses yeux verts débordant de gentillesse et de provocation, ressemblait à celui d'une déesse. Ses cheveux de jais encadraient tout cela admirablement, tombant en cascade sur son décolleté dont le sillon semblait vouloir rivaliser avec la faille de San Andreas.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Mary Ann en brandissant le rouleau d'essuie-tout que Brian avait laissé la veille dans la salle de bains.

- On n'a plus de papier hygiénique, répondit-il en haussant les épaules.

Brian se serait bien passé de ce genre de questions à 5 heures du matin.

Le réveil sonna.

- Ta gueule ! cria-t-il vers l'engin, qui s'arrêta avec docilité au son de sa voix.

Mary Ann grogna et, avec colère, frappa violemment le rouleau d'essuie-tout contre sa jambe.

- J'avais demandé à Nguyet de s'assurer que nous en aurions suffisamment pour...

- Je le lui dirai, concéda-t-il. Moi, elle me comprend mieux.

Nguyet l'aimait mieux aussi, mais il ne le préciserait pas. Depuis qu'il avait découvert qu'elle ne faisait pas la différence entre une bombe d'insecticide et un produit pour lustrer les meubles, il avait établi une relation particulière avec la domestique vietnamienne. Le pacte du silence qu'il avait instauré au sujet de l'incident semblait la moindre des choses à observer à l'égard d'une malheureuse femme dont l'oncle avait été tué au cours d'un bombardement américain sur le delta du Mekong.

- C'est juste un problème de langue, ajouta-t-il. Elle fait des progrès, tu sais. Vraiment.

Mary Ann soupira et retourna dans la salle de bains. Il éleva la voix pour qu'elle l'entendît bien :

- Tu n'en mourras pas, d'utiliser de l'essuie-tout. Prends ça comme une expérience enrichissante.

- D'accord, marmonna-t-elle.

- Ça pourrait faire un sujet d'émission, proposa-t-il sur un ton amusé. Une nouvelle maladie redoutable...

Cela ne la fit pas rire.

- Rendors-toi, lui dit-elle. Tu vas réveiller Shawna.

Il savait ce qu'elle était en train de faire : elle lisait USA Today pour se préparer à l'émission et se mettre au courant des quelques petites choses qui l'empêcheraient d'avoir l'air stupide à l'antenne.

Il reprit le livre pour y étudier de nouveau le visage de la grosse femme la plus belle du monde. Puis il éteignit la lumière, se réfugia sous la couette et retomba dans le sommeil presque immédiatement.

Il rêva d'une femme dont les seins étaient aussi gros que des pastèques.

 

 

Lorsqu'il se réveilla pour la deuxième fois, sa jambe gauche découverte était investie par sa fille, qui menait à bien une manoeuvre à la Rambo. Elle poussait un char en plastique vert le long de sa cuisse, dans un effort évident pour vaincre les collines velues qui s'étendaient au-delà. Pour le réveiller, plutôt qu'un traditionnel "Lève-toi, papa", Shawna choisissait immanquablement une sorte de jeu guerrier.

Il resta sur le ventre et fit retentir dans l'oreiller un grognement de monstre semblable à ceux des dessins animés.

Shawna cria de joie et laissa tomber le char entre les jambes de son père. Il se retourna, empoigna sa fille et l'envoya rouler sur le lit.

- Est-ce que c'est ma petite Puppy ? Miam-miam ! Le monstre mange des chiots bien dodus au petit déjeuner !

Il ne savait plus très bien comment cette histoire de "Puppy" avait commencé, mais Mary Ann et lui utilisaient tous les deux ce surnom. Étant donné le dégoût de Mary Ann pour le prénom donné à l'enfant à sa naissance, c'était peut-être simplement une manière pour eux d'éviter le problème sans manquer de respect aux morts.

Après tout, Connie avait choisi ce nom-là pour l'enfant, et elle était morte en lui donnant la vie : ils ne pouvaient pas lui choisir un nouveau prénom comme on le fait pour les animaux qui changent de maître.

Était-ce vraiment cela que "Puppy" signifiait ? Quelque chose qui ne leur appartenait pas ? Un animal qu'ils avaient ramassé à la SPA ? Ce surnom blesserait-il Shawna quand elle serait suffisamment grande pour en comprendre toutes les implications ?

Il attrapa sa fille par la taille et la leva en l'air comme un avion.

La petite fille écarta les bras et poussa un cri aigu.

Brian se propulsa en avant, ce qui la fit monter comme une flèche, mais il retomba maladroitement, les fesses sur le petit char vert.

- Nom de Dieu ! Puppy, c'est quand même pas maman qui t'a acheté ça ?

Elle réussit à garder un visage impassible, jouant toujours à faire l'avion.

Il la redescendit sur le lit et extirpa de sous son postérieur l'engin de guerre incriminé.

- C'est à Jeremy, n'est-ce pas ? Tu as encore fait un échange.

L'enfant restait muette.

- Je ne l'ai pas acheté, maman non plus, et je sais que tu ne prends pas les choses qui ne t'appartiennent pas.

Elle secoua la tête.

- J'ai faim, fit-elle.

- Ne change pas de sujet, jeune fille.

Shawna s'assit sur le bord du lit et laissa pendre sa tête en lui faisant faire des demi-cercles. En dernier ressort ce petit charlatan essayait de faire la maligne.

- Contre quoi l'as-tu échangé ? demanda-t-il.

La réponse fut inintelligible.

- Pardon ?

- Ma Preemie, dit-elle.

Elle glissa du lit, arrachant un petit bruit sourd à la luxueuse nouvelle moquette, puis expliqua :

- Ma première poupée Cabbage Patch !

Le ton de Shawna indiquait qu'il s'agissait d'une simple affaire de troc qui ne le regardait absolument pas.

Cela aurait dû le mettre en colère, mais il ne pouvait s'empêcher de sourire en imaginant la scène qui ne manquerait pas de se produire chez les copropriétaires qui habitaient de l'autre côté du couloir : Cap Sorenson, reaganien pur et dur, rentrant chez lui après une dure journée d'informatique et de tennis, pour tomber sur son petit soldat en train de jouer à la maman avec une poupée Cabbage Patch.

Shawna tira sur le bras de son père.

- Viens, papa !

Il jeta un coup d'oeil au réveil : 7h37.

- D'accord, Puppy, va chercher une cassette.

C'était son stratagème habituel pour la faire sortir de la chambre tandis qu'il enfilait son peignoir. Lui s'en fichait un peu, mais Mary Ann pensait qu'il n'était "pas souhaitable" qu'il se baladât tout nu devant sa fille. Et Mary Ann était censée savoir de quoi il retourne : c'était elle qui animait des talk-shows.

- Non, dit Shawna.

- Qu'est-ce que tu veux dire par "non" ?

- Pas cassette. Veux voir Anna.

- On ira la voir, Puppy, mais pas tout de suite. Anna dort. Vas-y, maintenant... Va chercher un film. Maman t'a apporté Peter et Elliott, Popeye, et je pense qu'il y a...

L'enfant poussa un long gémissement. Elle rampa militairement à la surface de la moquette, laissant un sillage soyeux dans son épaisseur bleu pastel. Il ne pouvait s'empêcher de se demander si élever un enfant relevait d'un savoir-faire lié à l'âge, comme pour faire la guerre, activité supportable et peut-être même stimulante lorsqu'on a vingt ans, mais futile à quarante.

Il regarda sa fille dans les yeux et s'adressa à elle en utilisant son nom de baptême pour lui montrer qu'il était sérieux.

- Je veux que tu ailles chercher une cassette avant que papa ne soit trop en colère contre toi. Nous irons voir Anna plus tard.

La lèvre inférieure de Shawna tomba net, mais il fut obéi. Quand l'enfant eut disparu, il tituba vers la salle de bains et se brossa les dents. Le sol était encore mouillé des ablutions frénétiques de Mary Ann ; il l'essuya donc avec une serviette humide qu'il lança ensuite dans le panier à linge.

Il hésita avant de se peser, mais décida que l'horrible vérité constituait un antidote infaillible aux beignets à la confiture qu'il s'était offerts sans modération jusque tard dans la nuit. La balance le surprit : il avait perdu deux kilos en quatre jours.

Il ne comprenait pas, mais il n'était pas du genre à mal accueillir les cadeaux du ciel.

 

 

Au petit déjeuner, Shawna piqua sa crise de colère habituelle. Cette fois, son yaourt n'était pas de la bonne couleur et il n'y avait pas suffisamment de Perrier pour faire pétiller son jus d'airelle... Se lasserait-elle jamais de le mettre à l'épreuve ?

Après, selon la coutume, il lui laissa choisir ses vêtements pour la journée. Elle opta pour un col roulé vert en coton, avec des coccinelles sur les manches, et un 501 modèle réduit. Il l'habilla, puis la laissa sous la garde de Robin Williams et du magnétoscope, tandis qu'il se changeait et enfilait sa propre version de son ensemble à elle.

Il était 8h46 quand il alla à la fenêtre pour observer vingt-trois étages plus bas le canyon vert et feuillu de Barbary Lane. À cette hauteur, la cour d'Anna Madrigal n'était rien de plus qu'un timbre-poste d'un brun clair, mais il distinguait une silhouette qui se promenait avec insouciance autour de ce périmètre.

La logeuse donnait son coup de balai matinal et brandissait son ustensile avec tellement de vigueur que ce rituel semblait plus relever de l'exercice physique que de considérations pratiques sur la propreté. Plus tard, elle avait l'habitude de traverser le timbre en diagonale pour s'asseoir sur le banc à côté du massif d'azalées. Malgré son côté libre-penseur très nettement affiché, c'était un personnage plutôt prévisible.

Il      leva les yeux de la cour pour admirer la vue. La ville s'étendait devant lui, immense. La baie et le ciel allaient du Mount Diablo à Angel Island et au-delà.

Il n'y avait ni tuyau de cheminée ni branche d'eucalyptus pour gêner la vue, aucune cage d'escalier de service disgracieuse ni éminence rocheuse encadrant injustement quelque petit morceau d'océan. La vue dont ils jouissaient au Summit était un sacré panorama.

Parfois, quand il fixait l'horizon suffisamment longtemps, leur salle de séjour gris foncé, tirant sur le vert, perdait complètement son aspect familier et devenait la salle de conférences d'un jet de fonction dont les ailes s'inclinaient pour saluer le bâtiment de la Bank of America.

Aujourd'hui, la clarté du ciel et la transparence de l'atmosphère n'apprenaient rien sur le brasier qui faisait rage à cent kilomètres au sud de la ville. Là-bas, pourtant, au milieu des broussailles cassantes des montagnes de Santa Cruz, l'incendie qui avançait sur un front de dix kilomètres avait déjà noirci six cents hectares et chassé cinq mille personnes de leur domicile.

Mais pas ici, pas au Summit. La nature s'arrêtait bien avant.

Il s'interrogeait parfois sur la préposition appropriée. Devait-il dire qu'il vivait au Summit, dans le Summit ou sur le Summit ? En général, quand on insistait, il avouait vivre au 999 Green et en restait là.

L'embarras qu'il pouvait éprouver se justifiait pleinement. Pendant presque huit ans, le maudissant quotidiennement, il avait vécu dans l'ombre de ce monstre en béton de proportions gigantesques. Maintenant, parce que sa femme avait insisté et qu'il vivait à ses crochets, il était passé à l'ennemi d'une manière spectaculaire.

Ils l'avaient fait pour Shawna, pour la sécurité. Et parce qu'ils étaient gagnants sur le plan fiscal. Ils l'avaient fait aussi parce que Mary Ann voulait pour son "style de vie" (la malheureuse avait réellement employé ce mot !) un cadre plus luxueux que ce vieux havre du 28 Barbary Lane.

Mme Madrigal l'avait bien pris, mais Brian savait que leur départ lui avait causé de la peine. Son sens de la famille en avait été froissé. Même maintenant, cinq mois après leur départ, leur ancien appartement restait inoccupé comme si quelque chose y était mort.

C'était d'ailleurs peut-être bien le cas.

La vie avait changé, à présent : il en était conscient. Le Brian qui avait été serveur chez Perry' ne ressemblait guère à la version postmoderne du nouveau Brian Hawkins.

Le nouveau Brian conduisait une Jeep de vingt mille dollars. Il possédait trois smokings et un blouson d'aviateur doublé en vison de chez Wilkes, qu'il portait seulement lorsqu'il prenait la Jeep. Il avait sa table au Pier 23, où il déjeunait entouré de la meilleure société.

Quand le nouveau Brian allait à une soirée, il se retrouvait habituellement à parler entre hommes avec le mari du maire ou celui de Danielle Steel, et même, ce fut une fois le cas, avec l'époux de Geraldine Ferraro.

Bon, d'accord, il était devenu lui aussi une sorte de prince consort.

Mais même ça, ça demandait des compétences, non ?

Et qui pouvait dire qu'il ne faisait pas partie des meilleurs ?

 

 

Quand Shawna se fut lassée de la télévision, il l'aida à enfiler son coupe-vent et lui fit des recommandations pour le bout de chemin à faire jusqu'à Barbary Lane. Il y avait deux conditions : ne pas hurler dans l'ascenseur comme si on l'écharpait et ne pas montrer le portier du doigt en criant : "Mister T !"

Elle lui obéit, chose miraculeuse, et ils atteignirent Green Street sans accroc. Alors qu'ils marchaient sur les hauteurs de Russian Hill, il se sentit curieusement des jambes de plomb, et quelques battements au niveau de ses tempes lui annoncèrent une migraine.

Si c'était la grippe, ce n'était vraiment pas le moment : quatre événements majeurs étaient inscrits au programme, rien que pour la semaine suivante.

Shawna insista pour qu'il la porte dans ses bras quand ils descendirent la pente la plus raide de Leavenworth, mais elle retourna au sol en se tortillant dès qu'ils arrivèrent à l'escalier en bois délabré qui conduisait à Barbary Lane.

- Les marches d'Anna, dit-elle.

Elle reconnaissait toujours les frontières d'un autre duché. La ruelle, après tout, appartenait à Mme Madrigal. Même les adultes le savaient.

Il y avait là une pancarte qui confirmait la souveraineté de la logeuse :

 

SAUVEZ LES MARCHES DE BARBARY

De froids technocrates insensibles projettent de remplacer nos bien-aimées marches en bois par des horreurs en béton. C'est le moment de réagir. Contactez Anna Madrigal, 28 Barbary Lane.

 

"Anna a bougrement raison de leur mener la vie dure", pensa-t-il.

Cependant, il prit la main de Shawna lorsque les planches bien-aimées couvertes de moisissures craquèrent dangereusement sous leurs pas. En haut, là où le sol était hérissé de tiges de fenouil sec coupées, il la laissa aller, la regarda se faufiler entre les poubelles et arriver dans l'obscurité chargée de l'odeur des eucalyptus. Elle avait l'air d'une enfant qui rentrait chez elle.

Au moment où il atteignit le premier groupe de maisons, elle était déjà en train de taquiner Boris.

Doucement, lui dit-il, c'est un vieux minou. Ne le caresse pas si fort.

D'un geste brusque, en pérorant à la manière d'un savant fou, elle ôta sa main du chat tigré puis remonta l'allée à toute allure. Le chemin, pavé à cet endroit de pierres concassées, était traître, même pour les adultes.

- Ralentis, Puppy. Tu vas encore te faire mal. Il la rattrapa, lui prit la main et l'emmena vers la partie plus large et aplanie de l'allée.

- Tu te souviens du numéro d'Anna ? demanda-t-il à l'enfant.

Elle ne s'en souvenait évidemment pas.

- C'est le 28, dit-il, en éprouvant instantanément un sentiment de stupidité.

Pourquoi fallait-il qu'elle apprît cela?

Parce que la maison au bout de l'allée représentait tout ce qu'il avait à donner à un enfant.

C'était tout ce qu'il connaissait, son seul livre d'histoires.

 

 

La porte conduisant au porche était ouverte.

La logeuse se tenait debout dans la cour, penchée sur son plant d'herbe, de la sinsemilla, le plus développé. Avec une pince à épiler, elle en arrachait les feuilles pour faire monter la sève magique. L'opération semblait aussi délicate qu'une intervention chirurgicale, mais elle chantonnait un joyeux refrain.

Shawna fonça dans la cour et alla se perdre dans les plis de la jupe en mousseline pâle de Mme Madrigal. La logeuse poussa un cri de surprise en laissant tomber la pince à épiler, puis elle se mit à rire avec l'enfant.

- C'est le FBI, plaisanta Brian en arborant un large sourire.

Mme Madrigal baissa les yeux sur la petite créature cramponnée à sa jambe et lui caressa les cheveux affectueusement.

- Vous lui avez manqué, reprit Brian. Cela fait deux jours entiers.

Les immenses yeux bleus de la logeuse se tournèrent d'un seul coup vers lui. Elle lui adressa un faible sourire avant de reporter son attention sur Shawna.

- Tu m'as manqué aussi, dit-elle à l'enfant.

C'était bête mais il se sentait un peu jaloux de l'attachement profond et total que vouait Mme Madrigal à Shawna.

- J'ai vu votre pancarte, déclara-t-il, cherchant à lui faire plaisir. Ces salauds vont vraiment démolir les marches ?

La logeuse hocha la tête calmement.

- Si on ne se défend pas.

Il remarqua qu'elle avait dit "on". C'était quelque chose d'important, pour lui : elle le considérait toujours comme un membre de la "famille".

- Eh ben... Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider...

- En fait, oui.

- Super !

- Je pensais que peut-être, si Mary Ann en parlait dans son émission... Tu sais, juste quelques mots sur la sauvegarde de notre patrimoine, ce genre de truc.

En attendant sa réponse, elle jouait avec une fine mèche de cheveux qui bouclait sur sa tempe.

- Ouais... finit-il par dire. Enfin, bien sûr... Je pourrais lui en toucher un mot. Mais le format de l'émission est très rigide.

Il faisait maintenant marche arrière car il se souvenait de l'aversion de Mary Ann pour ce qu'elle appelait les "nunucheries locales". La croisade de Mme Madrigal tomberait vraisemblablement dans cette catégorie.

La logeuse lisait en lui comme dans un livre.

- Je vois... murmura-t-elle.

- Je lui dirai quand même. Je suis sûr qu'elle en sera bouleversée.

Mme Madrigal l'observa attentivement pendant un moment, presque avec nostalgie, puis elle se mit à scruter le sol autour d'elle.

- Alors, où ce truc a-t-il bien pu se fourrer? Shawna chérie, va voir si la pince à épiler d'Anna n'est pas dans ce lierre, là-bas.

Il pensa un instant implorer son pardon, puis il masqua sa gêne derrière un ton frivole.

- Hé ! lâcha-t-il. Vous devriez laisser pousser vos ongles.

Maintenant à quatre pattes, Mme Madrigal leva les yeux vers lui.

- Pourquoi ça, mon chéri ?

- Vous savez, comme ces femmes au foyer de Humboldt County ! Elles disent que ça marche bien mieux que la pince à épiler.

Elle traita cette ineptie avec sa grâce habituelle :

- Ah oui, je comprends.

Elle se tut à nouveau, continua ses recherches jusqu'à ce qu'elle trouve la pince, puis se leva et se frotta les mains sur sa jupe.

- J'ai essayé ça, autrefois... de me laisser pousser les ongles.

Elle retint son souffle et secoua la tête.

- Il aurait fallu que je sois aussi courageuse qu'un homme, pour y arriver.

Brian s'esclaffa, extrêmement soulagé. Dans le répertoire de Mme Madrigal, faire une blague était une façon d'accorder son pardon. Quand elle fixa ses yeux sur lui, ils étaient remplis de leur vieille espièglerie familière. Il décida de profiter de l'occasion.

- Je me demande, risqua-t-il, si vous ne pourriez pas me rendre un grand service.

Elle le regarda un moment, puis baissa les yeux pour s'adresser à l'enfant accrochée à sa jupe :

- Tu veux que je te dise, mon enfant ? Va voir sur le sofa, dans la maison. Il y a là un nouvel ami pour toi.

- Un Gobot ? demanda Shawna, l'air sceptique.

- Tu verras. Fais bien attention aux marches. La porte est ouverte.

Comme l'enfant s'éloignait à pas hésitants, le visage de Mme Madrigal s'épanouit en un large sourire admiratif.

- Elle est vraiment très mignonne.

- Qu'est-ce que vous lui avez encore déniché ? voulut-il savoir.

- Juste un animal en peluche, marmonna-t-elle.

Cela le gênait un peu, que la logeuse dépensât de l'argent pour Shawna.

- Vous n'auriez vraiment pas dû, dit-il.

Elle lui adressa un sourire légèrement je-m'en-foutiste, puis demanda :

- Quel genre de service ?

- Eh bien, mon neveu vient en ville pour quelques jours, et je me demandais si... s'il ne pourrait pas loger dans notre ancien appartement.

Elle cligna des yeux.

- Si ça vous pose problème, s'empressa-t-il d'ajouter, dites-le et je...

- Quel âge a-t-il ?

- Euh... dix-huit ans, je pense. Peut-être dix-neuf.

Elle hocha la tête :

- Bon... Il n'y a pas de meubles, bien sûr. Mais j'ai un lit de camp au sous-sol et peut-être une commode.

Elle tapota sa lèvre inférieure avec son index. Manifestement, ses réflexes maternels fonctionnaient encore. Cela réconforta Brian, de savoir qu'il pouvait toujours lui procurer ce plaisir.

- Il s'appelle Jed, dit-il. Il prépare ses études de droit à Rice University. C'est tout ce que je sais, mis à part qu'il est probablement hétéro.

La logeuse lui décocha un sourire malicieux.

- C'est ce qu'il t'a dit ? Qu'il était probablement hétéro ?

Cela le fit rire.

- Bon, accorda-t-il, actuellement, il a le béguin pour Bruce Springsteen, j'ai donc supposé qu'il l'était.

- Attends une minute...

- C'est la théorie de Michael : demandez-lui de vous l'expliquer. Il prétend que chaque génération produit un artiste masculin qu'on permet aux mecs hétéros d'adorer. Ç'a été Mick Jagger pendant longtemps, maintenant c'est Bruce Springsteen. Je pense donc que le gamin est hétéro.

- Toi et tes théories de cinglé !

- Ce n'est pas ma théorie. J'ai seulement...

Brian s'interrompit, se rendant compte qu'elle avait adressé ses remarques à Michael qui venait d'entrer dans la cour d'un pas nonchalant.

- Qu'est-ce que j'ai encore fait ? demanda Michael.

Brian lui sourit.

- J'étais seulement en train d'expliquer ta théorie sur Bruce Springsteen.

- C'est vrai, dit Michael. Pour lui, les hétéros sont prêts à virer leur cuti.

Mme Madrigal se tourna vers Brian :

- Est-ce qu'il t'inclut dans cette généralisation hâtive ?

- Bien sûr ! lança Michael. Pour le Boss, il serait prêt à tout.

Michael jeta une oeillade coquine dans la direction de Brian.

- Je veux dire : s'il te le demandait, non ?

Brian adorait la manière dont Michael lançait des piques à ses amis.

- T'es qu'un petit con, répliqua-t-il à sa manière.

- Je pense que c'est super, continua Michael. Springsteen a fait des miracles pour les mecs qui s'appellent Bruce. C'était un prénom à forte connotation péjorative, avant.

Il s'arrêta un moment.

- Je suis en retard, les amis. J'aimerais rester et discuter en détail de tout ceci, mais... Wren Douglas n'attend pas.

Brian eut besoin d'un moment pour associer le nom à une personne. Puis le visage et les seins de la femme dansèrent dans sa tête comme les images d'un film érotique.

- Oh, ouais : le gros mannequin. Tu la connais ?

- Non, mais je l'admire beaucoup. Mary Ann m'a eu un billet pour l'émission d'aujourd'hui.

Mme Madrigal eut l'air perplexe :

- Elle est... euh... elle pèse lourd ?

- Certes, répondit Brian, mais elle est plutôt sexy.

- Plutôt ? aboya Michael sur un ton indigné et surpris. Et pourquoi pas très ?

Brian lança un regard complice à la logeuse :

- Il s'y connaît, non ?

Michael se dirigea vers le porche, s'arrêtant brièvement pour renifler un bourgeon de la sinsemilla de Mme Madrigal. Il simula un léger évanouissement théâtral à son intention, puis il déclara :

- Vous feriez mieux de faire attention : on coince les gens pour ça, maintenant.

- Bien ! dit la logeuse qui resta de marbre. Si par hasard Mme Reagan faisait un saut pour le thé, j'espère que tu me préviendrais à temps.

Mme Madrigal accepta de garder Shawna pendant quelques heures. Brian en profita pour aller faire des courses au Searchlight Market (du Pepsi sans sucre, un paquet de Milky Way et le nouveau dentifrice doseur Colgate) avant de rentrer au Summit. De retour au vingt-troisième étage, il trouva Nguyet en train de faire les carreaux de la cuisine avec ce qui semblait être le dernier rouleau d'essuie-tout.

Il se rappela alors avoir oublié d'acheter du papier hygiénique.

"Qu'est-ce qu'on utilise quand il n'y a plus d' essuie-tout ?"

- Euh... Nguyet ?

La femme de ménage s'arrêta de faire les carreaux et le regarda en souriant avec inquiétude.

- Cet après-midi... quand tu iras faire des courses... Achète du papier toilette, d'accord ?

Le sourire de Nguyet s'évanouit : elle ne suivait plus.

- Du papier toilette... tu sais bien...

Il envisagea de mimer la chose, puis renonça à cette idée. Finalement, il alla à la salle de bains et revint avec le petit rouleau en carton.

Le visage de Nguyet rayonnait de compréhension.

- Ah, dit-elle, Shommin !

- Si tu veux, répliqua-t-il. Shommin. Achète du Shommin cet après-midi, d'accord ?

Elle hocha la tête énergiquement et retourna à ses travaux, l'observant du coin de l'oeil en train de fouiller le placard pour en sortir une boîte de filtres à café Melitta n°4.

Papier en main, il se dirigea vers les toilettes. La monumentale Wren Douglas, qui le regardait depuis la table de nuit, l'arrêta dans sa trajectoire. Admiratif, son sexe gonfla. Il fit donc un rapide détour et prit le livre avec lui.

Vanessa Williams n'aurait qu'à attendre.

 

 

 

D'Un Bord à L'Autre
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