CHAPITRE XVII

Il les avait vus maigrir, s’émacier, devenir des spectres corporels avant d’atteindre – enfin ! pensaient certains – la désincarnation. Ils jalousaient ceux que les éléments avaient tués dans les premiers jours. Car ceux-là avaient bien peu souffert, somme toute.

Il les avait vus aussi – horreur suprême – se regarder non pas comme on contemple un compagnon de lutte, mais comme on fixe le repas qu’on va entamer en supputant les plaisirs que le palais ou l’estomac va en tirer. Nul n’était encore passé à l’action, mais quelqu’un oserait un de ces jours briser l’immémorial tabou.

Lui-même, quelques fois

Ils erraient depuis si longtemps. L’air les portait, mais on aurait dit qu’Aqualia ne les supportait plus et voulait les voir disparaître tous jusqu’au dernier.

Lui-même, souvent, regardant Myriam qui restait l’une des plus vivantes – car elle faisait au moins l’effort de se traîner sur le pont pour prendre sa place dans une inutile veille –, n’avait pas pensé à l’image de la femme qui n’avait cessé de le tourmenter, mais à cette chair qu’il aurait été heureux de posséder d’une autre manière qu’un homme possède une femme.

Il se réveilla en étouffant un hurlement et se couvrit le visage d’une couverture, comme si cela pouvait faire disparaître l’abomination de son rêve.

Ils n’en étaient pas là, pas encore là. Il y avait des vivres pour des semaines encore, des mois, même, dans les cambuses, à condition de ne rien gaspiller. Mais elles s’épuisaient. Et avec les marées qui diminuaient, une partie de l’ancien mode de vie reprenait ses droits : la Dévoreuse était redevenue l’ennemie. Ses habitants retrouvaient le courage et la force de guetter leurs proies non loin de la surface. Ils étaient à nouveau trop puissants pour les malingres bipèdes qui les avaient dominés durant quelques jours quand la pesanteur les collait au fond quotidiennement asséché de l’océan.

Ce qui n’avait pas changé, c’était le vent, les nuées qui continuaient à encombrer le ciel, et les éruptions. Octa n’éclipsait plus le soleil et Jobig disait qu’on aurait dû recommencer à la distinguer comme un croissant argenté à quelques degrés devant lui. Mais c’est à peine si l’on apercevait l’astre du jour lui-même comme une zone plus lumineuse dans un ciel brillant d’une clarté blafarde.

Le froid non plus n’avait pas disparu. Il est vrai qu’on était au cœur de l’hiver, Glacembre venant de commencer. Et qu’ils étaient assez loin vers le nord. Mais c’était un hiver d’une ampleur inconnue de mémoire de Scientiste.

À cause des bourrasques qui se succédaient, on n’allumait les foyers des cuisines qu’une fois par jour. Et le reste du temps, malgré la faim qui ne cessait de les tenailler, ils ne faisaient que grignoter des bocaux de fruits ou de la viande salée, lassés des biscuits secs. Ils étaient peut-être même lassés de lutter pour la vie.

Ils avaient connu leurs premiers morts depuis le paroxysme de la tempête. C’étaient des vieux déjà affaiblis quand ils avaient quitté Viaiville, et il est vrai qu’ils ne s’étaient jamais habitués à la vie sur l’air, le balancement continu du pont les rendant malades. Mais ils avaient survécu durant des mois. Pourquoi avaient-ils laissé la vie s’écarter d’eux maintenant, alors qu’en principe le pire était passé ? Peut-être parce qu’avec la sagesse que donne parfois le grand âge, ils savaient inconsciemment que, bien au contraire, le pire était encore à venir…

Carvil chassa cette pensée et s’accrocha à l’image de Tobie comme celui-ci semblait s’accrocher à la vie. De plus en plus faible, la peau diaphane tendue sur des os qui semblaient vouloir la percer, il continuait, chaque fois que le permettaient les éléments, à réunir des enfants autour de lui. C’étaient eux qui détenaient l’espoir, car ils paraissaient avoir déjà oublié les Terres et les déchaînements de la tempête, pour songer, parfois, quand il faisait un peu plus clair ou plus chaud, à organiser des jeux sur le pont.

Mais c’étaient des jeux calmes, presque silencieux, où l’on se distrayait sans beaucoup se dépenser.

*
*   *

Malgré les vents, ils avaient réussi à rester en compagnie de la Superbe. Toutes les guildes avaient travaillé d’arrache-pied, récoltant des tapis, les transformant, et profitant des périodes calmes pour effectuer maintes réparations. La plate-forme ne ressemblait certes pas au magnifique navire qu’elle avait été quelques mois plus tôt, mais elle perdait peu à peu son aspect de carcasse décharnée. Ou du moins elle l’avait perdu dans les semaines qui avaient suivi son sauvetage. Maintenant, les travaux ne progressaient plus que par à-coups, lorsque quelques Maintenanciers, une poignée de Gabiers ou d’autres retrouvaient le courage d’entreprendre un travail, pour quelques heures seulement.

Ils étaient tous sales. Ce n’était pas seulement le manque d’eau chaude pour se laver, ou le découragement. L’air qui les portait était lui-même si chargé de crasse que celle-ci recouvrait tout : les visages, les vêtements, le pont et les ballons. C’était une poussière grise ou noire, la plupart du temps. Légère, elle n’alourdissait pas trop les vaisseaux, mais elle leur donnait l’air d’être en deuil. Avant même que ne meurent les équipages. Elle pénétrait partout, et donnait aussi un goût acide et désagréable aux aliments, même si dans les cuisines on faisait tout pour s’en protéger.

Et elle pénétrait aussi les corps, pas seulement en s’incrustant dans la peau. Tout le monde toussait de temps à autre pour expectorer les minuscules particules étrangères, car les corps résistaient encore et cherchaient à se nettoyer de ces poussières empoisonnées qui voulaient les tuer d’une autre manière, si la faim, le froid ou le désespoir n’y suffisaient pas.

Les deux navires naviguaient de conserve à la recherche d’une Terre qui aurait survécu. Les vents les avaient emmenés loin de tous parages normalement habités et ils soufflaient presque toujours du sud, repoussant avec fermeté leurs tentatives de se rapprocher de la position de Grande Terre ou de Terre-de-Feu. Et ils n’avaient encore découvert aucune des nouvelles Terres promises par certains Scientistes. Pourtant, Aqualia, à force de cracher sa substance aurait dû en créer…

Il est vrai, pensait Carvil avec espoir, qu’Octa était encore bien proche, et que si les marées ne découvraient plus les fonds marins, elles étaient bien suffisantes pour recouvrir des îles basses comme celles qui avaient jadis constitué Petite Terre. Ce ne serait que plus tard, dans plusieurs mois, qu’on pourrait découvrir de tels archipels.

Et plus tard, l’Extase ne serait plus qu’un charnier volant, condamné à errer jusqu’à ce que le gaz, qui fuyait imperceptiblement des enveloppes, la fasse descendre jusqu’à la Dévoreuse.

Myriam apparut sur le pont, remorquant son delta, qu’elle se mit à monter avec des gestes lents et mesurés, comme pour ne pas outrepasser une réserve d’énergie qu’elle savait limitée. Carvil ne put s’empêcher de la revoir telle qu’elle était apparue dans son rêve et il détourna un instant le regard.

— Tu vas voler ? demanda-t-il tout en se disant que la question était stupide : « Pourquoi assemblerait-elle son delta, si ce n’était pour aller sur l’air ? »

— Je m’en sens la force aujourd’hui. Demain, je ne sais pas…

Elle souriait, mais c’était un sourire contraint, qui veut cacher la détresse et n’arrive qu’à la rendre plus visible.

— Tu sauras rentrer ? Il n’y a plus de soufflantes

— Il y a d’autres courants chauds, parfois…

C’était vrai. Cela aussi avait été bouleversé par le souffle des volcans. Les gaz qu’ils lançaient mettaient parfois des heures à se refroidir, et pendant ce temps, ils restaient porteurs.

Porteurs de mort aussi si on les respirait trop longtemps. Mais dire à Myriam de renoncer, alors que son vol était symbole de vie, alors que ce serait peut-être l’une de ses dernières joies ? Il n’en eut pas le cœur.

Il n’y avait pas de Lanceurs sur le pont et il crut que cela la contraindrait à renoncer, mais Jobig apparaissait. Ils devaient avoir agi de concert. Lui aussi se forçait à l’activité, mais son tempérament de chercheur, toujours à l’affût de l’inconnu, l’aidait.

Tandis que Myriam tendait la toile sur les longerons et vérifiait les coutures point par point, Jobig, assisté de quelques adolescents, se mit à fixer une sorte de longue latte fendue d’une étroite rainure sur le pont. Elle commençait juste devant la passerelle de barre et se terminait dans le vide, dépassant l’extrémité du pont d’envol de quelques centimètres.

L’un des assistants disparut, tandis que les autres fixaient deux extrémités d’une large bande élastique tout à l’avant, aux derniers montants des superstructures bâbord et tribord.

L’assistant revint. Il tenait en mains une planchette longue de deux pieds environ et munie de plusieurs roulettes en ligne sur sa face inférieure. Il la posa au début de la latte, tandis que les autres tendaient lentement la bande élastique, jusqu’à ce que la pointe du « V » qu’elle formait puisse être accrochée au pied de la passerelle.

Myriam en avait terminé avec son inspection. Elle souleva son delta et boucla son harnais. Deux adolescents vinrent soutenir les ailes tandis qu’elle suivait la latte jusqu’à son origine. Elle prit place sur la planchette où Jobig venait d’attacher l’extrémité d’une ficelle soigneusement lovée et posée sur le pont.

Ils détachèrent la bande élastique de son support et la posèrent contre le dos raidi de Myriam, mais ils étaient quatre à retenir l’élastique pour qu’il ne la renverse pas en voulant retrouver sa tension normale. Les deux premiers adolescents se mirent en position de course, comme des Lanceurs, mais ils ne faisaient que continuer à soutenir la pointe des ailes pour aider Myriam à conserver l’équilibre.

— C’est bon, fit Jobig d’une voix calme. Tu es prête ?

— Prête comme jamais. On peut y aller. Et que nous porte l’air !

— Allez-y !

Jobig poussa un cri. Avec un ensemble presque parfait, les quatre adolescents qui retenaient l’élastique le laissèrent aller, tandis que les deux qui tenaient l’aile s’élancèrent. Et Myriam sembla bondir vers le bout du pont. L’un de ceux qui maintenait l’équilibre avait pris un pas de retard, mais il réussit à regagner le terrain perdu et à accompagner le delta presque jusqu’au bout du pont.

Presque jusqu’au bout seulement, car il lâcha prise. Et fort heureusement, car Myriam était sur l’air avant même d’avoir vraiment quitté l’Extase.

Carvil suivit son vol quelques instants, puis descendit examiner l’installation de Jobig. Chaque fois qu’il avait pris l’air, il avait presque fallu que les Lanceurs le portent jusqu’au bout du pont, et là, son envol tenait un peu du plongeon, car la vitesse acquise n’était pas suffisante pour se trouver complètement sur l’air. L’invention de Jobig changeait bien des choses. Il regarda les Lanceurs en se souvenant des autres, ceux qui avaient été de vrais Lanceurs.

Il venait d’assister à la mort d’un métier, et il n’en éprouvait aucun regret, pas parce qu’il pensait égoïstement à son pilon. Maintenant, les deltas pourraient s’envoler avec bien moins de fatigue pour les Pilotes, car ils s’épuisaient parfois dans leur élan forcené sur le pont au point d’avoir besoin de plusieurs minutes pour recouvrer leur souffle une fois sur l’air. Ce n’en était que mieux.

Si l’on pouvait à nouveau voler comme dans le passé.

*
*   *

D’autres Pilotes, tirés de leur léthargie par quelques échos du vol de Myriam, voulurent à leur tour tâter de la nouvelle technique et le pont de l’Extase retrouva durant plusieurs heures une animation presque digne des grands jours.

Ils furent bientôt une demi-douzaine à tournoyer dans l’air gris de l’après-midi, et Carvil fit descendre lentement le navire, mais un peu plus rapidement que les Pilotes ne perdaient de l’altitude, pour être toujours prêt à les accueillir. Myriam, qui était depuis plus de deux heures sur l’air, ne semblait pas sentir la fatigue et s’acharnait à profiter du moindre souffle ascendant pour prolonger ses évolutions. Le boiteux vit Marga (qui n’avait, en fin de compte, trouvé aucun navire pour l’accueillir) suivre ses anciens guildiers avec des larmes dans les yeux. Il faillit avoir pitié et oublier ce qu’elle avait fait. Ne devait-on pas tenter de bâtir un monde nouveau en effaçant tout ce que le passé comptait de bon, et aussi de mal ? Mais les larmes cachaient autre chose. Il suivit le regard dur, vit les mâchoires se crisper et devina les poings qui se serraient sous l’étoffe les abritant du froid. Non, l’heure du pardon n’était pas venue, si elle venait un jour, et Marga ne rêvait encore que de vengeance. Il se promit de faire attention à elle. Il ne pouvait pas passer son temps à avertir les autres – et l’aurait-on cru ? – mais il ne laisserait plus s’envoler Myriam sans avoir personnellement vérifié tout ce qui servait au vol… et contrôlé ce que faisait Marga au même moment.

Tout à coup, Myriam, qui dominait les autres deltas, entama une plongée rapide tout en battant frénétiquement des ailes. Elle avait aperçu quelque chose.

Carvil leva les yeux vers les Vigies, mais personne n’était monté au-delà de la passerelle inférieure ce jour-là, et aucun appel ne vint renforcer l’impression qu’il venait d’avoir.

— Deux pointus ! haleta Myriam en posant les pieds sur le pont. Ils se dirigent par ici.

Elle ne devait pas être la seule à les avoir découverts, car les autres Pilotes rentrèrent à la suite l’un de l’autre, au point que Carvil dût reprendre pendant quelques minutes son ancienne fonction d’Apponteur pour coordonner leurs arrivées.

En même temps, quelques Gabiers, alertés par Téric, se hissaient vers les passerelles. Carvil remarqua que, malgré leurs vêtements épais qui handicapaient leurs déplacements, ils avaient pris soin d’emporter qui une farde de sagaies, qui une fronde, avec une poche pleine de cailloux.

Les pointus furent bientôt visibles du pont lui-même. La Superbe, qui n’avait pas eu les mêmes raisons de descendre que l’Extase, fit mine de la rejoindre mais Carvil lui signala de conserver son altitude. Ce serait son propre navire qui remonterait, profitant des dix ou quinze minutes qu’il restait avant que les pirates ne soient sur eux.

Il ne savait comment réagir à leur arrivée. Une sorte de joie, d’une part, de savoir que les deux équipages n’étaient pas les seuls survivants d’Aqualia. Plus nombreux seraient les hommes, plus vite la civilisation se reconstruirait, si toutefois l’on découvrait une Terre pour y rebâtir des arsenaux, pour y cultiver les plantes, pour y élever les bêtes nourricières.

D’un autre côté…

Les pirates avaient déjà une fois capturé l’Extase, non seulement pour les richesses qu’elle recelait – car le navire en lui-même, trop lent, trop lourd à manœuvrer, ne les intéressait pas – mais pour piller Grande Terre avant qu’elle ne soit recouverte par les eaux.

Grande Terre n’existait plus, mais les richesses de l’Extase (richesses en matière de survie) étaient toujours présentes. N’était-ce pas cela uniquement qui les attirait vers elle en cette fin de demi-jour ?

Les Gabiers l’avaient compris dans ce sens, sinon ils ne se seraient pas surchargés pour grimper dans le gréement. Carvil se maudit d’avoir été moins prompt à la réaction, ou plus confiant dans l’être humain. Mais rien n’était perdu, les pointus avaient encore un bout de chemin à faire, d’autant plus qu’ils naviguaient presque contre le vent qui leur venait de trois quarts avant, par tribord.

Carvil fit tinter la cloche qui appelait sur le pont tous les membres valides de l’équipage. Les Premiers – ou ceux qui jouaient leur rôle, sans en avoir pris le titre – se réunirent au pied de la passerelle.

Carvil fut bref. Qu’avait-il à dire, après tout, sinon qu’on ne savait pas quelle serait l’attitude des pointus mais qu’il fallait être prêt à tout. Sornia fut la première à distribuer ses ordres aux Maintenanciers, et tout l’équipement anti-incendie apparut comme par miracle. Les autres se tenaient à ses ordres pour renforcer ses équipes, tandis que l’on préparait déjà tout ce qui servirait à soigner les blessés. Ceux dont la guilde n’aurait aucun rôle à jouer dans l’hypothétique bataille, redescendirent vers leurs cabines pour y chercher une arme ou, à défaut, un outil. Quelques minutes plus tôt, en leur demandant s’ils tenaient à la vie, on aurait eu que des réponses évasives ou découragées. Maintenant qu’elle était directement menacée, ils y retrouvaient subitement goût et étaient prêts à la vendre chèrement.

Alors que les pointus se trouvaient à moins d’un kil, ils se séparèrent et il apparut vite que ce n’était pas l’Extase qu’ils visaient, mais la Superbe. Il était visible, malgré les efforts de son équipage pour réparer les dégâts, que cette dernière avait fort souffert des tempêtes. Ce devait donc être une proie plus facile.

Car c’était bien d’une attaque qu’il s’agissait. Les derniers doutes que nourrissaient quelques optimistes furent balayés par une lance de feu qui jaillit de la nacelle de l’un des pointus. Un navire de toile pourpre ornementée d’un filet jaune. Un jaune grisâtre avec la suie des éruptions, mais qui distinguait clairement ce navire de l’autre, sombre, presque noir, sans aucune décoration visible.

Le trait de feu était trop court pour atteindre la plate-forme et retomba en gouttelettes lumineuses vers la Dévoreuse. Le signal était pourtant sans équivoque : si la Superbe tentait de résister, les pirates y bouteraient le feu.

Le Noë de la Superbe n’avait cependant pas vu son navire survivre à tant d’épreuves pour renoncer aussi vite. Et une pluie de projectiles, la plupart du temps de simples cailloux ou des tessons de chitine, visèrent le pointu quadrillé, sans l’atteindre, mais l’avertissaient de la distance à ne pas franchir. La langue de feu revint, et cette fois elle lécha durant quelques instants la coque. Le bois se mit à fumer, mais le tir s’interrompit avant que les premières flammes ne se déclarent.

L’Extase continuait à grimper. Carvil avait posé la main sur l’étui de l’automatique, mais, maintenant qu’il en connaissait les effets, il n’avait guère envie de l’utiliser, surtout dans ces circonstances. Il comprenait que c’était la chance seule qui lui avait fait toucher le pointu au second coup sur la banquise. Ici, il pouvait fort bien rater, ou pire, atteindre la Superbe. Et même s’il ne la touchait pas et si son tir était une fois encore porté par la chance, l’explosion pouvait emporter les trois navires maintenant serrés les uns contre les autres.

Sans parler du souffle qui, au minimum, secouerait l’Extase au moins autant que les pires bourrasques de la longue nuit…

C’est alors qu’une ombre passa devant le soleil. Une ombre suivie d’une douzaine d’autres. Les pointus, avec leur étroite nacelle accrochée sous le ballon allongé, ne pouvaient voir ce qui se passait au-dessus d’eux et n’avaient pas remarqué les deltas qui plongeaient sur eux.

L’Extase était maintenant assez proche pour voir tous les détails. Les Pilotes lâchèrent des sagaies. Deux d’entre eux lancèrent même des marqueurs dont ils avaient enflammé la longue tresse colorée. Tous n’atteignirent pas l’un ou l’autre des pointus, mais les coups avaient porté, et en plongeant, les ailes avaient atteint une telle vitesse qu’elles purent reprendre de la hauteur pour effectuer une nouvelle passe.

Le trait de feu jaillit à nouveau, mais cette fois il zigzaguait follement pour tenter de toucher les ailes qui tournoyaient autour des navires en un affolant ballet.

Les pointus n’étaient pas vaincus. Les deltas devaient maintenant descendre en gagnant du temps pour qu’un navire puisse les récupérer avant qu’ils n’atteignent la Dévoreuse, et ne constituaient plus pour eux un danger. Mais peut-être parce qu’ils craignaient de voir surgir une seconde escadrille, les Noës des pointus renoncèrent. On les vit s’éloigner vers le nord-est, et il semblait bien que l’un d’eux au moins ne cessait de perdre de l’altitude.

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   *

Ils venaient de l’Extravagante, et s’ils étaient armés, c’était parce qu’ils avaient eu affaire avec un pointu deux jours plus tôt. Depuis lors, les patrouilles se multipliaient et les Pilotes étaient toujours prêts à en découdre avec les petits ballons pointus, tout en admirant leurs capacités à manœuvrer rapidement et à fendre le vent.

Ils étaient épuisés, et ce n’était pas seulement par un long vol. Carvil vit leurs yeux briller quand on amena quelques plateaux de nourriture dans la grande salle du pont inférieur. Les bras se tendirent vers la nourriture, puis retombèrent. Les Pilotes se redressèrent avec fierté, puis attendirent qu’on les invite à partager le repas de Carvil et de ses Premiers. L’Extravagante avait elle aussi souffert des tempêtes et peut-être plus encore que l’Extase ou la Superbe. Mais elle était toujours sur l’air et ne tarderait pas à rejoindre les deux autres navires.

Ce n’était pourtant pas la principale nouvelle qu’entre deux bouchées ils obtinrent de leurs visiteurs inattendus. L’Extravagante n’était pas seule, du moins jusqu’à deux jours plus tôt. Elle était seulement la plate-forme la plus valide d’une petite flotte qui s’était peu à peu reconstituée. Il y avait la Princesse, la Vérité, la Royale, et aussi cinq Survies qui portaient bien leur nom pour avoir survécu à la rage des éléments.

Mais cela n’avait été que survivre. La plupart des navires avaient tant souffert que c’est à peine s’ils étaient encore sur l’air. Ils avaient dû s’alléger de presque tout : le lest, l’outillage, l’eau potable, les vivres. Durant deux hebdomades on s’était contenté à bord d’un seul demi-repas quotidien. Et depuis deux jours, plus personne ne mangeait, sauf les enfants. Et les Pilotes, qui n’avaient reçu que deux biscuits mous avant de s’envoler.

À écouter ce récit, les gens de l’Extase se sentaient un peu gênés. Eux qui croyaient avoir souffert, ils s’en tiraient vraiment à bon compte.

Mais Carvil voyait les choses sous un autre angle. Les réserves de son navire, et à un moindre degré celles de la Superbe, ne suffiraient qu’à prolonger la vie de l’escadre affamée de quelques jours, deux hebdomades au plus. Puis ils connaîtraient tous ensemble le même sort.

— L’Extravagante n’est plus avec les autres ? demanda-t-il quand les Pilotes, leur faim satisfaite et les Premiers leur soif d’informations comblée, se turent un bref instant.

— Nous avons été séparés par un grand coup de vent. Mais cela n’a pas duré plus de quelques heures et comme nous avions tous décidé de faire route au sud-ouest, ils ne doivent pas être bien loin. C’est pour les retrouver autant que pour surveiller les pointus que nous étions sur l’air.

On signala l’arrivée de l’Extravagante. Il faisait nuit et il était trop tard pour que les Pilotes rejoignent leur bord, mais Carvil, sans réfléchir plus longtemps, ordonna que l’on fasse passer quelques paniers de vivres vers l’autre navire. Ce n’était pas cela qui changerait grand-chose au sort de son propre équipage et cela lui évitait de devoir trancher à chaud. Il voulait réfléchir. « La nuit porte conseil », disait-on, et il comptait bien sur elle, ce soir.

Alors qu’il quittait la grande salle, une voix grêle et chevrotante le héla :

— Carvil, je dois te parler.

C’était Tobie, qui s’était risqué à quitter une cabine qui était devenue pour lui l’antichambre de la tombe. Malgré sa fatigue et ses soucis, il ne pouvait lui refuser son attention.