CHAPITRE XIII
En d’autres temps, cela aurait été un spectacle magnifique, une extraordinaire démonstration : cinquante-quatre plates-formes réunies au-dessus de Montfort, nul n’avait jamais vu cela. Et nul ne le reverrait probablement jamais, car combien survivraient aux tempêtes qui s’annonçaient, qui avaient déjà commencé ?
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* *
Le lendemain de la pose de la double quille, Carvil s’était retrouvé à la tombée de la nuit sur la promenade qui bordait les falaises. Un but de balade pour beaucoup en temps normal, un lieu de réunion impromptue pour presque toute la ville ce soir-là.
C’était une esplanade allongée, d’une cinquantaine de pas de large sur plus de trois cents de long. On y tenait des fêtes aux beaux jours, un marché l’après-midi de chaque cinquième jour d’hebdomade, où l’on trouvait les fruits et les légumes des fermes avoisinantes ainsi que tout un artisanat qui profitait de cette occasion pour vendre ses produits : paniers de jonc, lourds tapis de laine, animaux de basse-cour ou jouets pour les enfants. Il y avait aussi des jongleurs ou bateleurs, qui se délassaient à faire preuve de leurs talents soigneusement cultivés après le travail nourricier et en obtenaient – outre la satisfaction des applaudissements du public – quelques chopes de bière ou ballons de vin.
Ce soir-là était bien différent, même si la même scène se répétait depuis plusieurs jours, drainant vers le parapet qui dominait la Dévoreuse une foule de plus en plus dense. Tous les visages étaient tendus. On n’entendait pas le plus petit rire, et les conversations s’échangeaient à voix basse. Parfois, l’ébauche d’un sourire animait un visage, mais c’était une grimace volontaire, qui se voulait rassurante et cachait mal la tension intérieure.
Au fur et à mesure de l’écoulement du temps, tous se rapprochaient du parapet, tout en se tenant prêts à bondir en arrière. Ils guettaient l’ascension de la Dévoreuse. Une ligne de flotteurs, déplacée chaque jour, indiquait le niveau atteint la veille, et ce soir-là, elle n’était plus qu’à un mètre du haut du parapet. Déjà, à plusieurs reprises, la vague d’attaque, le sommet crénelé du grand mur d’eau, avait franchi la limite fatidique. Et la veille, une fois, c’était un simple mouvement de houle qui lorsque le flot était étale, avait répandu quelques centaines de litres d’eau sur l’esplanade.
Il était dangereux de se tenir aussi près du bord, ne cessaient de répéter les avis du Conseil Bourgeois et les plus prudents des Montfortois : Quelque monstre, projeté par les flots en fureur, pouvait fort bien tomber au milieu de la foule. On n’en avait plus la même terreur que dans le passé depuis qu’on exploitait leur chair, leur peau, leurs carapaces au jusant, mais ils pouvaient faire bien des victimes en arrivant brutalement au milieu d’une population désarmée, composée en majorité de femmes et d’enfants.
Il y eut un cri puis plusieurs quand la vague d’attaque frappa la falaise. On la vit se gonfler de remous furieux, bouillonner, s’élever le long du roc abrupt. Elle mourut avant d’atteindre le muret garde-fou, tuée par un contre-remous momentané. La foule poussa un profond soupir de soulagement qui fit place à un lourd silence… Était-ce le signe que la Dévoreuse avait cessé de gagner du terrain ? Tous l’espéraient, mais nul n’y croyait, et surtout pas les Scientistes et ceux qui se tenaient bien informés : Octa n’avait pas fini de se rapprocher, même si sa progression tangentielle se faisait de moins en moins rapide.
Les flotteurs furent trempés d’écume quelques minutes plus tard, puis ils furent décollés du mur par le flot montant. Cette fois, la houle franchit à deux, à trois, à quatre reprises le parapet avant que l’on renonce à compter.
Carvil fut pris dans un mouvement de reflux de la foule et faillit tomber. Il sentit une main lui saisir le bras, l’aider, à retrouver son équilibre. Myriam se tenait juste derrière lui. Il la remercia d’un sourire. Ils s’étaient à peine adressé la parole depuis l’incident. Il n’avait pas voulu que l’on puisse leur attribuer un lien particulier lorsqu’il avait fallu se prononcer sur l’acte de Marga. Et cette fois, Carvil n’avait pas voulu rester à l’écart. Il avait été le principal témoin des faits, même si Judd et un autre pilote les avaient vus, et il avait été le seul juge. Marga avait eu le choix entre quitter l’Extase ou y demeurer en quittant sa guilde. Il ne doutait pas de son choix, elle aimait trop, comme lui, le souffle du vent à ses oreilles. Elle avait une hebdomade pour se décider, et elle rencontrait tour à tour les Noës des autres plates-formes. On y manquait cruellement de Pilote : expérimentés, et pourtant, jusqu’à présent, nul ne s’était montré désireux de l’accueillir en tant que Pilote, ni même comme une simple naute. Il se demanda s’il n’allait pas devoir apprendre à vivre avec une Pilote déclassée à son bord.
Il traversa la foule qui continuait à contempler avec une fascination morbide les vagues mortelles. Myriam marchait deux pas devant lui pour ouvrir une route, surtout à l’arrière, là où se tenaient ceux pour qui le spectacle était surtout un motif de noyer leurs angoisses dans l’alcool. La jeune Pilote était un peu plus petite que lui, mais avec de longues jambes fines et l’habitude de marcher sur un sol mouvant lui donnait une démarche ressemblant fort à une danse. Il oublia à moitié l’ambiance pour se consacrer à ce corps en mouvement qui était comme une invite permanente – et inconsciente supposait-il – à un rapprochement plus intime. Cela dura jusqu’au bout de l’esplanade, et même plus loin encore, car la rue menant à l’arsenal était encombrée de gens qui rentraient chez eux en échangeant des considérations désabusées sur l’avenir, ou au contraire des phrases d’encouragement dont la plupart sonnaient faux.
Puis ils se retrouvèrent presque seuls et Myriam se laissa rejoindre. Elle était à côté de lui, à portée de main, mais le charme se rompit aussitôt. Il n’était plus qu’un Pilote boiteux, chargé de trop de responsabilités, et elle une jeune femme qui devait trouver un mari s’accordant à son âge pour fonder une famille… si tant est qu’Octa lui en accorde la faveur.
Le lendemain, les vents commencèrent à souffler avec force, mais sans régularité. C’étaient des bourrasques vives qui faisaient claquer les volets en venant du sud, puis le calme régnait quelques minutes avant qu’un vent contraire ne revienne balayer la ville. Durant ces jours-là, le seul moment de calme se situait vers le milieu de l’après-midi, à basses eaux.
Dans la journée, à la demande de plusieurs Noës, le Conseil Bourgeois décida de commencer l’évacuation de Montfort. Ce n’était pas le point le plus haut de Grande Terre, loin s’en fallait même, et il n’était pas encore question d’abandonner l’île, mais l’arsenal et le collège des Scientistes étaient directement menacés. Et les plates-formes l’étaient aussi par les vents qui faisaient se tendre les amarres et rabattaient les fragiles coques vers les toits. Cette nuit-là, Carvil avait d’ailleurs fait doubler la longueur des câbles d’amarrage en prévision des bourrasques, tout en multipliant les points d’ancrage pour essayer de garantir la stabilité de l’Extase.
L’avis des Noës réunis avait été quasi unanime : il était des plus dangereux pour les plates-formes de rester au-dessus de Grande Terre. Elles étaient faites pour voler, pas pour s’immobiliser ainsi. Vouloir se fixer en place, s’opposer à la force du vent était une folie qui les détruirait. Une fois portées par l’air, libres de choisir leur courant, elles souffriraient bien moins de la violence des vents qui allaient encore croître durant de nombreux jours, estimaient les Scientistes.
Tandis qu’on terminerait deux plates-formes, le matériel de l’arsenal serait acheminé par les autres vers Bautrange, le point le plus élevé de Grande Terre, une lande pelée, inculte, à l’extrême nord de l’île. Il restait de quoi construire quelques vaisseaux, et ceux qui le pourraient, continueraient à exploiter le fond de l’océan chaque fois que la mer le découvrirait. Il n’y avait pas place pour tout le monde sur les navires en état de naviguer, mais l’essentiel de la population y trouverait cependant refuge, ce qui calma un peu l’angoisse collective.
Une fois la décision prise, personne n’avait envie de s’attarder. Les plates-formes étaient déjà parées et chargées de tout ce qu’il fallait pour une longue croisière… si l’on n’y subissait pas trop de dégâts. Restait à embarquer les habitants de la ville et quelques bagages personnels, limités par l’espace et le poids.
Ce fut fait sans précipitation pour les vingt premiers navires, avec un peu d’énervement pour les quinze suivants, dans la hâte pour douze autres et en pagaille pour la demi-douzaine qui restaient, malgré l’assurance qu’on n’abandonnerait personne. Les derniers devaient seulement refluer vers Bautrange pour y attendre leur tour.
L’Extase n’embarqua que peu de monde, les réfugiés de Viaiville ayant déjà apporté une surcharge par rapport à un équipage normal. Carvil avait cependant dû accepter une quinzaine de personnes de plus, et il ne sut s’il fallait se réjouir ou craindre des ennuis supplémentaires en découvrant parmi eux Meldel, le membre du Conseil Bourgeois qui lui avait annoncé brutalement la suppression des crédits d’heures et la réquisition de tout ce que contenait le navire. Il n’en avait rien été et les choses s’étaient arrangées, mais il se méfiait de velléités similaires pour l’avenir. Meldel devait être un homme capable, sinon il n’aurait pas atteint la fonction qui était la sienne à Montfort, mais à bord c’était un simple passager, un poids mort. Il apprendrait, comme avaient appris les terriens de Viaiville… à condition de le vouloir et de ne pas se borner à continuer à vivre de la même manière.
Carvil chassa l’impression désagréable qu’il avait eue en découvrant ce nouvel hôte et se tourna vers Sornia :
— Tout est paré ? Le vent va se lever…
— Tout est paré, mais il faut attendre Jobig et ses hommes. Ils ne vont pas tarder, ne t’inquiètes pas.
Le boiteux contempla un instant les toits de Montfort. La Dévoreuse semblait si loin en cette fin d’après-midi, mais ce n’était qu’un sursis. Elle allait revenir à l’attaque, inlassablement, du moins durant les quelques prochaines hebdomades. Elle recouvrirait tout, frapperait les murs de coups brutaux, et quand elle se retirerait définitivement avec l’éloignement d’Octa, que subsisterait-il de la ville ?
Des cris fusaient d’autres plates-formes, les drapelets des Signaleurs du port s’agitaient frénétiquement. Bien des plates-formes avaient déjà largué leurs amarres et flottaient paisiblement dans l’air encore calme. Il y eut un ballet de drapelets multicolores au sommet de la tour principale du port et le Signaleur qui déchiffrait les messages se tourna vers Carvil :
— « Le port est fermé jusqu’à nouvel ordre. Bon vent à tous. Et que vous porte l’air jusqu’à des jours meilleurs… » C’est leur dernier message… J’ai peur, tout d’un coup. Le port est mort. Et nous, survivrons-nous ?
L’homme était solide et stable, un habitant de Viaiville qui avait appris un nouveau métier au cours des quatre derniers mois, mais tout à coup les épreuves successives le dépassaient. Carvil vit ses traits se défaire et des larmes perler à ses paupières. Il détourna le regard pour répondre avec une voix plus assurée que ses pensées :
— Nous survivrons, et nous reverrons Montfort, et même Gossaily, je te le promets.
Il laissa l’homme à cet espoir et fut soulagé de pouvoir s’occuper d’autre chose avec l’arrivée de Jobig et d’une dizaine d’assistants qui portaient deux par deux des coffres apparemment très lourds.
— Une partie des archives du collège, fit le Scientiste. Ils ont partagé ce qui était transportable entre les vaisseaux qu’ils ont jugés les plus sûrs. C’est réconfortant, non ?
Il souriait, et ce n’était pas une grimace agréable plaquée sur un visage angoissé cette fois. Carvil en fut satisfait.
— Il n’y a pas que ça. Je ramène aussi des copies de l’essentiel des textes de base. Notre civilisation survivra cette fois presque intacte au passage d’Octa.
Carvil était loin de partager un optimisme aussi exubérant, mais il réussit à ne pas le montrer.
Quelques légers ballons avaient été lancés pour découvrir le sens et la force du vent dans les couches supérieures. Les vaisseaux grimpèrent de conserve pour atteindre une altitude où un certain calme semblait régner. Autant que possible la flotte allait tenter de rester au point fixe au-dessus de Grande Terre. C’était une idée du Conseil Bourgeois, que les Noës n’avaient pas repoussée, même s’ils éprouvaient bien des doutes sur la possibilité de la mettre en pratique.
Ces doutes se révélèrent exacts dès les premières heures, alors qu’en dessous, le soleil couchant irisait les flots au lointain et qu’on apercevait la lame annonçant le retour de la Dévoreuse. Elle était poussée par un vent déchaîné cette fois, et Carvil ne dut pas être le seul à se féliciter d’avoir décollé sans attendre un ou deux jours de plus comme l’avaient souhaité certains.
Les premiers navires à s’écarter de la formation qui dérivait lentement vers l’ouest, furent les plates-formes de toile. Avec deux couronnes seulement de ballonnets, elles offraient moins de prise au vent. Pour le moment, cela leur permettait de rester presqu’à la verticale de Grande Terre, mais s’il fallait naviguer durant des jours au gré des courants aériens, elles ne pourraient suivre le reste des vaisseaux.
Les vaisseaux de toiles lancèrent des signaux, demandant qu’on leur lance des haussières pour que les navires plus rapides les remorquent. Avant que Carvil ait pu refuser, Sornia faisait répondre par la négative. Elle refusait de risquer la stabilité du navire, ou de voir les structures déformées par une trop forte traction horizontale qui n’avait jamais été prise en compte lors de la construction.
Ils n’étaient pas loin de Grande Terre quand la lame l’atteignit, deux heures plus tôt que la veille, et ils la virent se briser sur les falaises. Le flot bouillonna de phosphorescence dans les derniers rayons du soleil, et on entendit quelques cris de joie : Montfort était intacte, la Dévoreuse n’avait pas dépassé le point atteint la veille.
— Là, regardez vers l’est ! hurla une Vigie de la passerelle supérieure.
D’autres, de la passerelle moyenne puis de la basse, lui firent écho dans les secondes qui suivirent, puis ce fut du pont que montèrent les cris d’alarme. Au loin, une seconde lame venait d’apparaître. Elle était moins haute que la première, mais plus massive, comme l’écho assourdi d’un cri. Elle atteignit des falaises d’une hauteur bien amenuisée par la première vague et ne s’y brisa pas, même si elle en fut ralentie. Ce fut la ville même qui la fit éclater, comme éclatèrent les bâtiments renversés ou les toits arrachés. Les constructions les plus robustes échappèrent à la destruction, mais portes et fenêtres avaient dû être fracturées, nul n’eut aucun doute là-dessus. Plus rien ne restait de ce qui avait été le cadre de vie de plusieurs centaines de familles heureuses pendant si longtemps, et Carvil vit des larmes couler sur bien des joues, qui n’étaient pas seulement celles des Montfortois embarqués quelques heures plus tôt seulement.
Dans les toutes dernières lueurs du jour, ils virent la seconde vague mourir dans les molles ondulations de terre qui entouraient Montfort, tandis que le collège des Scientistes se dressait toujours, formant maintenant une sorte d’île rocheuse isolée au milieu des flots calmés par leur triomphe.
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On avait allumé plus de feux que de coutume sur la passerelle de barre. Des lanternes protégées du vent par des feuilles translucides de couleurs variées qui formaient une sorte de code identifiant chaque plate-forme. Le symbole de l’Extase était composé de quatre feux jaunes suivis d’un fanal bleu. Carvil identifia le navire le plus proche sur bâbord comme étant la Superbe, à ses trois lanternes rouges encadrées par deux blanches. Les Signaleurs disposaient de la liste complète en cas de besoin, et durant les premières heures de la nuit s’exercèrent à déchiffrer les indicatifs des autres navires.
Carvil dormit quelques heures, parce qu’il était fatigué, et surtout pour reprendre des forces. Il sentait que même si la journée avait été épuisante – surtout sur le plan des émotions –, ce n’était pas la pire de celles qu’il restait à tenir avant qu’Aqualia ne retrouve le calme.
Il se réveilla avant l’aube et monta sur le pont.
Le courant qu’ils empruntaient était plus vif qu’au moment où il était allé se coucher et il consulta immédiatement les instruments. Ce n’était pas le navire qui avait changé, c’était le vent qui avait pris de la force.
Il regarda le ciel autour d’eux. Les fanaux étaient nombreux à y briller, mais étaient-ils tous présents ? En réponse à la question qu’il allait poser, l’homme de barre se tourna vers lui :
— Nous gardons le contact avec quarante-deux plates-formes, Carvil. Les autres doivent se trouver en arrière, si le vent continue à les pousser dans la même direction que nous.
— Et c’est ?
— Il a tourné lentement au nord-ouest au cours de la nuit, mais personne n’a voulu prendre le risque d’une dispersion en changeant de niveau.
Carvil réfléchit un instant.
— Ce n’est pas plus mal. Cela va nous rapprocher de Terre-de-Feu.
Il se retint de terminer sa phrase par un « si l’île existe encore ». D’ailleurs, les marées n’étaient-elles pas de moindre amplitude dans ces parages ?
À l’aube, les câbles-sondes indiquèrent un courant moins fort à quelques centaines de mètres de la Dévoreuse et après un échange de signaux, la flotte décida de descendre. Il y avait ainsi de fortes chances pour que les attardés fassent leur jonction.
Ce fut le cas au milieu de l’après-midi, mais les plates-formes de toile n’étaient que dix. On était sans nouvelle de Survie Quatre et Sept, noms génériques donnés à ces embarcations de fortune.
Les deux jours suivants se passèrent à peu près de la même façon, et comme ils purent trouver des vents modérés à condition de voler assez haut, les vaisseaux les plus précaires pouvaient récupérer leur retard quand les navires rapides profitaient d’une zone de calme.
Puis la tempête commença vraiment…
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Les vents étaient devenus fous. Ils soufflaient en tous sens, et des tourbillons ascendants ou descendants mêlaient les courants, secouant les plates-formes comme des fétus de paille. On entendait hurler le vent dans les haubans et crisser les cordages qui se frottaient sous la traction des ballons poussés dans tous les sens.
Au début du voyage, le pont avait été fréquenté par bien du monde, car les coursives étaient encombrées d’un matériel hétéroclite et les cabines-cellules convenaient juste pour dormir, pas pour y passer des heures à s’angoisser sur son sort ou sur celui d’un être cher embarqué sur un autre navire.
Dès que le vent se leva, le pont fut abandonné à ceux qui étaient nécessaires à la manœuvre sans qu’il fût besoin d’en donner la consigne. Il faisait froid, même si de temps à autre un souffle torride venu de bien loin au sud, couvrait les corps de transpiration. Il pleuvait aussi, parfois de fines gouttelettes, parfois une grêle qui frappait le pont en y faisait résonner une charge effrénée. Sornia et ses Maintenanciers scrutaient les ballons avec inquiétude. La toile tendue résistait souplement à ces assauts, mais une crevaison était toujours possible. Comment réparer dans ces conditions infernales, ou mettre en place un nouveau ballon ?
Il y avait bien, parfois, quelques moments de répit, trop brefs pour permettre de panser les blessures, mais suffisants pour les constater, ce qui ne faisait que ranimer la peur qui s’était peu à peu anesthésiée par sa constance. Un Gabier ne répondit pas à l’appel, puis un Maintenancier, et personne n’aurait pu dire à quel moment exactement ils avaient disparu, emportés par le vent.
Pendant un long moment les Vigies – qu’on avait fait descendre vers la passerelle basse où elles étaient moins exposées – continuèrent à suivre les signaux lumineux des autres vaisseaux, tout en les perdant de vue les uns après les autres.
Au soir du troisième jour de tempête, l’Extase se retrouvait seule. Ce n’était pas une situation nouvelle, c’était plutôt le sort commun de tous ces grands errants des plaines maritimes, mais avant, on savait que Grande Terre, Petite Terre ou Terre-de-Feu étaient prêtes à les accueillir. Ce n’était pas la même chose maintenant que l’une des îles avait été noyée par les flots, une seconde aussi probablement – même si personne n’abordait la question –, et que la dernière se trouvait menacée par le feu central d’Aqualia.
Ils étaient peut-être les seuls à flotter encore sur l’air…
Parfois, la nuit était illuminée d’éclairs, ou de lueurs sombres provenant du sol. Aqualia craquait de toutes parts, son sol se craquelait sous la pression de la force d’attraction d’Octa et ils virent jaillir le feu du centre du monde qui semblait vouloir aller à la rencontre de la planète fatale. L’air qu’ils respiraient était empuanti d’odeurs méphitiques et deux fois ils traversèrent un nuage de poussière chassé par le vent qui leur donna durant quelques instants, avant qu’une vague de pluie ne les lave, des visages de diables sortant de l’enfer.
Le calme revint durant la cinquième nuit, et ce fut lui qui réveilla Carvil. Il détacha les sangles qui le maintenaient dans sa couchette, une précaution qu’il n’avait jamais prise jusqu’alors, mais qui s’imposait depuis le début de la tourmente avec un balancement atteignant parfois plus de vingt degrés.
Il monta sur le pont. Il n’était pas le premier. Sornia était déjà là avec ses assistantes et une dizaine de Gabiers.
— Il fait calme depuis plus d’une heure… Je ne sais si ça durera, mais il faut en profiter.
Elle avait raison. Il lui fit signe de continuer à diriger les opérations, lui conseillant seulement de ne pas faire courir de risques exagérés à sa guilde et à elle-même.
Il assista au lever du soleil tandis que l’on retendait des haubans, qu’on en remplaçait certains qui s’étaient rompus ou menaçaient de le faire pour avoir frotté trop longtemps contre une partie de la membrure.
Même si le calme était revenu, la lumière du jour semblait triste, affaiblie, comme si elle craignait de revenir éclairer le carnage.
— Le soleil ! Il meurt !
C’était un Navigateur, qui tentait de faire le point en relevant la position des dernières étoiles visibles, pâles falots dans la nuit mourante. Il fallut proprement assommer l’homme pris d’une véritable crise de nerfs.
Ce fut seulement à partir de ce moment que Carvil se préoccupa du soleil. Jobig, très calme, lui tendit un morceau de verre fumé, sans dire un mot.
— Le soleil… Est-ce vrai ?
On voyait distinctement que le cercle de feu était incomplet, rogné sur la gauche par une zone d’obscurité qui le réduisait peut-être d’un cinquième. Carvil comprit pourquoi la lumière du jour manquait singulièrement d’intensité.
— Non, Carvil, rassure-toi. Le soleil n’a rien. C’est seulement Octa qui passe à l’intérieur de notre orbite. C’est même bon signe, d’une certaine manière, car elle ne va pas tarder à s’éloigner. Il y aura encore des jours pénibles, et je ne peux même pas te promettre que le plus dur est passé… Nous allons vivre une nuit longue de plusieurs jours. Mais après cela, ce sera une nouvelle aube, qui durera plus de vingt générations.
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Il sentit une odeur de cuisine lui emplir les narines et prit conscience de sa faim. Depuis le début de la tourmente, aucun feu n’avait été autorisé à bord et les réchauds solaires étaient évidemment inutilisables. Il avait mangé quelques biscuits ou des lanières de viande séchée, quand il avait pu, comme tout le monde à bord.
Cette odeur qu’il lui était arrivé de trouver trop lourde était le parfum de l’espoir et il sourit, pour lui-même.