CHAPITRE XII

Octa était devenue énorme. Elle ne semblait pas tout à fait aussi grosse que le soleil, mais n’en était pas loin. Cependant, la lumière qu’elle relançait vers Grande Terre n’avait pas augmenté en intensité, car son orbite la faisait progressivement rentrer à l’intérieur de celle d’Aqualia et elle n’apparaissait plus que sous la forme d’un demi-cercle qui d’ailleurs s’amenuisait.

Les Scientistes avaient calculé qu’elle allait continuer à s’approcher durant plusieurs mois, mais d’une manière beaucoup moins rapide. Ce n’était pas une question de vitesse, mais d’angle, et elle passerait bien au large d’Aqualia. Il n’y aurait donc pas de collision, ce qui avait été le cauchemar d’un bon nombre d’humains et avait failli faire perdre tout leur courage à ceux qui ne voyaient aucune utilité à poursuivre des efforts condamnés d’avance.

Les plates-formes continuaient à se rassembler autour de Grande Terre où elles étaient maintenant plusieurs dizaines.

Il y avait celles venant de Petite Terre qui avaient fini par y arriver, souvent après de longues hebdomades de navigation dans des vents contraires. Elles débarquaient des cohortes d’affamés qui frémissaient lors de chaque marée en voyant la haute terre menacée du même sort que les petits îlots qui avaient jadis constitué leur patrie.

Les navettes venant de Terre-de-Feu étaient moins régulières qu’à l’accoutumée et n’apportaient guère de marchandises, sauf des barriques de vin et des sacs de lave pulvérulente qui s’était révélée très efficace comme abrasif. L’éruption se poursuivait toujours, mais d’une manière régulière et douce. Les coulées de lave n’avaient jamais menacé Gossaily même si elles avaient détruit d’autres villages voisins de Viaiville. S’il n’y avait eu la menace d’une éruption plus brutale ou celle que faisait peser la Dévoreuse, la situation aurait même été bénéfique, car l’île avait gagné plusieurs kils carrés de superficie. À cause de sa position plus septentrionale, les marées s’y faisaient sentir avec moins de violence qu’autour de Grande Terre, et la montée des eaux refroidissait rapidement les poussées de lave, ce qui faisait qu’au bout de quelques jours seulement on pouvait déjà y circuler sans danger de se brûler la plante des pieds.

Les équipages qui amenaient ces nouvelles riaient parfois. Ils savaient chanter et boire, mais une sorte de folie les prenait lorsqu’ils étaient à terre. Ils commençaient par rester immobiles quelques instants, et on les voyait chanceler à la recherche d’un équilibre qui sur les plates-formes était toujours le résultat, non de l’immobilité, mais du jeu des muscles contre le balancement des ponts. Puis ils se penchaient, ou s’accroupissaient, ou encore s’agenouillaient pour caresser le sol du bout des doigts. Ce n’était qu’au bout d’un moment qu’ils se redressaient et semblaient se détendre vraiment, considérant le voyage comme enfin terminé.

Montfort vivait presque normalement. Les villageois étaient toujours inquiets, mais ne s’étaient plus révoltés. Ce n’était pas la paix calme des jours d’antan et chacun surveillait les travaux, comptait les plates-formes et supputait le nombre de places disponibles à bord de chaque nouveau navire. Mais comme il semblait bien qu’à la vitesse où progressaient les travaux nul ne devrait être abandonné, il ne s’était plus produit d’incident grave depuis la fameuse nuit qui avait vu flamber quelques maisons.

Carvil descendait à terre régulièrement et aimait se perdre dans les ruelles pour oublier un moment non pas l’Extase, mais les soucis qu’elle lui causait.

De temps à autre, il pénétrait dans une auberge pour y boire une chope et jouer au passant sans responsabilité.

— Tu comprends, fiston, dit un vieux Coupeur à Carvil, c’est devenu une étrange sensation de ne pas sentir le sol bouger sous nos pieds. Là-haut (parlait-il de la plate-forme ou de Terre-de-Feu ?) cela bouge tout le temps. Tu as l’habitude des ponts, mais ce n’est pas la même chose… (Il parlait donc de l’île volcanique.) Ça bouge… et ça ne bouge pas. Ça… ça vibre en permanence. Et si on pose l’oreille sur le sol, on l’entend gronder, craquer et gémir. Mais pas ici. Pas encore…

Le Coupeur plongea vers son bock qu’il vida d’un trait. Il reposa la chope vide, essuya la mousse de ses lèvres en y passant le revers de sa manche et se leva. Ce ne devait pas être la première bière de la soirée, et il n’était plus très sûr sur ses jambes. Tout à coup, il sourit.

— On dirait que le sol bouge sous mes pieds. J’en ai tellement l’habitude que je trouve que c’est mieux ainsi.

Il éclata de rire, salua Carvil d’un geste de la main et disparut dans la nuit.

*
*   *

Il y avait aussi les nouvelles plates-formes, celles qu’on construisait en série à l’arsenal de Montfort, et même sur un bout de plaine en dehors de la ville, car à l’intérieur la place manquait pour mettre tant de navires en chantier en même temps. Les premiers avaient été des modèles classiques, un peu plus petits que l’Extase et moins achevés. Les Maintenanciers du bord compléteraient les parois intérieures et les équipements plus tard, lorsque le navire serait sur l’air. En attendant, il fallait entraîner des équipages, composés presque exclusivement de novices, à les manœuvrer.

Depuis deux hebdomades cependant, la technique avait changé et Carvil ne s’en était rendu compte qu’en découvrant une plate-forme, quasi aussi grande que la sienne, monter sur l’air portée seulement par deux couronnes de ballonnets. Intrigué, il l’avait longuement suivie du regard et avait découvert en voyant vibrer ses flancs au gré des coups de vent, qu’il s’agissait d’une simple carcasse couverte de toile. Il n’y avait qu’un pont, une passerelle de barre et une légère armature d’étroites poutrelles supportant des logements et autres installations toutes en toile. Il avait alors compris que malgré le travail quotidien des équipes qui ramassaient tout ce que pouvait fournir le fond de la Dévoreuse, les réserves de Grande Terre touchaient à leur fin. Il y aurait peut-être de la place pour tout le monde, mais les frêles vaisseaux de toile risquaient bien de n’être que des refuges illusoires quand les éléments se déchaîneraient.

Ce soir-là, il appela Sornia.

— Où en sont tes travaux ?

Il avait vu les progrès à bord, qui avaient pris du temps, même si les modifications restaient jusqu’à présent de peu d’importance. La Première Maintenancière avait notamment fait renforcer la poutrelle centrale à laquelle s’accrochaient les tresses élastiques, et il était maintenant possible de donner plus de puissance aux hélices en tordant les tresses de quelques dizaines de tours supplémentaires. En outre, un mécanisme nouveau ralentissait la vitesse des pales, leur permettant de tourner plus longtemps. En même temps, elle avait fait supprimer certaines parois intérieures ou les avait remplacées par de minces rideaux de joncs, à la fois pour en récupérer le bois et pour compenser le poids supplémentaire que représentaient les autres travaux. Il semblait même à Carvil qu’elle avait été bien au-delà et que l’Extase allait gagner quelques centaines de kilos de négativité.

— Trois jours encore et ils seront terminés. Nous devrons nous poser dans l’arsenal pour quelques heures.

— Est-ce vraiment indispensable ?

— Absolument.

Elle ne proposa pas d’explication et il n’en exigea aucune, mais fixa le délai à deux jours.

*
*   *

À l’aide des hélices, la manœuvre fut aisée, même si au lieu de poser le navire sur un sol bien dégagé, il fallut l’amener sur des tréteaux qu’on venait d’installer à la hâte dans la lumière glauque de l’aube. Carvil préféra rester sur le pont, prêt à donner le signal du décollage. Il avait perçu des rumeurs en ville au cours des derniers jours. Ceux qui avaient leur place réservée à bord des navires de toile, avaient pris conscience de la précarité de ce moyen de voyager sur l’air et grognaient sur les privilégiés qui navigueraient à bord de vaisseaux plus classiques. Avec la panique ou la folie qui s’installait un peu partout, il suffisait d’un cri, d’un geste, pour que la colère des semi-sacrifiés éclate.

Il sentit une odeur lourde s’élever autour d’eux en même temps qu’une sensation de chaleur pénétrait l’air ambiant. Il fut aussitôt sur ses gardes. Le feu ! Un incendie couvait quelque part !

Pourtant, il n’y avait nulle colonne de fumée dans les parages… Il fit le tour du pont, descendit au niveau inférieur. L’odeur était bien plus forte par ici. Il découvrit un mince filet de fumée suintant entre deux planches du pont et se pencha. La chaleur lui sauta au visage. Il tâta le sol de ses paumes : le bois était tiède partout, et par endroits presque trop chaud pour y laisser longtemps les mains. Et l’odeur âcre se répandait tout autour de lui. Il appela un Maintenancier, lui désignant du doigt le plancher devant lui.

— Le feu ! Appelle une équipe, et vite.

L’autre resta sans réagir un instant. Carvil le saisit par sa tunique :

— Il y a le feu à bord ! Ne sens tu rien, abruti ?

— Maître Carvil, balbutia l’homme, ce n’est pas le feu… Il n’y a aucun danger. Sentez vous-même, ça refroidit déjà.

L’homme posa la main bien à plat à l’endroit que Carvil venait de désigner… et l’y laissa. Carvil se laissa tomber sur le sol, car s’agenouiller était impossible avec son pilon. Effectivement, le bois était seulement tiède et même cette sensation disparaissait sous ses doigts.

Il se sentait ridicule. Il se redressa avec peine, évitant les mains de l’homme qui se tendaient vers lui pour l’aider. Il voulait descendre à terre, voir de ces propres yeux ce qu’avait manigancé Sornia, mais il réussit à patienter près d’une heure, car il sentait qu’on le regardait soit avec curiosité, soit avec de l’amusement dans les yeux. Il regretta de ne pas avoir exigé plus d’explications de Sornia sur les modifications qu’elle apportait au navire. Mais cela aurait été rentrer trop profondément dans le rôle d’un véritable Noë, un rôle qu’il refusait toujours de jouer.

Il attendit le milieu de la journée et le retour d’un certain calme en dessous du vaisseau pour descendre à la découverte.

La première chose qui le frappa fut l’odeur, encore plus lourde qu’à l’intérieur lorsqu’il enjamba le bastingage et commença à descendre l’échelle tout en se cramponnant à un cordage placé là à cet effet, car son pilon le désavantageait vraiment dans ce genre d’exercice. Puis il vit le bois noirci au flanc du navire et se souvint de ses inquiétudes : il ne s’était pas trompé, il y avait eu le feu. S’agrippant fermement de la main droite, il tendit la main gauche. Le bois était lisse, comme poli, sans aucune ressemblance avec un tison à demi consumé. Et ce n’était d’ailleurs pas du bois qu’il touchait, mais une matière dont les planches étaient enduites.

Il acheva la descente l’esprit troublé. Sornia n’était en vue nulle part, et d’ailleurs le chantier était vide de toute présence humaine.

Qu’avait-on fait de l’Extase ! Il ne reconnaissait pas la ligne droite de la coque. Il y avait comme un mur devant lui.

Il fit lentement le tour du navire. On avait partagé la coque en trois zones dans le sens de la longueur. Entre ces zones, il retrouvait la ligne familière, même si elle était enduite de la même matière noire et luisante que le flanc. Mais d’étroites arêtes, d’un peu plus d’un mètre contre la coque et de deux mains de large, plongeaient quatre mètres plus bas. Elles se terminaient par un renflement cylindrique doté d’une pointe à chaque extrémité. Ces cylindres le dominaient légèrement et quand il les sonda, ils rendirent un son creux.

Le sol crissa derrière lui, il se retourna. C’était Sornia qui le regardait, avec à la fois de la fierté dans les yeux, mais aussi une certaine inquiétude, comme un enfant qui n’est pas sûr d’avoir bien agi et attend la réaction de ses parents.

— Qu’est-ce ? fit-il en désignant la coque mutilée d’un grand geste de la main.

— Deux choses, commença Sornia. Le goudron… Cette matière noire qui pue lorsqu’on la chauffe pour la rendre liquide et pouvoir l’étendre…

— J’ai senti, oui… À quoi sert-elle ?

— Elle rend la coque imperméable. L’eau ne peut y pénétrer. Si nous volions trop bas et que nous fussions frappés par une vague…

Elle s’interrompit, car même si elle avait été l’initiatrice de la modification, l’image de l’Extase frôlant la Dévoreuse était d’une horreur indicible pour elle.

— C’est une invention de Jobig, reprit-elle. Il l’a déjà utilisée pour protéger de l’eau certains instruments, mais pas à cette échelle. C’est moi qui en ai eu l’idée, quand nous étions trop chargés et que la Dévoreuse semblait monter vers nous.

— Et cela ?

Il désignait les appendices fixés sous la coque.

— Ce n’est pas nouveau… Quand j’ai étudié les structures au collège des Scientistes pour passer mon brevet, j’y ai vu des dessins de vaisseaux du temps de la Vraie Terre. En ce temps-là, Carvil, on naviguait sur la Dévoreuse… Sur elle, pas au-dessus d’elle, aussi incroyable que cela puisse paraître.

Sa voix tremblait en évoquant cette image terrible, mais elle continua :

— Il me reste à déplacer le lest du navire. Quand l’eau aura coulé à l’intérieur des deux cylindres, nous ne serons pas plus lourds qu’avant, avec un centre de gravité bien plus bas, ce qui nous rendra moins sensibles aux vents, qu’on annonce furieux quand Octa se sera encore rapprochée. Et si nous sommes contraints de descendre jusqu’à la surface, les cylindres s’y enfonceront, diminuant d’autant notre négativité, sans que nous soyons forcés de nous y poser complètement.

Elle avait parlé très vite, comme si ces paroles presque sacrilèges lui brûlaient les lèvres, et lorsqu’elle se tut, elle guetta les mots qui allaient tomber de la bouche de Carvil, tout en espérant qu’ils ne la condamneraient pas.

— J’espère que nous ne devrons jamais en arriver là, fit seulement le Pilote boiteux.

Et il était parfaitement sincère.