CHAPITRE XV
Ce matin-là, ils regardaient tous vers le soleil, et ils virent clairement que l’obscurité et le froid causés par Octa avaient diminué. Ce n’était pas encore suffisant pour que le jour soit normal, ni surtout pour que revienne une température plus clémente, mais c’était bon signe. Et, en dessous d’eux, Aqualia semblait avoir retrouvé un peu de son calme. Le sol grondait toujours, mais les secousses étaient plus éloignées et se réduisaient à de simples tressaillements.
Profitant de ce que Sornia, épuisée par près de soixante heures de veille, dormait d’un sommeil profond, Téric avait posé l’Extase sur le fond marin, permettant aux câbles de relâcher quelque peu leur tension. Il avait lancé les Gabiers et les Maintenanciers dans les haubans, pour parfaire les réparations de fortune qu’on y avait faites lors des quelques moments de calme depuis qu’ils avaient quitté Grande Terre.
En même temps, à bord de la Superbe, ces heures avaient été doublement mises à profit. Les Maintenanciers avaient ouvert de nouvelles brèches, volontairement, sur bâbord, pour attaquer la glace sur plusieurs fronts. Et leur offensive portait ses fruits, à en juger par les blocs de toutes formes qui jonchaient le fond de la Dévoreuse, attendant le retour du flot pour pouvoir reprendre leur errance naturelle.
En même temps, les guildes s’étaient mises tant bien que mal au travail. On avait récupéré une bonne partie de la toile des ballonnets crevés, et Tisserands ou Colleurs s’acharnaient à reconstruire quelques bulbes complets à partir de lambeaux qui, après avoir été lacérés par les cailloux volcaniques, avaient dû subir les attaques du vent, de la grêle, puis, plus tard, des débris de glace lorsqu’ils traînaient à la surface de la Dévoreuse. Ce ne seraient pas de beaux ballons bien réguliers, mais tout cubique de renfort faisait regagner un peu de la négativité perdue.
Il restait encore deux heures de nuit. La marée ne reviendrait pas de suite et Carvil descendit inspecter l’épave. Car la Superbe n’était pour l’instant rien de plus qu’une épave. Petit l’accompagnait, une lanterne à la main, lui signalant les embûches du sol.
Il fit lentement le tour de l’autre navire. Le réparer demanderait certes plus de vingt mille heures de crédit à l’arsenal de Grande Terre… Il interrompit soudain le flux de ses pensées. C’était vrai, ce que Meldel avait dit : les crédits d’heures n’existaient plus. Mais c’étaient les événements qui en avaient ainsi décidé en faisant disparaître Grande Terre et son arsenal, et non un édit du Conseil Bourgeois !
Il n’y avait plus de crédits d’heures. Ils n’avaient plus que deux heures de crédit, trois peut-être, avant que la vague montante ne vienne entourer le vaisseau. Ils devaient se trouver dans une zone morte, ou tout près d’un sommet affleurant la surface en temps normal, pour que les vagues précédentes n’aient été qu’une houle calme qui regagnait progressivement le terrain perdu au reflux. Mais la dernière marée avait été un peu plus puissante, un peu plus brutale que la précédente, et avec le soleil qui retrouvait peu à peu ses droits éclipsés par Octa, la traditionnelle marée solaire allait ajouter ses effets à ceux des marées ravageuses causées par la planète maudite. La matinée serait cruciale.
Le flanc bâbord était un spectacle de désolation. Mais c’était une désolation organisée et non le fruit de heurts avec des glaçons comme à tribord. Pour attaquer plus aisément la glace, les Charpentiers avaient découpé de larges ouvertures dans la paroi du navire, qui vu de ce côté n’était plus qu’une grande carcasse. Les membrures verticales faisaient penser à la cage thoracique d’un immense squelette, à l’intérieur duquel une armée de fourmis s’attaquaient à la chair : la glace. Elles gagnaient du terrain, ces fourmis, mais bien trop lentement.
Il vit un homme laisser échapper l’outil qu’il manipulait et se redresser en chancelant. Il lui prêta un bras pour l’aider à tenir droit. L’autre tourna vers eux un regard aux yeux presque aveugles à force de scruter l’obscurité profonde qui régnait à l’intérieur de la coque.
— Il faut nous lever, Noë Carvil. Sans ça, tous ces efforts n’auront servi à rien.
Dans la pénombre, Carvil mit un instant avant de reconnaître le Noë de la Superbe. Celui-ci travaillait avec ses hommes, car il n’y avait pas d’efforts à coordonner, ni d’ordres à distribuer. Il fallait seulement arracher toute cette glace qui clouait le vaisseau au sol.
— Nous allons essayer, fit-il. (Puis comme il voyait que ce n’était pas assez, il poursuivit :) Non, nous le ferons.
Furieux de se trouver prisonnier d’une promesse que sa prudence aurait dû refuser, il abandonna le Noë pour achever de faire le tour de l’épave. Car la Superbe n’était pour l’instant qu’une épave. Elle n’aurait de nouveau droit au titre de navire que si elle revenait enfin sur l’air.
*
* *
L’Extase reposait sur le sol. Elle n’y pesait pas de tout son poids, mais seulement d’une fraction de celui-ci, et quelques dizaines de Gabiers, de Coupeurs, de Tisserands et des représentants d’autres métiers l’avaient patiemment hâlée pour la placer tout contre la proue de la Superbe, et même un peu au-dessus du pont avant de l’autre navire, qu’elle dominait par l’effet de la double quille.
Six câbles reliaient les deux navires. Six câbles surveillés chacun par un Coupeur équipé d’un large coutelas ou d’une solide hache. « Les câbles pouvaient peut-être sauver la Superbe, mais il n’était pas question qu’ils condamnent l’Extase. » Cela avait été dit clairement par Sornia, et le Noë de la Superbe avait été le premier à acquiescer, avant Carvil.
Les Maintenanciers des deux équipages, mélangés, achevaient de déplacer deux ballonnets vers la poupe du navire naufragé. C’était une opération délicate, car il fallait les dégonfler presque totalement sans perdre trop de gaz, puis les haler. Heureusement cela pouvait se faire par l’extérieur dans les circonstances particulières où se trouvait le navire, pour les réinsérer ensuite dans les cordages de poupe.
On en était à la phase finale et le gaz sifflait des réservoirs vers les deux immenses poches de toile qui reprenaient peu à peu leur forme quasi sphérique. Les câbles se tendirent lentement sous la traction et la poupe frémit brusquement.
Il y eut une vague de cris et Carvil agrippa le bastingage de la passerelle de barre d’où il suivait nerveusement les opérations tout en regardant sans arrêt de l’autre côté. Là où allait surgir la marée montante.
C’étaient des cris de joie, et le message passa de proche en proche : la Superbe était à nouveau sur l’air. Du moins du côté de la poupe.
C’est alors que l’eau arriva. C’était une vague plus puissante que la veille, mais elle était presque à bout de course et était à peine plus haute que deux hommes. Ce qui était tout de même suffisant pour noyer les deux étages de pont de la Superbe…
Ce fut la double quille de l’Extase qui reçut le premier choc, tout en l’amortissant pour l’autre navire protégé par cette sorte de brise-lames. Ils sentirent le navire frémir et se soulever, comme si quelque géant endormi, là-dessous s’était brusquement levé en portant la plate-forme sur son dos. Un dos rond sur lequel l’équilibre était instable. Carvil bascula sur la gauche et ne dut qu’à la présence de Jobig de ne pas tomber. Il poussa un juron et regarda avec anxiété vers l’arrière, là où s’accrochaient les câbles qui les mariaient à la Superbe. Ceux-ci venaient de se tendre, et on entendit distinctement les craquements de la membrure qui souffrait, mais Sornia, qui se trouvait juste en arrière des six Coupeurs resta impavide. Il n’y avait aucun danger pour l’instant.
Quelques secondes plus tard, elle fut la première à se retourner vers la passerelle et la silhouette de Carvil pour hurler :
— Ça marche ! Nous sommes sur l’air !
Elle avait raison et se trompait en même temps. La Superbe était sur l’air, d’extrême justesse. Il ne devait pas y avoir plus de deux pieds entre le fond de sa coque et la Dévoreuse. Et l’Extase était sur l’eau. Dans l’eau, même, avec les deux cylindres des quilles à moitié immergés.
Toute la fausse nuit se passa à guetter les nuages pour tenter de deviner d’où viendrait le vent et quelle force il aurait. Les deux navires – qui, d’une certaine manière, n’en formaient momentanément qu’un seul – étaient sur l’air, mais ils étaient aussi prisonniers de la surface. Ils ne pouvaient rechercher une altitude où le calme régnerait, ni éviter les vagues si celles-ci se creusaient. Seule l’Extase le pouvait, en tranchant les amarres, solution désespérée qu’on repousserait jusqu’au bout.
À bord de chaque plate-forme, l’équilibre était instable, les deux masses tentant chacune d’entraîner l’autre de son côté. Sornia finit par interdire tous les déplacements non indispensables, car il était quasi impossible de réguler depuis la passerelle la négativité de chaque ballon à une vitesse suffisante pour compenser à la fois les mouvements de l’équipage et les brutales tractions sur les câbles de la poupe. Quant à ceux-ci, ils étaient constamment sous la surveillance de Coupeurs qui se relayaient toutes les deux heures afin de ne pas trop souffrir du froid. Et aussi pour que leur attention ne finisse pas par se relâcher.
Ils passèrent ainsi dix heures parmi les plus misérables de leur existence, avant que le flot ne redescende. Et que ne revienne la vraie nuit, avec un froid bien plus intense.
*
* *
À la marée suivante, Tisserands, Colleurs et Maintenanciers avaient fait un gigantesque effort, puisant largement dans les réserves de l’Extase et utilisant les derniers lambeaux des ballons de la Superbe pour terminer trois nouveaux ballonnets. Ce n’était pas assez pour lever le navire, mais un essai prouva qu’il s’en fallait de très peu. Dix hommes suffisant à le soulever, on pouvait dire qu’il pesait bien moins d’une tonne de poids relatif… si eux-mêmes ne se trouvaient pas à bord.
Cette fois, ce fut une véritable barre qui se présenta à l’horizon et Carvil se souvint de celle qui étaient montée tant de jours d’affilée à l’assaut de Grande Terre.
Carvil courut à l’arrière. Le Noë de la Superbe se tenait au milieu du pont de son navire. Il avait pu se laver un peu et avait enfilé des vêtements propres, même si, enrobé de plusieurs épaisseurs de tuniques, il n’avait pas retrouvé toute la dignité de son rang.
— Ho ! La Superbe ! hurla Carvil.
L’autre l’entendit, fit quelques pas dans sa direction.
— Fais passer vingt ou trente de tes hommes à mon bord. Jusqu’à ce que tu sois sur l’air.
— Et toi ?
— Je me fie aux inventions de Sornia. Je crois que c’est un moindre risque que ces câbles qui nous attachent comme des poulets sur le marché de Montfort.
La vague approchait, et l’on commençait à entendre le tonnerre de son roulement sur les rocs. Elle s’érodait heureusement et perdait un peu de sa hauteur et de sa puissance en chemin. Pêle-mêle, des Gabiers, des Maintenanciers et quelques femmes se lancèrent le long des câbles, aidés par les six Coupeurs, à prendre pied sur le pont de l’Extase.
La Superbe frémit.
— Encore deux ou trois, ça devrait suffire…
Un Tisserand se hasarda sur un câble, portant d’une main une trousse contenant ses outils personnels. Puis une jeune femme. La poupe de la Superbe flottait librement et le vent commençait à pousser sur ses ballonnets pour la faire pivoter sur le point fixe de la coque. La vague était proche maintenant et son déferlement couvrait toutes les voix.
Carvil vit une grosse femme tenter de se hisser le long d’un câble, mais ses doigts gourds n’avaient pas la force nécessaire. Deux hommes montèrent sur le bastingage derrière elle et la poussèrent sans cérémonie, tandis que des Gabiers se penchaient depuis l’autre plate-forme pour la saisir par les épaules. Un effort, et ils se renversaient sur le pont, la femme les écrasant de son poids.
À cet instant, le bastingage de la Superbe se hissa à hauteur de celui de l’Extase puis le dépassa lentement. Il y eut des cris de joie. La Superbe était sur l’air ! Ce n’était plus une épave !
Les Coupeurs n’attendirent pas qu’on leur donne un ordre qu’ils avaient attendu des heures durant. Les coutelas et les haches s’abattirent sur les câbles. « Han ! Han ! » Ils connaissaient leur métier, et les épaisses amarres ne leur résistèrent pas longtemps. Le seul lien qui subsistait maintenant entre les deux plates-formes était un filin plus mince, qu’on laisserait courir pour éviter les chocs, mais qui permettrait, lorsque le calme serait revenu, de haler les vaisseaux côte à côte.
*
* *
Cette fois, c’était au tour de l’Extase de souffrir. Carvil, qui n’avait eu que le temps de grimper en claudiquant sur l’échelle menant à la barre, vit le mur marin fondre sur lui. Si la plate-forme avait conservé sa structure classique, l’eau aurait recouvert le pont et serait même montée plus haut que la barre, les emportant tous sur son passage.
Ils échappèrent à ce sort de justesse, grâce aux quatre mètres de hauteur supplémentaire des deux quilles jumelles. Ils furent cependant éclaboussés par les embruns qui jaillirent lors du choc et Carvil sentit le pont se dérober sous son pilon. Heureusement, il s’attendait au choc et ses mains, agrippées à la rambarde, lui évitèrent de choir.
Le navire monta brutalement pour suivre le flot, puis se stabilisa, balançant légèrement sur la houle.