CHAPITRE VIII
Ils aperçurent les planeurs moins d’une heure plus tard, alors que les deux nuages de fumée confondus par la distance achevaient de se dissiper en se mêlant aux autres nuages qui continuaient à courir haut dans le ciel.
Les deltas virevoltèrent un instant au-dessus de l’endroit où avait dû frapper la première balle, puis gagnèrent l’endroit où Carvil avait… effacé le pointu. Il ne trouvait pas d’autre mot. « Détruit » donne l’idée d’une épave, ou au moins de débris, et il n’y avait rien à voir, sinon peut-être une pluie de fine poussière qui retombait sur la mare que la violence de l’explosion et le souffle de chaleur avaient créée dans la banquise.
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* *
Quand il avait rejoint Myriam, elle revenait à elle. Un éclat de glace l’avait assommée, sans suite plus grave qu’une migraine qui s’estompait, et elle n’avait pas été aveuglée par le feu intense de l’explosion. Elle se souvenait seulement d’avoir senti le sol – la banquise pour être précis – se soulever sous son corps.
Inquiets, ils examinèrent les alentours et découvrirent de nombreuses fissures dans la glace, mais aucune fracture. Ils étaient remontés à bord, une ascension plus facile que ne le craignait Carvil…, parce que l’épave avait changé de position. Elle avait pivoté de quelques degrés et s’était enfoncée dans la glace de plusieurs pieds d’épaisseur.
L’épave semblait stable maintenant que le calme était revenu mais Carvil eut tout à coup un sombre pressentiment : il voyait le vaisseau de fer disparaître sous la glace, donc sous la Dévoreuse.
Ils aidèrent Judd à se lever, l’enveloppèrent de couvertures et, tirant ou poussant, l’amenèrent tout près de la sortie. Là, il restait à l’abri du froid le plus vif tout en étant presque à l’air libre.
Carvil examinait la glace aux alentours, cherchant une zone ferme où ils pourraient se réfugier si le pire arrivait, quand un cri de Myriam lui fit lever les yeux.
— Les deltas ! Enfin !
C’était le signe que l’Extase n’était pas loin…, car quelle autre plate-forme serait venue croiser en ces parages ?
Effectivement, il ne fallut pas longtemps pour que le navire apparaisse au-dessus de l’horizon et Carvil se mit à scruter la coque, la superstructure et les couronnes de ballonnets à la recherche de possibles dégâts. Mais le navire semblait en parfait état… à cette distance.
L’impression se confirma quand il s’approcha lentement, négociant son progrès en louvoyant parmi les courants contraires et en s’appuyant même au dernier moment sur les hélices qui brassaient l’air avec une vigueur et une régularité étonnantes.
Certains deltas regagnaient son pont, d’autres se posèrent directement sur la glace près des deux premiers. Ce fut une course folle entre ceux-là et une vingtaine de personnes sautant du pont de l’Extase pour rejoindre les naufragés. Il fallut dix fois dire puis répéter qu’ils se portaient bien, que Judd était avec eux, qu’ils avaient bien récupéré les colis largués par le navire… et que c’était eux qui étaient responsables des signaux de fumées. Car c’est de cette manière qu’à bord du navire on avait interprété les colonnes sombres qui s’étaient brusquement élevées dans le ciel.
Carvil renonça à expliquer de manière détaillée comment il avait produit ces « signaux ». Il avait de plus en plus froid et se rendait compte qu’il manquait de sommeil. Demain serait un autre jour où on pourrait penser à toutes les questions qui restaient sans réponse.
Ils ne le laissèrent dormir que deux heures. Ce n’était pas suffisant pour un vrai repos, mais assez pour qu’il ait les idées claires.
En fin de compte, après toute leur longue croisière, Téric et Jobig n’avaient pas grand-chose à raconter. L’Extase avait fui, les pointus s’étaient accrochés. D’autres les avaient rejoints et à un certain moment, la plate-forme s’était trouvée entourée de cinq adversaires qui avaient seulement fait mine à deux ou trois reprises d’attaquer, reprenant vite leurs distances en constatant que le grand navire lent savait montrer les dents.
Ils avaient fini par perdre leurs poursuivants en redescendant vers le sud, là où la température plus clémente faisait jaillir de la banquise déchirée, d’épaisses nappes de brouillard au coucher ou au lever du jour. Téric avait navigué à l’aveuglette deux jours durant, effectuant plusieurs changements de direction. Les pointus avaient perdu leur trace les uns après les autres. C’est seulement lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls sur l’air qu’ils avaient pris le chemin du retour.
Carvil raconta comment il avait effacé le pointu. En essayant de ne pas se mettre à trembler en repensant à l’enfer qu’il avait déclenché.
— Ce pointu, il avait des marques particulières ? demanda Téric.
Après un instant de réflexion, Carvil put préciser :
— Deux bandes bleues obliques peintes sur le ballon.
Il vit le regard échangé par le Gabier et le Scientiste. Ce dernier expliqua :
— C’est le premier que nous avons semé. Je ne crois pas que c’est par hasard qu’il est arrivé ici. S’ils s’y ont donné rendez-vous…
— Les autres ne vont pas tarder à arriver à leur tour, compléta Téric. Nous ne pouvons pas rester ici.
Jobig ne voulait pas partir, il y avait tant de choses à découvrir encore à bord de l’épave.
La décision de Carvil fut vite prise :
— Descend avec tes hommes, dit-il à Jobig. Prenez des provisions, si jamais nous devions repartir en vous abandonnant à votre tour, mais pas trop de matériel, car si nous avons le temps, nous vous embarquerons.
Il expliqua que l’épave ne semblait plus aussi stable que la première fois, ce qui poussa encore plus Jobig à vouloir s’y rendre.
— Chargez tout ce que nous avons récupéré, Myriam et moi…
— C’est déjà fait, l’interrompit le Scientiste.
— Bien. Dès que vous serez au sol, nous monterons, pour lancer les deltas qui patrouilleront jusqu’au coucher du soleil, mais nous serons revenus en bas dès qu’ils seront sur l’air. Nous sommes trop visibles de loin.
Alors que Jobig sortait, il l’avertit :
— Deux jours au plus, les parages ne sont vraiment pas sûrs.
Dans le confort du bord, Judd allait beaucoup mieux. Sa fièvre était complètement tombée et il dormait normalement. Marga, qui s’occupait de lui, ne voulut pas qu’on le réveille.
— Il parlera demain, dit-elle. Et tu seras mieux en mesure de l’écouter après une vraie nuit de repos.
Elle avait raison sur ce second point au moins.
*
* *
Les Scientistes avaient travaillé toute la nuit et un matériel disparate s’entassait dans les casiers à tapis. Des objets insolites, des débris, bien des choses inutilisables, mais probablement rien d’inutile, car les Scientistes avaient appris depuis des générations à tirer des produits parfois bien étranges de tout ce que l’équipage ramenait de la Dévoreuse, et ce butin était, d’une certaine manière, pareil aux autres.
À l’aube, alors que Carvil dormait encore d’un sommeil agité, Téric avait fait remonter le navire pour lancer une demi-douzaine de deltas. Ceux-ci perdaient régulièrement de l’altitude, mais ils patrouillaient encore haut dans le ciel.
Le premier soin de Carvil, après avoir pris connaissance de la situation, fut de se rendre auprès de Judd. Celui-ci était encore pâle, mais il était assis sur sa couchette et buvait un bol de bouillon. Il s’interrompit en voyant entrer son oncle.
— Sérine… ?
— Tu étais seul dans l’épave, fit Carvil en essayant de ne pas se montrer brusque.
Mais il était inutile de tergiverser.
Les traits de Judd se crispèrent un instant. Le chagrin serait pour plus tard, lorsqu’il serait seul.
— Je ne me souviens pas très bien. Je croyais qu’elle était encore avec moi… Nous avons marché si longtemps, en essayant de retrouver les traces laissées à l’aller…, mais ce n’était pas facile, même si nous avions semé des indices en chemin…
Ils avaient marché durant six jours d’affilée, passant la nuit dans des abris de fortune. Un pointu suivait la caravane de loin et les ravitaillait deux fois par jour en nourriture chaude, essentiellement des biscuits et une soupe assez fournie en viande de monstres de la Dévoreuse. Les pirates savaient donc depuis longtemps exploiter cette ressource que l’équipage de l’Extase n’avait découverte que quelques jours plus tôt.
Ils ne mouraient donc pas de faim, mais la marche sur le sol chaotique était épuisante, et le froid de plus en plus difficile à supporter. Comme ils ignoraient pourquoi on les entraînait ainsi, mille suppositions avaient couru dans la caravane, la plus répandue étant qu’ils allaient retrouver l’Extase au bout du voyage, car on ne pouvait se passer d’eux pour la manœuvrer.
Les pirates qui les escortaient n’étaient pas brutaux. Ils se contentaient de marcher à distance pour pousser le troupeau devant eux. Le troisième jour, Corion, un Coupeur, était tombé plusieurs fois. Ses compagnons l’avaient aidé à se relever, le traînant, le soutenant, le portant même pour lui permettre de terminer l’étape. Le soir, ils avaient essayé tant bien que mal de soigner ses pieds gelés, mais au matin, Corion avait été incapable de repartir. Le Premier Navigateur avait appelé l’un des pirates. Celui-ci avait examiné brièvement Corion, puis avait fait signe à ses compagnons qu’il était temps de partir. Il était resté en arrière, pour attendre le pointu qui ne s’éloignait jamais de la caravane, pensaient les prisonniers.
Mais le pointu n’était pas descendu, et quand le garde les avait rattrapés un peu plus tard, sa lance était rouge de sang gelé.
Ils avaient été choqués et la marche s’était interrompue quelques instants, mais nul n’avait osé réagir. Les gardes s’y attendaient et se tenaient à distance prudente, sagaies prêtes à frapper. Ils étaient repartis en silence, les plus forts aidant les plus faibles qui savaient que s’ils tombaient, la mort viendrait inévitablement.
Tarbo, un Colleur, et un Tisserand dont Judd avait oublié le nom disparurent comme Corion.
Le calvaire avait continué trois jours encore, jusqu’au moment où ils avaient atteint un campement. Plusieurs pointus que les pirates appelaient « Dzeplinn » s’y trouvait amarrés.
Le campement était établi sur une plaine de glace un peu plus élevée que la banquise, dominée elle-même par une colline de plus de trente mètres de haut. Cette colline était creusée de couloirs et de salles basses de plafond pour la plupart. Sans leur accorder de repos, on mit les prisonniers au travail en leur confiant quelques outils pour creuser de nouvelles galeries. D’ailleurs, il ne fut guère besoin de les presser pour qu’ils jettent leurs dernières forces dans cette épreuve : l’un des gardes leur fit comprendre que ces nouveaux couloirs seraient leurs logements. Et privés de ce genre d’abri, ils n’auraient pas survécu plus de deux nuits dans le froid ambiant.
Ils mirent deux jours à creuser une galerie qui s’enfonçait en trois segments dans la montagne de glace et une première salle où ils pouvaient tous s’entasser. Ils découvrirent que ce genre d’abri isolait du froid le plus vif. On ne s’y trouvait pas au chaud, mais c’est à peine s’il gelait, et les conduits d’aération qu’il avait fallu percer pour ne pas être asphyxié étaient aussi nécessaires pour éviter que la chaleur dégagée par les corps ne fasse fondre la glace qui les entourait.
À partir de ce moment, le vrai travail commença, comme le leur fit remarquer un chef pirate, et ce n’est qu’en fin de journée qu’ils pouvaient prendre sur leur temps de repos pour améliorer leurs quartiers.
Pendant la journée, ils creusaient la glace en compagnie de quelques pirates vers le nord de la montagne de glace. Une autre équipe, composée essentiellement de femmes était à l’œuvre du côté sud.
Il s’agissait de tailler une sorte de grand fossé circulaire dans la banquise, en avançant régulièrement, tant en longueur qu’en profondeur. Avec les jours qui passaient, les pirates se faisaient, sinon amicaux, du moins plus familiers. La nourriture était correcte et abondante, car il fallait que les prisonniers soient assez forts pour que le chantier progresse normalement. On leur fournit aussi, en cas de besoin, des bottes plus chaudes que les chaussures étroites et souples que l’on portait d’habitude sur les plates-formes, et à l’heure des repas, il n’était pas rare de voir les Hommes Libres se mêler à leurs prisonniers et bavarder avec eux. Ils étaient rudes et sans pitié, mais ne tiraient aucun plaisir de la douleur infligée, sauf certains, qui ne semblaient d’ailleurs pas particulièrement appréciés de leurs frères.
Au cours de ces conversations, ils découvrirent, par bribes, le but de ce travail de titans.
Les pirates connaissaient l’approche d’Octa et les ravages qu’elle causerait – ainsi que Carvil l’avait appris en discutant avec Skutner – et savaient que leur banquise ne serait pas plus que les Terres à l’abri. Seule la Dévoreuse resterait intacte, même s’il fallait s’attendre à des tempêtes d’une amplitude jamais vue. La mouvante surface aquatique serait donc, paradoxalement, le seul élément stable de tout Aqualia, et les Hommes Libres comptaient là-dessus pour leur survie. Ils vivaient depuis longtemps sur des zones plus élevées, dans des grottes artificielles qui les préservaient du froid et voulaient conserver aussi longtemps que possible cet habitat. Il fallait donc éviter que les secousses, nées de l’approche d’Octa, ne détruisent leurs abris. Le seul espoir était de les libérer avant le moment fatidique.
C’était cela, le but de ce travail qui les tuait : faire de la base pirate une sorte d’île flottante, assez vaste pour que les monstres de la Dévoreuse ne puissent rien contre elle.
Les prisonniers s’étaient en quelque sorte laissés endormir dans une routine pénible, mais pas plus désagréable que les mauvais jours à bord de l’Extase, et cela aurait pu durer encore longtemps, si un pointu particulier n’était arrivé à la base. Son capitaine avait mauvaise réputation, on le disait brutal, rancunier et même voleur, ce qui était l’un des crimes les plus graves parmi les Hommes Libres, où la propriété privée n’existait pratiquement pas. Un voleur était quelqu’un qui privait son voisin de ce qui était indispensable pour survivre…
— Rorik ! ne put s’empêcher de s’exclamer Carvil en écoutant le récit de Judd.
Celui-ci lui lança un regard abasourdi, comme s’il avait une sorte de voyant extra-lucide devant lui.
— Oui, il s’appelait Rorik. Mais comment… ?
— Je te raconterai dans un instant, mais continue ton récit.
— Les journées sont devenues plus dures. C’est tout juste si nous pouvions nous arrêter de creuser pour prendre un repas. C’est la seule chose positive : nous mangions bien, pour avoir des forces et travailler plus encore. Les pirates ne manquent de rien. Quand nous ne creusions pas, nous aidions au déchargement des pointus, qui partaient chaque jour chasser les monstres. Les femmes les débitaient, séchaient la chair ou la fumaient. J’ai été dans les galeries les plus profondes et j’y ai vu de quoi nourrir Grande Terre pendant des semaines… Mais la plupart du temps, nous étions dehors, dans la tranchée. Les hommes de Rorik nous surveillaient et frappaient ceux qui n’allaient pas assez vite. Quand le soleil se couchait, nous devions continuer deux heures encore, dans les dernières lueurs, et tant pis si nous nous donnions un mauvais coup en frappant la glace…
Capelp, un Maintenancier âgé était ainsi tombé, la jambe brisée, et dans l’épuisement général, nul ne s’en était aperçu. Le lendemain, on avait retrouvé son corps gelé au fond de la tranchée. Un peu après, Wautiw, un Gabier qui avait toujours été des plus agiles dans les haubans n’avait pas pu se lever. Ses compagnons l’avaient camouflé sous leurs couvertures entassées pour lui permettre de se reposer. Cela avait duré deux jours. Le troisième, ils ne l’avaient pas retrouvé en revenant dans leur campement sous la glace. Personne n’avait interrogé les gardes, mais Judd avait appris par l’un d’eux – un gars assez sympathique, qui était là depuis le début –, que Rorik s’était livré à une inspection détaillée des galeries creusées par les prisonniers, et il n’eut plus aucun doute sur le sort réservé à Wautiw.
Il y avait quelques femmes parmi les prisonniers. Elles avaient été emmenées par erreur, parce que vêtues comme des hommes et se battant comme eux lorsque les pirates avaient pris l’Extase d’assaut. Les prisonniers avaient vite compris qu’il valait mieux que les pirates ne s’aperçoivent pas de leur méprise et avaient tout fait pour protéger ces quelques malheureuses qui n’étaient pas des mauviettes.
Parmi elles, il y avait Sérine, une Maintenancière d’un peu moins de trente cycles.
C’était elle qui avait soutenu ses compagnons quand leur moral avait commencé à flancher. Elle avait toujours cru au retour de l’Extase, et pensait que l’équipage resté à bord de la plate-forme aurait pu se débarrasser de l’équipage de prise. Elle ignorait la présence à bord de Carvil, Jobig et Téric, mais savait ce dont ses sœurs étaient capables. Judd n’en était pas tombé amoureux : il n’en avait ni le temps ni la force et elle non plus. De surcroît, elle avait été mariée à Capelp et elle lui était fidèle jusque dans sa mémoire. Mais cela ne les avait pas empêchés de sympathiser, de se lier d’une amitié plus profonde que celle qui unissait naturellement les membres de l’équipage entre eux. Ils avaient commencé à faire des projets d’évasion.
Fuir n’était pas difficile : pendant la nuit, personne ne montait la garde devant l’entrée des quartiers creusés par les prisonniers. Le froid et l’obscurité suffisaient, jugeaient les pirates. Et même durant le jour, le chantier s’étendant sur toute la périphérie du futur vaisseau de glace, les prisonniers se trouvaient parfois de longues minutes en dehors de toute surveillance.
Fuir n’était pas impossible, mais survivre en dehors des couloirs pendant la nuit, et sans ravitaillement, était une folie à laquelle nul n’osait songer.
Sauf Sérine. Un jour, elle avait parlé à Judd, lui montrant les bouts de viande gelés, les morceaux de pain sec et tout un trésor grappillé petit à petit sur sa ration quotidienne. Il s’était mis à faire de même, malgré la faim qui le rongeait.
Autour d’eux, leurs compagnons tombaient les uns après les autres. Un quart peut-être de tout l’équipage. Il était difficile de faire le compte, car on les avait séparés en plusieurs groupes, qui logeaient dans de nouveaux couloirs, moins profonds et donc moins bien isolés du froid, mais plus proches de la section de tranchée qu’ils approfondissaient sans cesse. Elle dépassait maintenant deux hommes en profondeur et la glace semblait toujours aussi solide sous leurs coups. Ils remarquaient que les Hommes Libres semblaient commencer à s’inquiéter et regardaient souvent le ciel pour y chercher Octa. Se mettaient-ils à douter de la sagesse de leurs plans ?
Les pressions redoublaient, les coups ne cessaient de pleuvoir et les prisonniers de tomber. Certains, parmi les Hommes Libres n’appréciaient pas cette façon de faire, et en venaient, par réaction, à soulager comme ils le pouvaient l’épreuve des aériens. Judd reçut un jour une pelisse épaisse qui lui fit presque oublier le froid qui régnait. D’une main anonyme, car le pirate généreux ne tenait pas à être exposé à la colère de Rorik.
Ces « cadeaux » venaient à point pour soulager leur misère pour quelques minutes ou quelques heures, mais ne changeaient rien à la situation générale : ils étaient condamnés à périr au travail pour la survie des pirates.
Un soir, il en eut assez. Il fit signe à Sérine, lui dit qu’il partait. Elle approuva d’un signe de la tête, récupéra ses provisions et ils se glissèrent hors de la grotte.
Ils avaient une vague idée de la direction à suivre, et quelques points de repère. Ils avancèrent rapidement, profitant de la lumière d’Octa, seul apport bénéfique de la planète maudite. Au matin, l’iceberg des pirates était encore visible, à la limite de l’horizon. Ils pensèrent un moment à leurs camarades qui devaient creuser la tranchée depuis un moment et continuèrent leur route tout en surveillant le ciel. Quand ils virent un Dzeplinn s’élever, ils trouvèrent refuge dans une anfractuosité de la glace et y restèrent quelques heures, dormant à moitié, serrés l’un contre l’autre…
— Je ne sais plus, confessa Judd d’une voix lourdie tout à coup par une fatigue intense. Je croyais que Sérine était arrivée à l’épave en même temps que moi, j’ai dû rêver. (Il hocha la tête.) Je sais que nous avons passé deux nuits ensemble, au moins. Je suis arrivé seul, je suppose, mais sans elle je ne serais pas parti, je crois. (Deux larmes coulèrent sur ses joues.) Et sans la chaleur de son corps pendant la nuit, je ne serais même pas arrivé ici.
Il se tut. Il avait le regard vide, sa tête dodelinait doucement de gauche à droite. Marga fit signe à Carvil de s’en aller.
— Il est encore si faible, dit-elle à voix basse.