CHAPITRE XVI
Les volcans grondaient projetant leur lave, leurs scories et leurs gaz délétères. La Dévoreuse luttait contre ces attaques en bouillonnant et en montant vers les deux, transformée en vapeur. Le vent soufflait, mêlant ses nuages aux nuées parfois encore brûlantes des poussières éjaculées par la planète dans l’orgasme que lui causait la proximité de sa compagne mortelle. On se retrouvait au début des temps, lorsque terre et mer ne formaient qu’un vague cloaque immonde, avant que les eaux ne soient séparées des terres. Mais le Créateur n’était plus là, pour consolider sa construction, et ses frêles créatures souffraient de son absence.
L’Extase se traînait à la surface, reposait parfois sur une terre que la marée descendante avait ramenée vers l’atmosphère empuantie. Tandis que la Superbe échappait de peu aux vagues déchaînées, incapable de s’élever à plus de quelques dizaines de mètres.
À l’angoisse de la tempête, qui était devenue si quotidienne depuis deux hebdomades, s’était additionnée une autre : les glaçons. Ils étaient de plus en plus nombreux, et toujours plus gros, car le froid s’appesantissait en maître sur Aqualia. Octa avait presque libéré le soleil, mais celui-ci n’apparaissait plus que comme une tache diffuse, au travers des nuages qui formaient une couche de plus en plus dense et compacte au-dessus des deux navires.
Des guetteurs se relayaient sur tout le pourtour du navire pour surveiller les blocs errants. Jusqu’à présent, ceux qui avaient heurté l’une ou l’autre des quilles étaient trop petits pour y causer des dégâts, mais c’était une chance qui ne durerait pas éternellement. Et les quilles, si elles n’étaient pas indispensables au vol de l’Extase – qui s’en était passée durant des dizaines de cycles –, participaient maintenant à son équilibre. Sans compter que si l’une d’elles se trouvait brutalement arrachée à la coque, nul ne pouvait dire où se situerait le point de rupture. La quille touchée pouvait emporter avec elle tout un flanc du vaisseau.
C’était ce que voyait sans cesse Carvil dans ses cauchemars éveillés… et dans son sommeil aussi, ce qui fait qu’il osait à peine dormir et ne faisait que grappiller quelques minutes de repos de temps à autre. Quand son corps, incapable d’obéir aux ordres de son esprit, s’abattait brutalement, parfois sur sa couchette, mais plus souvent au hasard d’une coursive ou sur la passerelle de barre même.
Le froid était tombé brutalement, le temps qu’il dorme quelques instants, que tout le monde dorme, épuisé. Il s’en maudissait, mais il n’y pouvait rien. Ni personne d’autre. Ils avaient si faim et si froid depuis tant de jours que parfois on aurait dit des fantômes. Il passa par le labo, puis gagna les ateliers des Tisserands. Il y vit Sérine qui examinait une pièce de toile. Elle l’aperçut et lâcha la toile pour le saluer d’un geste. Elle souriait, et avait l’air reposée.
— Tu as bonne mine, dit-il.
— Je me repose depuis bien des jours maintenant. Pourquoi n’en fais-tu pas autant ? Pourquoi vous acharnez-vous ? Laissez faire le froid, c’est une mort douce comme le sommeil… et on est si bien après.
Elle s’effaça en douceur, comme la brume du matin s’estompe dans les rayons du soleil levant.
Mais ce n’était pas le soleil. Il était sur le pont, sans se souvenir d’y avoir dirigé ses pas. C’était seulement la lumière blanche d’Octa qui se trouvait si bien en compagnie d’Aqualia qu’elle avait décidé de ne plus la quitter.
Il ne se sentait pas à son aise. Il était sur le pont, et en même temps se croyait ailleurs… Quelque part sur Grande Terre ? Petite Terre peut-être… Il faillit tomber en faisant un pas, puis comprit qu’il avait voulu compenser un mouvement inexistant, le balancement incessant de la plate-forme. Affolé, il se précipita vers le bastingage, mais les casiers étaient pleins d’algues enchevêtrées. Il piétina une masse molle et, baissant les yeux, découvrit que son pilon s’était enfoncé dans le cadavre d’un noyé. Celui-ci le fixait de ses yeux grands ouverts et lui souriait comme Sérine. Il vit tout à coup une minuscule créature de la Dévoreuse émerger entre les lèvres exsangues. Le noyé remua, cracha la créature et le fixa :
— On est bien ici aussi, viens donc te reposer avec nous, Carvil !
Il s’arracha au corps, fit quelques pas difficiles contre un vent qui soufflait en tempête. Il était au bord du pont, enfin.
Il regarda en dessous de lui. La glace ! La glace était partout autour de l’Extase et la fixait à la Dévoreuse, la mariait à cette étendue mortelle.
Il se mit à pleurer et à se maudire. Il n’aurait pas dû s’endormir, la glace en avait profité pour les prendre au piège. Maintenant, plus jamais ils ne repartiraient, plus jamais ils ne seraient sur l’air.
Il savait qu’il rêvait et il savait qu’il rêvait la réalité. Il avait seulement un peu d’avance.
Non, ce ne serait pas !
Il sauta sur la glace, se mit à la battre de son pilon. La douleur remontait dans sa cuisse, dans sa hanche… et la glace refusait de céder.
— Ce n’est pas le bon moyen, Carvil, fit une voix douce.
Il leva les yeux. C’était Myriam, nue, malgré le froid. Elle s’approchait de lui, les bras tendus.
— Seule la chaleur de nos corps peut briser cette glace, fit-elle alors qu’il reculait.
Puis il sentit que son pilon venait à son tour d’être capturé par la glace. Il ne pouvait plus reculer !
Il s’éveilla en frissonnant et préféra attribuer ces frissons au froid qui régnait dans la cabine.
*
* *
Ce n’était pas la catastrophe qu’il avait rêvée, mais les glaçons étaient de plus en plus nombreux autour d’eux. S’ils n’avaient pas encore formé une banquise, c’était uniquement dû à l’agitation de la Dévoreuse. Et avec Octa qui s’éloignait (elle ne cachait plus qu’un tout petit segment du soleil, comme au début de son passage à l’intérieur de l’orbite d’Aqualia), les marées allaient perdre de l’amplitude. Viendrait alors le danger qu’évoquaient ses cauchemars.
Plusieurs fois il avait failli faire lâcher le lest. Ils pourraient alors monter sur l’air comme il sied à un navire normal. Mais le lest assurait aussi l’équilibre du vaisseau face au vent en abaissant son centre de gravité. Naviguer sans lest était dangereux et ce ne serait qu’écarter un péril pour s’approcher d’un autre. Ce n’était pas une solution à leur problème.
Un problème qui n’avait pas de solution : ils n’échapperaient à l’étreinte de la Dévoreuse qu’en courant un autre danger. Le déséquilibre s’ils lâchaient le lest, la faim s’ils larguaient les réserves de vivres… Il fit mentalement le compte de ce que recélaient les soutes.
Tout était utile à bord, il n’y avait rien à jeter…
*
* *
Ils étaient une dizaine de plus à bord, pour quelques heures seulement, ce qui ne se remarquait pas au milieu de l’abominable capharnaüm qu’était devenue l’Extase. Mais dix de moins sur la Superbe, c’était presque la liberté retrouvée. Le navire restait lourd, il prenait lentement de l’altitude, mais il montait.
C’était une manœuvre que les deux Noës avaient décidé de commun accord. Rester plaqués à la surface ne permettait pas d’avoir une vue d’ensemble des parages. Or, si les vents avaient poussé les deux navires vers la même région, il pouvait s’en trouver d’autres, non loin, mais hors de vue si l’on continuait à raser les flots.
Carvil suivit d’un regard qu’il ne voulait pas envieux l’ascension de l’autre plate-forme. Celle-ci mit près d’une heure pour atteindre, péniblement, un peu plus d’un kil d’altitude. Les vents qui soufflaient en sens contraire l’avaient un peu écartée de la verticale, mais elle restait bien en vue. Il vit les deltas prendre leur envol. C’étaient en partie des Pilotes de l’Extase, qui avaient accueilli sans trop de déplaisir ce changement de vaisseau. Ça leur offrait une occasion de voler qu’ils n’avaient plus eue depuis près d’un mois.
Les deltas ne s’éloignèrent guère. Il n’y avait pas de soufflante pour les faire remonter et l’Extase, pour l’instant immobile car la marée était étale, ne pourrait aller à leur rencontre.
Carvil comprit rapidement qu’ils avaient découvert quelque chose d’intéressant en les voyant tous pointer vers l’ouest. Ils se mirent à tournoyer au-dessus du même point, pour inciter la Superbe à les rejoindre si elle le pouvait. Il n’y avait pas dix kils jusque-là… autant dire toute la Dévoreuse à traverser !
— Déployez les hélices, ordonna-t-il.
L’Extase avançait. Lentement, très lentement, presque imperceptiblement. Mais si l’on jetait quelque chose qui flotte sur l’avant, la poupe finissait par le rejoindre. Les Maintenanciers, renforcés de tous les volontaires les plus courageux, avaient déjà tordu quatre fois les câbles élastiques avant qu’une Vigie, qui avait couru le risque de se hisser jusqu’à la passerelle supérieure, ne signale qu’elle voyait quelque chose. Un peu plus tard, elle précisait :
— Une plate-forme ! Ou ce qu’il en reste.
C’était dit d’une voix calme, mais on sentait la peur et la tristesse qu’éprouvait le Gabier audacieux. Celui-ci redescendit. On distinguait l’épave depuis la passerelle moyenne maintenant.
Les équipes continuèrent à tordre les câbles et les hélices pour pousser le navire dans la bonne direction. Pendant ce temps, le Noë de la Superbe amenait tant bien que mal sa plate-forme vers le même endroit. Les deltas, quant à eux, choisirent de rejoindre l’Extase, ce qui leur offrait la facilité d’une descente plutôt que la lutte pour se trouver au même niveau que l’autre navire.
C’était bien une épave, et dans un état bien pire que ne l’avait été la Superbe au plus mauvais moment. En fait, le double pont de ce navire se trouvait presque totalement immergé et nul ne l’aurait découvert à moins d’avoir le nez dessus si deux ballons à demi gonflés n’avaient oscillé au gré du vent à la poupe.
Un dernier effort des tordeurs amena l’Extase bord à bord avec l’épave. Des Coupeurs bondirent sans craindre de se mouiller les pieds. Il fallait profiter des dernières minutes de jour ou attendre la nuit et la marée basse.
*
* *
Ils n’avaient pas trouvé de survivant à bord de Jumelle Trois, en provenance de Terre-de-Feu. C’est du moins ce qu’avait déduit Carvil une fois qu’on eut déchiffré le nom du navire sous une couche d’algues qui s’accrochaient à la coque et déjà tentaient d’y reprendre racine. Le naufrage n’était pourtant pas ancien. À l’intérieur, on avait retrouvé plusieurs corps, et ils n’étaient pas dans un état de décomposition très avancé. Ils avaient tout au plus séjourné trois jours dans l’eau.
Profitant de la marée basse, ils avaient fouillé la Jumelle de fond en comble, à la recherche d’indices sur ce qui lui était arrivé, ainsi que de tout ce qui pourrait être utile aux deux navires. Une petite équipe avait procédé à l’inhumation des corps qui reposeraient sur le fond de la Dévoreuse, abrités de ses habitants par une pyramide de cailloux patiemment entassés par l’équipage entier. Chacun avait voulu participer, même symboliquement à la cérémonie, et les enfants eux-mêmes avaient été à plusieurs centaines de mètres chercher des cailloux roulés pour compléter l’édifice. Il y avait aussi des éclats noirs, aux arêtes fines et acérées. Des témoignages des derniers jours, des gouttes de lave qui avaient éclaté en se solidifiant brutalement au contact des eaux.
Il y avait peu à récupérer à bord, car les flancs du navire avaient été crevés en de nombreux endroits, et la Dévoreuse avait tout emporté, sauf là où les cloisons avaient tenu bon. Mais les deux ballons qui avaient attiré le regard des Pilotes étaient intacts. Ils étaient mal gonflés, probablement parce qu’il n’y avait plus eu assez de gaz à bord de la Jumelle dans ses derniers instants, pour leur donner toute leur négativité. Et ces deux ballons faisaient une immense différence. Ils permettaient à la Superbe de rester sur l’air en ayant récupéré l’essentiel de son équipage. Transfert qui, à son tour, rendait l’Extase à l’air. Les deux navires étaient plus chargés qu’en temps normal, mais ils étaient redevenus des navires.
C’était l’essentiel pour Carvil.
Et pour les autres aussi.