CHAPITRE XI
Jamais Carvil n’avait survolé une île immense comme celle qui se déployait loin, très loin sous ses ailes. C’est à peine s’il pouvait en apercevoir les confins nord et est, et il se trouvait à plusieurs kils de son extrémité sud. En comparaison, Grande Terre n’était qu’un îlot, un simple rocher perdu.
Mais c’était aussi une île précaire, qui ne survivrait que quelques heures, car la Dévoreuse n’allait pas tarder à revenir à la charge, montant très haut à l’assaut des falaises.
Le phénomène était à la fois très nouveau dans l’histoire humaine et assez ancien – cela faisait plus de six hebdomades, bientôt un mois entier qu’il se manifestait –, pour que certains eussent déjà songé à en profiter.
Il y avait les Scientistes… Ils avaient été les premiers – quelques-uns d’entre eux tout au moins – à se laisser descendre le long des falaises pour aller explorer le sol que découvraient les première marées, encore de faible amplitude. Ils comptaient y trouver les réponses à un certain nombre de questions qu’ils se posaient sur l’origine de Grande Terre, mais leurs recherches étaient forcément limitées dans le temps par le retour des flots, en rage d’avoir été repoussés durant un bref instant.
Ils avaient raconté comment le sol était jonché de débris et de cadavres – ou de presque cadavres – des monstres qui peuplaient la Dévoreuse. Pour la première fois on pouvait voir distinctement et même approcher ces créatures qui n’avaient jamais été révélées que par un creux fugitif dans la surface, par un membre qui la perçait pour tenter de happer une nacelle… ou un plongeur trop audacieux.
Avec l’amplitude du flux qui ne cessait de croître, ils avaient pu aller de plus en plus loin. Si loin, en fait, que le temps de faire le chemin d’aller, il fallait prendre celui du retour. Alors, ils avaient pensé aux plates-formes, et les nautes avaient, eux, songé que la Dévoreuse leur offrait d’autres moissons que celles des tapis flottant à sa surface.
Depuis lors, plusieurs plates-formes sortaient chaque fois que le reflux débutait et passaient la journée au-dessus des terres temporairement émergées. C’était une bonne occasion d’exercer des équipages composés par force d’une majorité de néophytes provenant des villages de Grande Terre, mais plus souvent formés par les réfugiés qui étaient arrivés de Petite Terre. Nul ne connaissait le nombre des victimes, mais il devait être élevé, même s’il était probable que plusieurs plates-formes se trouvaient encore sur l’air et que d’autres aient pu prendre le chemin de Terre-de-Feu.
La nouvelle de la fin de l’archipel composé d’îles basses reliées par des digues, trop basses pour résister longtemps aux assauts de la Dévoreuse, n’avait pas semé la panique à Montfort comme certains l’avaient craint. Ou alors, cette panique était soigneusement masquée par des regards résolus et des bras qui ne demandaient qu’à travailler à l’achèvement de nouvelles plates-formes. Celles-ci étaient à peine montées sur l’air qu’on commençait la construction d’autres. Il était impossible de dire si elles pourraient être lancées en nombre suffisant pour emmener tout le monde, mais l’inquiétude semblait se calmer en ce domaine.
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Les Noës, d’un commun accord, ne s’étaient jamais posés sur ce sol, mais ils descendaient si près qu’on pouvait quitter le bord à l’aide d’une simple échelle. Tandis que les Scientistes se précipitaient sur quelques cailloux qui n’avaient de signification que pour eux, les guildes des plates-formes raclaient tout ce qui se trouvait dans un rayon de quelques centaines de mètres : les débris de carcasses chitineuses de monstres morts depuis des dizaines de cycles, les petits tapis, pitoyables une fois privés de leur élément nourricier, et d’autres plantes – ou animaux ? – fixés au sol qui brillaient dans la lumière du soleil. On verrait plus tard ce qu’on pourrait en tirer, l’essentiel étant de ne rien perdre de ce que la marée découvrait.
Les groupes se montraient plus hésitants, surtout au début, envers les survivants du reflux. Des êtres aux yeux pédonculés gros comme des têtes d’adultes, au corps plus haut que deux hommes debout, qui agitaient des bras terminés par des pinces gigantesques capables de couper un homme en deux. Il y avait aussi des monstres moins apparents, car ils prenaient la teinte du roc auquel ils s’accrochaient. Il était arrivé que certains approchent de trop près ces créatures : un bras sinueux se dressait alors et fouettait l’air, balayant l’imprudent s’il avait de la chance, ou s’enroulant autour de lui pour le ramener vers une bouche ronde et noire située au centre d’un cercle de petits yeux cruels.
Il y avait eu des blessés et quelques morts. On avait pris la fuite, on se jurait de ne plus revenir en ces lieux maudits. Puis quelqu’un s’était battu pour sauver un camarade, et les participants avaient remarqué que les monstres bougeaient peu et s’épuisaient vite à supporter leur propre poids. Ils étaient coriaces, leurs carapaces étaient épaisses, le cuir de leurs tentacules résistait en souplesse aux coups de hache, mais on pouvait en venir à bout. Et les Scientistes savaient que faire de la chitine et trouveraient un bon usage pour la peau solide. Sans compter que ceux de l’Extase avaient appris aux autres qu’on pouvait se nourrir de certains monstres…
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Ce matin-là, l’Extase était montée très haut pour lâcher ses deltas, avant de plonger vers le sol pour y débarquer ses équipes de chasseurs. Les Pilotes avaient besoin de s’exercer comme les Gabiers ou les Maintenanciers… et Carvil était Pilote. Il avait gardé l’aile de Judd, et son neveu, maintenant tout à fait rétabli, en avait choisi une autre pour ce qui serait son premier vol depuis des mois.
Il y avait maintenant de quoi composer deux escadrilles complètes, au point qu’on aurait pu reprendre la routine de l’équipe du matin et de celle de l’après-midi, mais le navire ne ferait qu’une ascension ce jour-là, car cela prenait plus d’une heure pour atteindre l’altitude élevée d’où l’on pouvait apercevoir toute la zone émergée par basses eaux. En fait, le navire aurait pu se trouver bien plus tôt au sol pour la récolte, et tout en tirant sur les suspentes, Carvil sentit un vague sentiment de culpabilité l’envahir. Mais il le chassa tout aussitôt en se convainquant de la nécessité d’exercer ses Pilotes dans des conditions idéales qu’ils ne connaîtraient peut-être plus bien souvent. Mais c’était un peu vrai que cette nécessité n’était en partie qu’un prétexte : il était trop heureux de voler lui-même !
Ils avaient déjà perdu une bonne part de l’altitude de départ, et redescendaient lentement dans l’air peu venté. Les débutants de Viaiville, Petit et trois autres, étaient les plus prudents, les plus vite fatigués aussi et ils étaient déjà loin en dessous de Carvil et des quelques Pilotes chevronnés. Au loin, la Dévoreuse était étale, calme, presque morte, avec Octa qui attirait l’eau et les tempêtes vers les antipodes.
Le sol était en majeure partie d’un brun-gris sale autour de Grande Terre qui formait une tache essentiellement verte avec toutes ses cultures. La moisson n’était pas encore pour tout de suite. Un mois encore à patienter avant de pouvoir engranger ce qui serait la dernière récolte avant longtemps. Car Octa était encore bien loin. Elle allait continuer à s’approcher durant près d’un cycle et les ravages n’atteindraient leur paroxysme qu’à ce moment, puis il faudrait probablement deux cycles de plus avant que les choses ne se calment pour faire place à l’ordre. Un ordre nouveau qui n’aurait peut-être plus grand chose de commun avec celui qu’il avait connu toute sa vie. Certains Scientistes ne disaient-ils pas que les Terres pourraient rester immergées si l’équilibre d’Aqualia avait été trop profondément bouleversé par le passage de la planète maléfique ?
Il est vrai que d’autres avaient émis une nouvelle théorie selon laquelle Grande Terre avait jadis été un noyau dur engoncé dans le magma interne et que c’était un précédent passage d’Octa qui l’avait attiré vers la surface d’Aqualia. Ce nouveau passage pouvait en faire surgir d’autres, et ils annonçaient un monde de rocs émergés à conquérir les uns après les autres.
Mais ce n’étaient que des spéculations portant sur un avenir qu’ils ne connaîtraient qu’à force d’acharnement à survivre…
Carvil plongea de quelques dizaines de mètres pour reprendre de la vitesse. Un peu plus bas, il voyait Judd virevolter, remonter, piquer, tout au plaisir de retrouver l’air. À un certain moment, plusieurs deltas se retrouvèrent presque mêlés, composant un ballet improvisé que Carvil contemplait avec plaisir, jusqu’au moment où il remarqua que les deux ailes qui se serraient du plus près étaient celle de Judd et celle de Myriam. Il en éprouva comme un malaise… qu’il chassa au plus vite en concentrant ses regards sur les vaisseaux qui semblaient minuscules vus de si haut, et comme englués dans la vase qui tapissait le fond de la Dévoreuse. Il lui fallut quelques instants pour repérer l’Extase parmi la quinzaine de plates-formes qui étaient sorties ce jour-là. Il mit quelques instants de plus avant de deviner plus qu’il ne la voyait une équipe qui était distante du navire de plus de trois cents pas. S’il n’y avait eu la tache rouge d’un vêtement et une autre d’un blanc éclatant, il n’aurait rien vu.
Tout en virant, ses yeux retournèrent à l’horizon. Le retour du flot se ferait par l’est, d’abord sous la forme de vaguelettes peu méchantes et qui ne regagneraient que quelques dizaines de mètres, puis dans un mouvement en accélération constante apparaîtraient de vraies vagues et enfin une barre large de dizaines de kils et haute de plusieurs mètres qui se précipiterait à l’assaut de Grande Terre bien plus vite qu’un homme ne pouvait courir.
Cette lame de fond enrichissait constamment les alentours de l’île en y déposant ce qu’elle arrachait au roc : cailloux, débris de tapis ou même plantes entières et animaux qui périssaient lentement à l’air libre si les chocs ne les avaient tués d’un coup.
Il y eut un cri.
Il vit Marga plonger entre Judd et Myriam. C’était un jeu, mais c’était aussi un véritable affrontement, il le perçut à l’angle trop serré du vol. La Pilote de l’Extase n’admettait pas la virtuosité de la transfuge de la Vindicte, c’était un fait avéré depuis des hebdomades. Mais jusqu’à présent, cela n’avait donné lieu qu’à de noirs échanges de regards, voire à quelques mots tendus, jamais à des actes.
Tout en veillant à rester quelque peu à l’écart pour ne pas gêner les mouvements des trois ailes, Carvil se rapprocha. Avec la vitesse et le mouvement de l’air, la voix ne portait pas bien loin, mais s’il fallait hurler pour se faire entendre et mettre le holà ! aux folies des trois jeunes gens, il ferait son possible. Ce n’était pas le moment de voir se créer, ni surtout s’exacerber de nouveaux antagonismes.
Myriam avait relevé le défi et c’était à son tour de manœuvrer son aile en brutales voltes pour écarter par force Marga de Judd. Carvil entendit distinctement le crissement des pointes de longerons qui se frottaient et vit l’aile de Marga se soulever et atteindre un angle impossible tandis que les suspentes se tendaient à l’extrême. L’une d’elles se rompit sans que la Pilote en ait conscience, toute à son effort de redressement du delta. Cela lui prit quelques instants que Myriam mit à profit pour s’éloigner en suivant Judd qui semblait avoir compris le danger de cette espèce de combat aérien. Ils piquèrent de conserve vers l’ouest et commencèrent une vaste boucle qui devait les ramener au-dessus de l’Extase. Ils pourraient alors se laisser descendre en spiralant et se poser à proximité de la plate-forme.
Carvil avait senti s’effacer tout son plaisir d’être sur l’air et il prit lui aussi le chemin du retour.
Il y eut un sifflement aigu, accompagné d’un hurlement vengeur. Carvil leva les yeux, mais le triangle d’observation ne lui révéla que le ciel vide au-dessus de lui. Il vira pour soulever le triangle de toile qui lui masquait la vue sur la gauche et découvrit Marga qui plongeait comme une folle vers les deux autres deltas, trop bas et trop loin pour percevoir le danger. Instinctivement, le boiteux tira sur les commandes pour accélérer et se rapprocher du point d’impact. Car tout à coup, l’affreuse certitude lui apparaissait : Marga, emportée par la rage ou la folie, ne se limiterait pas à une parade de son talent, elle voulait plus, elle cherchait à déséquilibrer celle dont elle avait fait une rivale.
Le Pilote se savait impuissant, mais il ne pouvait rester témoin de ce qui se préparait sans tenter de réagir.
Judd perçut le danger et s’écarta sur la droite en basculant brutalement son delta au risque de la déséquilibrer, mais ce n’était de toute manière pas lui qui était visé.
Myriam, qui ne devait rien avoir vu de ce qui se préparait au-dessus d’elle, crut que son compagnon de route avait aperçu quelque chose d’intéressant de son côté et entama un virage plus contrôlé pour le suivre, ce qui l’amena presque exactement en dessous de Marga, qui n’eut pas le temps de modifier son angle de vol de plus de quelques degrés.
Le choc résonna aux oreilles de Carvil comme s’il s’était trouvé entre les deux deltas. C’était plus mental que réel, car les fragiles ailes ne pouvaient provoquer un tel tonnerre. En fait, les deux Pilotes parvinrent quasiment à s’éviter, mais l’extrémité du longeron gauche de Marga – là où l’on accrochait les banderoles de fête – s’enfonça dans la toile droite de Myriam et la déchira sur plus d’un mètre avant de se rompre, heureusement avant le début de la toile. Le choc déséquilibra Marga, mais Carvil ne s’en préoccupait pas à cet instant : c’était Myriam qui était en danger. Elle tentait désespérément de rester en équilibre sur l’air, mais la pression qu’il exerçait sur la toile affaiblie élargissait de plus en plus la déchirure et la jeune fille tombait plus qu’elle ne volait. Une plongée vers le sol ralentie par ce qui subsistait de portance et par son talent à maîtriser les courants, mais qui allait en s’accélérant et se transformait en chute de plus en plus brutale.
Carvil dressa presque son aile à la verticale pour gagner de la vitesse, en se souvenant de l’époque où on le surnommait Carvil-le-Plongeur, un temps qu’il avait cru révolu à jamais, même s’il lui avait fallu plonger pour échapper aux pirates maîtres de l’Extase.
Il fondit sur Myriam tandis que le sol se rapprochait d’eux à une vitesse affolante. Il ne pensait plus à sa propre sécurité, et volait d’instinct. Lâchant les suspentes de son bras gauche, il lança la main en avant, à l’aveuglette : il n’aurait qu’une seule chance, un seul passage assez près de la Pilote pour espérer la saisir. Tout à coup le froid piquant du vent déchaîné fit perler des larmes à ses paupières et sa vue se brouilla. Tout devint noir un instant quand ses yeux se fermèrent sous la brûlure glacée. Il sentit un souffle contre sa paume, sa main s’ouvrit, balaya l’air et se referma sur un objet solide. Il sentit ses muscles se tendre, se déchirer presque sous la traction subite, puis ce ne fut plus qu’un poids énorme au bout de son bras, un poids qui le tirait vers le sol. Il put entrouvrir des yeux où les larmes de douleur coulaient librement, non seulement à cause du vent mais aussi parce que son épaule, son bras, son poignet, sa main et ses doigts semblaient un seul bloc de douleur.
Directement en dessous de lui, il y avait le delta de Myriam, qu’il soutenait par l’un des deux longerons d’axe. Ses doigts avaient crevé la toile pour se refermer autour de la mince tige de bois qui n’était pas faite pour supporter tout le poids du Pilote en un seul point et ployait sous la charge.
La descente sembla durer une éternité, et pourtant Judd, qui avait pris conscience de ce qui s’était produit et revenait vers eux pouvait à peine les suivre. Carvil avait l’impression que son bras s’allongeait immensément et c’est vrai que sa main et ses doigts lui semblaient de plus en plus distants, comme s’ils n’appartenaient plus à son corps, mais se trouvaient dotés d’une volonté propre qui les poussait à s’ouvrir, à se débarrasser de leur charge. Il luttait contre cette rébellion, mais sentait le commandement lui échapper.
Le moment arriva où il lui fut impossible de tenir plus longtemps. Il vit avec horreur ses doigts relâcher lentement leur pression, puis tout à coup l’aile de Myriam s’écarta de la sienne. Il entendit des cris.
Il était presque au-dessus d’une plate-forme, et instinctivement il chercha à manœuvrer pour éviter les ballonnets et se diriger vers le pont lorsqu’il se souvint qu’il pouvait se poser n’importe où.
Il sentit le choc du sol dans son pilon qui râpa le rocher quelques instants avant qu’il ne retrouve l’équilibre. Le delta flotta quelques secondes au-dessus de sa tête comme un immense parasol avant de s’affaisser lentement. Autour de lui, on criait, il entendait des pas pressés.
Il se dégagea et quitta l’aile. Il vit des visages, pour la plupart inconnus, même si quelques-uns lui étaient vaguement familiers. Des visages souriants.
— Myriam ?
Ils tendirent avec ensemble les bras vers le ciel. Ses yeux montèrent vers la plate-forme, suivirent les cordages tendus par les ballonnets. L’un d’eux était crevé et se dégonflait lentement, et Myriam, accrochée aux haubans lui faisait signe de la main que tout allait bien.