CHAPITRE X
Carvil fut réveillé au milieu de la nuit par une main qui le secouait sans brutalité, mais avec force et décision.
— Maître Carvil, venez vite sur le pont.
C’était un adolescent de Viaiville, un peu malingre dont il ignorait le nom, mais qui était surnommé « Petit » par tout le monde. Il avait fait quelques vols en delta et promettait de devenir un honorable Pilote plus tard. Il attendit un instant que Carvil semble réveillé, mais prêt à recommencer si le Pilote faisait mine de replonger dans les bras de Morphée.
Le boiteux se secoua. Il faisait presque clair dans la cabine… mais depuis qu’Octa s’approchait, ça ne voulait plus dire grand-chose. Il se leva, le corps lourd d’un sommeil trop profond, mais bien trop court.
— Que se passe-t-il ?
— On n’en sait rien. C’est Maître Téric qui m’envoie vous chercher.
« Maître Téric ! Le Gabier avait pris du galon », pensa Carvil. Mais c’était seulement la manière de s’exprimer des jeunes gens bien élevés en s’adressant à des adultes sur Terre-de-Feu, et cela distinguait encore les terriens des aériens, beaucoup plus familiers.
— On n’en sait rien, mais il se passe des choses étranges du côté de Montfort.
Carvil s’habilla. Il hésita un instant à s’équiper complètement… Il n’aurait peut-être pas l’occasion de revenir dans sa cabine avant de longues heures. Il boucla son harnais de Pilote et y accrocha l’étui de l’automatique. Il en avait regarni le chargeur, rangeant le reste des balles là où le Noë mettait les documents et autres biens les plus précieux du navire à l’abri, dans une boîte noire en métal dissimulée sous deux lames du sol. Il ne savait pas s’il devrait encore s’en servir, ni si le moment venu, il aurait le courage de déchaîner une troisième fois – ou plus – le terrible feu qui avait détruit des dizaines de vie d’un coup. Mais il portait quand même l’arme au côté en permanence.
Puis il suivit l’apprenti Pilote qui semblait ne pas vouloir regagner le pont sans être accompagné de celui qu’on lui avait dit d’appeler.
Avant même de gagner la barre, il comprenait ce qu’avait voulu dire le jeune terrien en parlant de « choses étranges ». On voyait des lueurs mouvantes se propager sur quelques nuages bas… qui n’étaient pas des nuages, mais des colonnes de fumée, et un brouhaha fait de cris et de craquements perçait la distance pour atteindre, indistinct, les parages de l’Extase.
Il y eut un mouvement à quelque distance, et les Sentinelles redressèrent leurs sagaies, ou glissèrent un cailloux dans leurs frondes.
— C’est moi, Lanique ! héla-t-on presque à voix basse. Filez-moi un cordage mais ne descendez pas de nacelle… Ils pourraient me suivre.
C’était la jeune Scientiste du groupe qui était partie dans la soirée vers Montfort. Ils firent ce qu’elle disait, tout en scrutant le sol en dessous de la coque. On vit Lanique émerger d’une sorte d’ombre pour s’élancer vers le cordage demandé. Elle s’y agrippa et commença à se hisser lourdement vers la coque. En haut, trois Gabiers se mirent à l’aider en treuillant le filin.
En dessous, deux ombres avaient jailli sur les talons de Lanique, bientôt suivies d’une douzaine d’autres. Les frondes tournoyèrent et quelques projectiles semèrent la panique parmi le groupe qui renonça à la poursuite. D’ailleurs, la Scientiste était maintenant hors de leur portée.
Ils s’intéressèrent alors au câble d’ancre, mais là aussi les frondeurs eurent vite fait de les disperser. Carvil ordonna une surveillance attentive du câble et des parages et fit réveiller une équipe de Maintenanciers pour tordre les élastiques au cas où il faudrait manœuvrer rapidement.
— L’émeute, expliqua Lanique en atteignant le pont. Les gens sont devenus fous. Je crois qu’il s’agit des habitants de deux villages de l’ouest. Ils ont entendu des rumeurs disant que seuls ceux de Montfort trouveraient place à bord des plates-formes, et ils sont descendus sur la ville…
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Corlin ? Seldemme ? demanda la Première Maintenancière accourue elle aussi sur le pont.
— Je ne sais pas. Je les ai perdus de vue. Il y avait du monde dans les rues, courant dans tous les sens. Les pompiers qui essayaient d’éteindre les incendies, la Garde Bourgeoise qui barrait les rues et filtrait les passants… Je ne savais où aller et j’ai décidé de revenir, et c’est alors que j’ai rencontré les autres. Ils n’ont pas été brutaux, ils voulaient seulement une place à bord et ils avaient aperçu l’Extase. J’ai fait comme si je venais de Montfort et j’ai suggéré de nous disperser en approchant. C’est pour ça que j’étais seule quand je vous ai appelés, sinon nous aurions été dix ou plus au bout du câble.
Il n’y avait plus qu’à attendre le lever du jour.
Le vent était presque nul, mais poussant dans la bonne direction et Carvil décida de le laisser faire, réservant la force des hélices pour une manœuvre de dernière minute. Il fit décharger une dizaine de ballots d’algues ou de débris de chitine non loin du bord de la falaise. On pourrait les récupérer plus tard et cela donnait un peu plus de manœuvrabilité au navire. Ils dérivèrent donc lentement en prenant un peu de hauteur, ce qui leur permit de constater l’étendue des ravages.
Plusieurs maisons avaient brûlé, et les rues étaient jonchées de détritus, meubles éventrés, vêtements déchiquetés, pierres plates ayant glissé des toits en feu. Heureusement, la rareté du bois faisait que les constructions étaient toutes en pierre et qu’on utilisait plus la voûte que la charpente pour les toitures.
Il semblait que l’arsenal ait échappé à l’émeute, mais la porte d’un entrepôt proche avait été enfoncée et quelques volutes de fumée filtraient du toit.
L’Extase s’approcha d’une tour d’amarrage et l’on lança de loin un filin dans l’un des crochets de son sommet, mais Carvil plaça un Gabier muni d’une hache près du cordage avec ordre d’être prêt à rompre l’amarre à la première alerte.
Ensuite, il interrogea le sol par l’intermédiaire d’un Signaleur.
Tout était calme, le rassura-t-on. Mais ce qui le rassura vraiment – paradoxalement, car c’était signe que le calme n’était pas garanti, mais aussi qu’on ne voulait pas le faire tomber dans un piège –, fut qu’on déconseillait à l’Extase de se poser, sauf en cas d’absolue nécessité.
Il fit descendre la plate-forme de quelques mètres jusqu’à hauteur du sommet de la tour et une passerelle de bois franchit les quelques mètres de vide qui le séparaient de la coque, tandis qu’on assurait la position du navire par trois autres câbles.
On pouvait descendre à terre, mais comme ce n’était pas une escale normale jusqu’à preuve du contraire, Carvil ordonna une surveillance permanente des abords et fit reporter le déchargement jusqu’à ce qu’il soit pleinement rassuré sur les conditions au sol.
*
* *
Jobig était de l’expédition. Avec une liste détaillée de tout ce qu’il lui fallait. Les labos avaient beaucoup travaillé pour transformer les récentes récoltes et certains produits de base menaçaient de faire défaut. Ou d’autres, moins utilisés, mais dont il avait besoin pour ses expériences. Et Carvil avait appris à laisser faire le Scientiste, sachant qu’en fin de compte le navire tirerait profit d’une manière ou d’une autre de ces recherches.
Ce fut Jobig qui eut l’idée d’emmener quatre nautes avec eux. Trois anciens terriens et un Gabier provenant de la Vindicte. Ils avaient la particularité de mesurer tous plus de six pieds et d’être presque aussi larges que hauts. Ce n’étaient pas des bagarreurs, peut-être parce que rares étaient ceux qui avaient osé les défier.
Au bout de quelques pas, ils se félicitèrent de cette escorte : malgré les affirmations de la capitainerie, les rues de Montfort n’étaient pas vraiment sûres et ils assistèrent à deux ou trois accrochages entre des patrouilles de la Garde Bourgeoise et des gens qui voulaient se diriger vers les entrepôts. Des gens de la ville mélangés à ceux des villages, des gens qui hurlaient qu’ils avaient faim, qu’ils avaient peur et voulaient embarquer. Ils croisèrent aussi un petit groupe de pillards, à en croire leurs bras chargés d’un butin hétéroclite où se mêlaient vêtements, bibelots et bocaux de fruits ou légumes séchés. On les regarda d’un œil torve et quelqu’un fit même deux pas dans leur direction, puis reprit son chemin en constatant que les quatre malabars se mettaient en ligne et levaient des poings gros comme une tête d’homme adulte.
Ils durent faire un détour, la rue menant à la capitainerie et au Conseil de la Navigation étant barrée par une maison qui s’était effondrée. Carvil se demanda si c’était uniquement dû à l’émeute de la nuit ou à quelque secousse tellurique.
Autour de la capitainerie, le calme régnait, et des groupes de citoyens dégageaient les rues sous la surveillance de quelques gardes, les plus âgés, suant et soufflant dans des uniformes qu’ils n’avaient probablement plus portés depuis des années.
— Maître Meldel, le Noë du vaisseau qui vient d’arriver, fit un garde qui servait d’huissier.
— Ah, les gens de l’Extase ! fit en les voyant arriver quelqu’un qui semblait important, ou s’en donnait le comportement et l’apparence. Je vais envoyer une équipe pour décharger tout ce que vous avez à bord.
— Vous avez déjà convenu d’un prix avec mes gens ? demanda Carvil.
L’étonnement qu’il avait ressenti se transforma soudain en méfiance, sentiment confirmé par les paroles suivantes de son interlocuteur, qu’il n’avait jamais rencontré auparavant.
— Le Conseil Bourgeois a supprimé les crédits d’heures. Le temps n’est plus à l’égoïsme ni au mercantilisme. Les plates-formes et tout ce qu’elles transportent appartient à la communauté.
L’homme avait parlé d’une façon un peu saccadée, comme s’il s’efforçait de répéter mot à mot des phrases apprises par cœur peu de temps auparavant.
D’une certaine manière, Carvil se devait d’approuver. L’ancien mode de vie disparaissait lentement et ce qu’il en restait ne résisterait pas longtemps aux nouveaux maux nés de l’approche d’Octa. Mais il y avait quelque chose de trop déplaisant dans la manière dont on s’adressait à lui – et, à travers lui, à tout son équipage –, pour qu’il puisse marquer aisément son accord.
— Nous ne sommes pas soumis aux ordres du Conseil Bourgeois, fit-il remarquer.
— Mais vous êtes à terre, dit l’homme avec une lueur moqueuse dans le regard.
Derrière lui, deux gardes firent un pas en avant, faisant sonner leurs bottes sur le carrelage. Carvil fit comme s’il n’avait rien vu.
— L’Extase n’est pas à terre. Et elle peut se passer de moi. Je ne suis que Pilote. Un pilote boiteux, de surcroît.
Et à son tour, il appuya sa phrase d’un sec claquement de son pilon sur le sol.
— Je croyais que vous étiez le Noë… J’avais entendu dire que…
L’homme était désarçonné. Carvil en profita pour pousser son avantage tout en détournant la conversation :
— Deux membres de notre équipage sont venus en ville hier soir. Nous sommes très inquiets à leur sujet. Beaucoup des nôtres voulaient se lancer à leur recherche, il a fallu les calmer… Vous savez comment peut se comporter un équipage enragé composé de gaillards comme ceux-là…
Il indiqua d’un geste les quatre colosses qui se trouvaient deux pas derrière lui.
— Je vais les faire rechercher immédiatement, fit son interlocuteur.
Il appela l’un des gardes et demanda à Carvil de fournir le nom et le signalement des disparus. Le fait d’avoir pu parler sur un ton d’autorité l’avait presque remis d’aplomb et lorsqu’il ramena son attention à Carvil ce fut presque sur le même ton qu’au départ, même s’il donnait quelques explications ou justifications à son attitude :
— Nous avons réussi à lancer onze plate-formes depuis que le Conseil des Scientistes a pris conscience du péril que représente Octa, et quatre autres seront achevées d’ici une semaine. Au début, tout s’est bien passé : les gens ne prenaient pas véritablement conscience du danger tandis que les ouvriers de l’arsenal accueillaient ce travail supplémentaire comme une aubaine. En outre, les entrepôts disposaient de tout le matériel nécessaire. Maintenant, les stocks s’épuisent – on manque de bois, notamment – et Octa fait monter le niveau de la Dévoreuse un peu plus chaque fois qu’elle passe au-dessus de Grande Terre. Il s’en faut encore de beaucoup avant qu’elle atteigne les falaises les plus basses, mais une fois que la peur s’installe, la panique n’est pas loin. La preuve, ce qui s’est passé hier… Il y avait eu d’autres incidents, mais c’est le plus grave. Le Conseil Bourgeois a décidé de réquisitionner tout ce qui pouvait servir à construire de nouveaux navires et les vivres aussi. Et pourquoi payer en crédits d’heures qui ne pourront jamais être remboursés ? (Il fixa un instant Carvil en silence.) Faites décharger sans incident, car si l’on apprenait qu’un navire refuse de participer à l’effort, je crains des destructions pires que celles de cette nuit.
— Et si nous déchargeons, vous pourrez contrôler ce qui se passera au sol ?
L’homme pâlit un peu. Il jeta un coup d’œil aux deux gardes derrière lui, qui s’étaient relâchés et somnolaient appuyés à leurs piques.
— Ils n’ont pas dormi de la nuit, et déjà depuis plusieurs jours, ils patrouillent les rues après leur journée de travail normale, dans leurs échoppes, leurs ateliers ou leurs bureaux. Et il faut être Bourgeois, avoir pignon sur rue, payer la dîme pour entrer dans la Garde. Autant dire que tous ont passé les trente cycles… ou presque ! Mais je crois qu’ils pourront tenir les portes de l’arsenal. Il le faut, d’ailleurs. Sans ça, à quoi bon continuer ?
— Vous connaissez les meneurs ? demanda Carvil qui venait d’avoir une idée.
— Plus ou moins. Il suffit d’aller au Gros Tonneau… Un endroit où nous ne nous risquons plus.
— Nous avons allégé l’Extase de plusieurs dizaines de ballots, sur la lande, au nord-ouest d’ici. Des produits utiles, mais pas le plus précieux de la cargaison. S’ils l’apprenaient…
— … Ils y courraient ! fit l’interlocuteur de Carvil qui n’était manifestement pas un imbécile.
Un sourire rusé se dessina sur ses traits tirés.
— Je crois qu’on peut arranger cela, mais il faut bien coordonner les mouvements.
— Holà ! Un instant ! Nous pourrons décharger notre récolte – et elle n’est pas négligeable, je vous le garantis – mais pas gratuitement.
— Je peux vous signer un bon. Que voulez-vous ? Dix mille heures, cent mille ? Pourquoi pas un million, j’aime les comptes ronds ! Les crédits n’auront plus la moindre valeur d’ici quelques mois, et même maintenant ils ne permettent d’acquérir que ce dont les gens veulent bien se passer. Un de mes voisins vient de vendre la charpente de sa maison pour deux cent mille ou pour une place à bord de la prochaine plate-forme pour lui, sa femme et leurs deux enfants. Il l’avait payée trois mille !
— Nous ne voulons pas de crédits. Nos Scientistes ont besoin de certaines matières. Voyons si les entrepôts de l’arsenal peuvent les fournir…
L’homme grimaça, mais Carvil comprit qu’il avait renoncé à ses projets de réquisition – un vol pur et simple – et que Jobig pourrait probablement obtenir une partie de ce dont il avait besoin.
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Trois autres plate-formes étaient arrivées à Montfort après l’Extase, et pour elles aussi la récolte avait été bonne. Il y avait maintenant abondance de matières premières et le calme était revenu dans la ville. Ce n’était probablement qu’un sursis avant une nouvelle vague de panique, mais la vie retrouvait son cours normal. Y compris pour les deux disparus qui avaient seulement passé une nuit dans la prison locale, car nul dans la Garde ne les connaissait et on avait donc supposé qu’ils venaient de l’un des villages ayant fourni les plus gros contingents d’émeutiers.
Sornia avait profité de la présence du navire dans le port le mieux équipé de tout Aqualia, pour faire réaliser un certain nombre d’aménagements. Constatant la richesse de la cargaison de l’Extase, le délégué du Conseil Bourgeois avait accepté, non sans grimacer, de lui donner un tour prioritaire, et Carvil, de son côté, avait marqué son accord à condition que les travaux puissent se faire sur l’air. Elle le lui garantit, à l’exception d’une phase de quelques heures seulement et il céda. Le détail de ce que Sornia voulait lui parut quelque peu insolite, mais il la laissa maîtresse de l’ouvrage, se réservant de l’examiner lorsqu’il serait terminé.
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À la fin de l’hebdomade, les travaux étaient presque terminés lorsqu’on signala l’approche de deux plates-formes lourdement chargées. Carvil les observa pendant les deux longues heures que prit leur approche. Il ne tarda pas à reconnaître deux des vieux navires qui – trop anciens pour se lancer dans des missions d’exploitation de la Dévoreuse – tiraient leurs derniers cycles à faire la navette entre les Terres.
Il déchiffra les messages échangés entre les nouveaux venus et le port presque aussi rapidement que le Signaleur qu’il avait fait appeler sur le pont.
« Lointaine et Aventureuse, venant de Petite Terre. Nous sommes les derniers vaisseaux à avoir quitté le port. Petite Terre est maintenant recouverte à chaque marée. »