CHAPITRE V

Ils avaient espéré voir l’Extase les atteindre avant la tombée de la nuit, mais la journée s’était révélée trop courte pour cela, ou les vents défavorables. Carvil ne s’était pas inquiété, ce ne serait qu’une question d’heures le lendemain : on voyait les lanternes de la barre depuis le sommet de l’épave et ils n’étaient donc pas perdus.

Si à long terme la situation n’était pas inquiétante, pour les quelques heures à venir, elle ne serait pas des plus confortables. Mais en rentrant dans la coque, ils seraient à l’abri du vent qui continuait à souffler par bourrasques irrégulières, et à condition d’aller assez loin de l’ouverture pratiquée lors de la découverte du navire de fer, on trouvait une température au moins nettement plus clémente que le gel profond qui régnait dehors.

Il redescendit prudemment tout en revivant les événements des dernières heures.

« Carvil, c’est un des tiens ! Et il est mal en point. »

Myriam était venue à sa rencontre et l’avait aidé à arrimer l’aile à un bloc de glace pour que le vent ne l’emporte pas, puis ils avaient fait de même avec la sienne avant de s’occuper de l’homme qui leur avait fait signe. Celui-ci avait réussi à se redresser et à ramper jusqu’à l’épave, à laquelle il s’était adossé.

S’approchant, Carvil reconnut indistinctement le visage, mais il lui fallut un moment avant de mettre un nom dessus. Et pourtant… « Judd ! » s’écria-t-il en reconnaissant enfin son neveu. Car c’était bien lui, mais méconnaissable. Il portait une barbe longue de plusieurs centimètres qui lui mangeait un visage hâve et maigre dans lequel brillaient deux yeux fiévreux qui ne semblaient plus voir grand-chose.

L’effort de se lever et de les appeler avait été trop dur pour lui, et ils ne purent obtenir aucun renseignement, sinon de vagues balbutiements, où il était question de froid, de faim et de pirates… Il ne pesait pas lourd, mais ce ne fut pourtant pas une mince affaire de le hisser jusqu’à mi-hauteur de la coque, là où celle-ci avait été percée à grand-peine lorsqu’ils avaient découvert ce qu’ils avaient appelé au début l’île de fer.

Quand l’Extase avait été attaquée par les pirates, Carvil logeait depuis plusieurs jours à bord de l’épave et dans leur départ précipité, lui et Jobig y avaient abandonné quelques couvertures, deux matelas et divers objets. Judd devait être trop faible pour atteindre l’endroit lorsqu’il y était revenu, car il s’était installé tout près de l’entrée, se confectionnant une sorte de nid à l’aide de lambeaux de tissu récupérés dans les cabines les plus proches. Il avait cependant eu la ressource de fouiller autour de lui et avait découvert quelques provisions, des boîtes de conserve, que le froid avait préservées depuis Dieu seul savait combien de temps. Mais cette maigre pitance devait être épuisée depuis plusieurs jours, à voir son état de faiblesse. Carvil décida de le transporter dans la cabine qu’il avait occupée avec Jobig. Elle était plus loin de l’entrée, et ils se seraient volontiers passés de cet effort supplémentaire, mais elle était, grâce à cela, mieux isolée du froid, et dans l’état où se trouvait Judd, c’était primordial. Il y avait sur place un petit réchaud à huile permettant de réchauffer un peu de thé. Il ne donnait pas beaucoup de chaleur, mais une fois la pièce close, on pouvait presque oublier la glace qui les entourait de partout.

Laissant Myriam s’occuper de son neveu, Carvil partit dans les couloirs. Si Judd avait trouvé de quoi manger, peut-être pourrait-il lui aussi découvrir de quoi se sustenter. Il renonça cependant assez vite, faute d’éclairage. Heureusement, Myriam avait quelques biscuits, et ils s’en contentèrent.

*
*   *

À trois dans l’étroite cabine, le sommeil fut long à venir, malgré la fatigue. Il y avait le froid, la respiration sifflante de Judd, parfois troublée de grognements ou de gémissements, et, pour Carvil, la présence tiède de Myriam qui, dans son sommeil, se blottissait tout contre lui.

Il était Carvil le Pilote, Carvil-le-Plongeur, celui dont l’audace faisait frémir tout l’équipage sauf les Pilotes, et peut-être même eux aussi. Et pas seulement l’équipage de l’Extase, mais aussi ceux de la Découverte, de l’Extravagante et de quelques autres plates-formes qui l’avaient affronté dans ces joutes traditionnelles lorsque deux vaisseaux se rencontraient au-dessus de la Dévoreuse.

Il avait seize cycles, dix-huit, vingt, et il n’était pas pressé de fonder une famille. Il avait le choix : le Plongeur les séduisait toutes, les fascinait si facilement, avec ce parfum de danger, cette odeur prenante de mort qui l’entourait. Il ne terminait jamais seul les soirées qui suivaient les joutes et cherchait constamment à se dépasser, à faire quelque chose de plus audacieux, de plus dangereux que les autres, moins pour avoir une chance de séduire, que pour récompenser à l’avance l’élue de la soirée qui pourrait dire : « J’ai tenu le Plongeur dans mes bras, et il a plongé en moi ! »

Puis il y avait eu cette nuit, qu’il avait terminée seul. Moins que seul, puisqu’il n’était plus entier.

Il lui avait fallu des mois pour penser à nouveau à une femme et deux cycles peut-être pour en approcher une. Et ce n’était plus avec l’idée d’une famille, mais seulement parce que son corps s’était remis plus vite de l’accident que son esprit qui en restait malade, amoindri au point de refuser l’avenir.

Maintenant, il était redevenu le Pilote, en même temps que le Plongeur, et cela ne s’était pas produit dans une joute amicale, car il y avait eu Aqualia comme enjeu. Maintenant, son âme était aussi guérie que son corps. Mieux peut-être, car sa jambe ne lui reviendrait jamais.

Cette nuit-là, il rêva que Myriam – ou une autre, le visage restait indistinct, seul comptait le corps tiède – était contre lui, et qu’il n’y avait pas quatre ou cinq épaisseurs de vêtements entre eux

Il se dégagea aussi doucement qu’il put des bras de Myriam qui s’étaient refermés autour de lui et jeta un regard à Judd. Celui-ci n’était ni mieux, ni plus mal que la veille. Le réchaud brûlait toujours, mais la réserve d’huile s’épuisait. Heureusement qu’ils n’en avaient plus que pour quelques heures : le jour commençait à se lever et la lueur grisâtre de l’aube apparaissait faiblement au bout du couloir.

Carvil émergea dans l’air glacial du matin en frissonnant et entama aussitôt l’ascension de la coque renversée. La vue de l’Extase toujours amarrée lui réchauffa le cœur. D’ici peu de temps ils seraient à bord.

Au-dessus de la banquise, avec le gel permanent, l’air était parfaitement clair et il distinguait tous les détails malgré la distance. Il vit donc le navire frémir lorsque les Coupeurs descendirent dégager les câbles d’amarrage et l’Extase commencer à dériver lentement dès qu’elle se fut libérée de ses entraves. Ce n’était plus qu’une question de temps avant de trouver un courant portant dans la bonne direction…

La plate-forme monta lentement, hésitant de gauche à droite au gré des courants contradictoires. Le temps passait et Carvil commençait à sentir le froid pénétrer ses vêtements quand, enfin l’Extase parut se rapprocher. À ce moment, elle avait bien perdu un kil par rapport à la position occupée durant la nuit.

Malgré la certitude qui ne l’avait jamais quitté de voir arriver son navire, avec le confort pour lui et Myriam et des soins adéquats pour son neveu, Carvil éprouva un profond soulagement… qui ne dura que quelques instants.

Des pointus ! Deux navires pirates venaient de surgir sur la gauche, émergeant d’un des derniers bancs de brume qui devaient flotter au-dessus de l’un des rares chenaux d’eau libre créés par les ruptures dans la banquise. Et un troisième surgit d’en haut. Il avait été si loin que Carvil ne l’avait pas aperçu jusqu’alors, mais il descendait à une vitesse folle.

— Attention ! Là-haut ! se surprit-il à hurler inutilement.

À bord de l’Extase, heureusement, on devait avoir perçu le danger, et probablement depuis plusieurs minutes. Comme le navire se rapprochait de l’épave, il pouvait maintenant distinguer les minuscules silhouettes des Gabiers qui envahissaient les cordages et prenaient position sur la passerelle supérieure. À titre d’avertissement, plusieurs projectiles enflammés jaillirent dans l’air, lancés par les catapultes ou les frondiers. Ce n’étaient que des coups de semonce, car la distance entre les trois pointus et la plate-forme était encore bien trop grande, mais les pirates reçurent le message. Le vaisseau qui plongeait ralentit sa descente et s’écarta quelque peu sur la gauche pour ne pas arriver à portée des artificiers de l’Extase, tandis que les deux autres cessèrent de s’en approcher.

Ils ne renonçaient cependant pas au combat, se contentant d’attendre une occasion plus favorable.

L’Extase se trouvait à ce moment dans une zone de calme, quasi immobile par rapport à l’épave. Téric devait s’interroger sur la tactique à suivre. Tout à coup Carvil vit la couronne inférieure, qui comportait douze ballonnets se garnir de six enveloppes de toile supplémentaires gonflant à vue d’œil. Il y avait du Sornia là-dessous… Ou plutôt là au-dessus, car le cubage d’hélium supplémentaire assurant une portance nettement plus grande au navire, celui-ci se mit à grimper avec aisance, distançant momentanément les pointus.

Ceux-ci ayant une enveloppe rigide, il ne devait pas leur être aussi facile de monter, et peut-être étaient-ils limités dans l’altitude qu’ils pouvaient atteindre. C’était ce qu’avait dû penser Sornia, qui savait le navire trop lent pour tenter de prendre la fuite en vol horizontal.

C’était peut-être le salut de l’Extase, mais c’était aussi la condamnation de Judd. Carvil songea un instant à Myriam, puis à lui-même. Ils n’étaient pas malades et pourraient tenir quelques jours sans nourriture, laissant à l’Extase le temps de revenir.

L’ascension faisait traverser des courants en sens divers à la plate-forme, et tout en s’éloignant de la glace, elle se rapprochait de la verticale de l’épave. Tout à coup une véritable trombe d’eau jaillit de sa coque, se transformant en une pluie de grêlons sous l’influence du froid extrêmement vif qui devait régner là-haut. Cette fois, Sornia jouait son va-tout, vidangeant probablement l’essentiel des réservoirs d’eau.

Le navire sembla bondir vers le ciel, laissant presque les pointus sur place. Carvil poussa un soupir de soulagement, le navire et son équipage passaient avant Judd, Myriam et lui-même.

Puis il vit, mêlés à la pluie des grêlons qui s’éparpillaient – et donc probablement invisibles depuis le pont des pointus –, trois taches noires. Encore du lest ? Ce n’était pas sûr. Il ne voyait pas de quoi il pourrait s’agir.

Quand les taches arrivèrent plus bas, il repéra les longues banderoles qui flottaient au-dessus d’elles et comprit qu’on ne les avait pas oubliés, malgré l’urgence des manœuvres d’échappement. Il faudrait marcher – des heures peut-être car le lancer n’avait pas été très précis –, pour récupérer ce que l’Extase leur envoyait.