CHAPITRE III

Il était sur l’air. Un geste inutile, puisque l’Extase venait juste de prendre son envol et se trouvait encore au-dessus de Gossaily. Et il n’était même pas sûr qu’en bas, à bord de Jumelle Un encore en chantier, l’ancien Noë pouvait le voir. Mais il avait eu ce prétexte, et tout était bon pour sentir à nouveau les courants violents coulisser sur sa peau et se prendre dans la toile pour la porter, la soulever ou tenter de la retourner… si ses réflexes n’y mettaient pas bon ordre. Autour de lui, les autres deltas – une seule escadrille – que le navire avait pu mettre sur l’air, jouaient aussi dans le vent chargé de poussière noire. Marga était à sa droite, mais c’était à gauche que ses regards se portaient le plus souvent, même s’il tentait de s’en défendre. Contrairement au souhait de Sornia qui avait dû se contenter de trois Gabiers, et même de Jobig, qui aurait voulu obtenir plus que deux apprentis Scientistes, il avait choisi une Pilote pour compléter l’effectif que devait leur donner la Vindicte. Il n’avait jamais oublié Myriam, qui avait été la messagère du piège tendu à Ponik et Vahalk, mais lui avait accordé le bénéfice du doute : elle ignorait peut-être à ce moment les traîtresses intentions de son propre Noë.

L’homme de barre choisit un courant faible qui poussait le navire vers l’ouest. Les deltas, qui avaient pu grimper bien plus haut, n’eurent aucun mal à le suivre. Cette route était comme un défi, car elle les emmenait droit vers le volcan. L’éruption s’y poursuivait, un peu plus calme depuis quelques heures, mais nul n’osait espérer un retour rapide à la normale.

Ils sentirent la chaleur qui montait de la lave coagulant sur les pentes un instant avant que l’air ascendant ne gonfle les fragiles ailes de toile. En quelques instants, ils avaient gagné des dizaines de mètres, sans devoir spiraler pour rester dans le trou d’air ascendant comme au-dessus d’une soufflante. L’Extase s’éloignait d’autant plus d’eux qu’elle perdait de la négativité dans cet air surchauffé. Un instant, Carvil fut tenté de hurler des ordres, mais en dessous, on entendait les mots qu’il n’avait pas prononcés. Il vit la toile des ballonnets se tendre sous la poussée de l’hélium pour gagner de la portance.

Ils survolèrent l’œil rouge du volcan, spectacle que nul être humain n’avait contemplé. D’autres les imiteraient dans les jours suivants, et ce n’était pas un vrai exploit, tout au plus une anecdote à ajouter à celles qu’il avait vécues comme Pilote et il frémit malgré la chaleur. Cette mer de lave, si petite que d’ici on aurait seulement dit un gros crachat, était bien plus dangereuse que la Dévoreuse. Non seulement on ne pouvait espérer y survivre si on y tombait, mais cet œil rouge faisait penser à celui d’un monstre qui les guettait du fond de son puits, prêt à absorber toute la vie d’Aqualia.

Ce n’était qu’une image, mais le pire est qu’elle pouvait fort bien se réaliser au cours du cycle et des quelques jours qu’il restait avant qu’Octa ne passe au plus près d’Aqualia.

Il sentit tout à coup le vent glacé de l’altitude lui brûler la peau. Ils étaient sortis de la soufflante du volcan et allaient redescendre. Il regarda les deltas décrocher les uns après les autres pour plonger vers l’Extase qui, portée par son gaz supplémentaire, gagnait rapidement de l’altitude. Marga, qui jouait quelque peu les chefs d’escadrille avec ses nombreuses heures de vol, distribuait à petits coups d’ailes les ordres de descente. Ses appels se firent tout à coup plus insistants. Carvil comprit que ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait, mais à Myriam. Et que celle-ci ne voulait rien comprendre et s’obstinait à s’accrocher à l’air pour rester au moins au même niveau que celui qu’elle avait connu comme l’Apponteur boiteux.

Ils volaient en spirale, perdant lentement de l’altitude, tandis que la plate-forme, poussée par un vent régulier, regagnait régulièrement sur eux. Bientôt elle serait juste en dessous, puis les dépasserait. Il n’était pas impossible de regagner le bord dans ces conditions, mais c’était plus risqué et plus fatigant. Et si l’on échouait, si l’on plongeait sous le navire, il n’y avait plus que la Dévoreuse. À moins d’avoir la chance de rencontrer une vraie soufflante…

Carvil se décida à battre des ailes lui-même. Et cette fois ce fut Marga qui fit comme si elle ne comprenait pas ! Il fallut qu’il vire vers elle et passe à moins de dix mètres en lui hurlant de descendre pour qu’elle se décide à obéir, avec une vilaine grimace sur le visage. Elle n’avait pas plus tôt entamé sa plongée que Myriam la suivait, se contentant de cette espèce de victoire de prestige.

En descendant à son tour, Carvil se dit qu’il faudrait mettre bon ordre dans cet affrontement discret des deux Pilotes. Il ne serait pas toujours sur l’air en même temps qu’elles pour trancher. Puis, il se demanda quelle mouche l’avait piqué lorsqu’il avait décidé que Myriam ferait partie du renfort d’équipage que devait fournir la Vindicte…

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Viaiville n’avait été qu’un petit village isolé sur les pentes du volcan à cinq kils de Gossaily. Une communauté qui vivait essentiellement de l’élevage de chèvres sur les coteaux abrupts laissés par des traînées de lave. Ils cultivaient aussi un peu de vigne et des légumes sur de petits champs serrés retenus en terrasses par des murets de cailloux. Carvil n’y était jamais allé, mais il se souvenait vaguement de la région pour l’avoir plus d’une fois survolée. Les habitants étaient un peu plus d’une centaine, et l’Extase atteignait presque la limite d’habitabilité, car il y avait maintenant une vingtaine de personnes de plus que n’en comportait l’équipage primitif. Les nautes, qui avaient profité de la période où ils étaient peu nombreux pour s’octroyer des quartiers plus spacieux en supprimant quelques cloisons, les avaient rétablies durant les derniers jours. Ils n’étaient guère plus heureux de devoir ainsi partager leur espace vital, que les terriens ne l’étaient de se voir obligés d’abandonner leurs champs et leurs maisons de pierre pour se risquer sur une frêle plate-forme au-dessus de la Dévoreuse. Pourtant, ils n’étaient probablement que les premiers à subir ce sort, car si tout allait bien, si les arsenaux pouvaient travailler à plein rendement pendant le court cycle précédant l’arrivée d’Octa, toute la population d’Aqualia serait sur l’air. Ils n’étaient donc que des pionniers, mais ça ne rendait personne plus heureux d’en avoir conscience…

Au départ, les terriens avaient eu tendance à rester groupés au sein de leur communauté, plus par peur de l’inconnu, ou sous le choc d’avoir tout perdu en quelques jours que par mépris des aériens dont ils ignoraient presque totalement le genre de vie. Dans leur village, ils avaient eu beaucoup moins de contacts avec les gens des plates-formes que les habitants de Gossaily qui, eux, recevaient régulièrement les équipages faisant relâche à l’arsenal. Ils restaient groupés par familles, pestant tout bas contre l’exiguïté des cabines qu’on leur avait attribuées. Les enfants se serraient dans les jupes de leur mère, les hommes se réunissaient du côté de la poupe, assis sur les traverses des casiers à tapis, comme ils avaient l’habitude de le faire sur les blocs de lave qui ornaient la petite place de Viaiville.

Au village, c’était l’occasion de boire un verre et de bavarder tranquillement, récompense d’une dure journée de travail. Ici, c’était l’occasion de remuer sans fin de tristes souvenirs et de s’inquiéter pour l’avenir. Et, au lieu de retrouver leurs familles avec la satisfaction du devoir accompli après une heure ou deux de conversations délassantes, ils avaient tendance à repousser le plus longtemps ces retrouvailles, qui leur rappelaient le drame vécu mais surtout leur inutilité.

C’était une situation qui ne pouvait pas durer. L’équipage réduit de l’Extase était absolument nécessaire à la manœuvre du navire et ne pouvait en outre prendre en charge des bouches inutiles. Ce n’était pas une question de nourriture, le Conseil avait veillé à approvisionner le vaisseau pour une croisière de plusieurs mois…, presque assez pour tenir jusqu’après le passage d’Octa. Il leur faudrait trouver un tapis à exploiter pour aller au-delà, et Carvil songeait déjà qu’ils devraient probablement recourir à nouveau à la chasse, cette notion étrange qui faisait des monstres de la Dévoreuse une source de ravitaillement pour les hommes, alors que depuis des siècles c’était l’inverse qui avait été de règle, hélas.

Mais, pour l’instant, il fallait songer au long voyage vers le nord. La plate-forme naviguait souvent en altitude, pour profiter des courants favorables qu’elle y trouvait, mais parfois ceux-ci couraient à quelques centaines de mètres des flots. Les deltas sortaient rarement pour leurs longues reconnaissances habituelles, même si Carvil insistait pour qu’un jour sur deux on donne aux Pilotes l’occasion de s’entraîner quelques heures.

Ces sorties furent une première occasion d’intégration : les Lanceurs manquaient à bord, et Myriam – qui se sentait presque aussi étrangère à bord que les terriens – eut l’idée de recruter quelques adolescents et de les entraîner au lancer. Comme Marga s’en offusquait – « les terriens n’étaient pas membres de la guilde », disait-elle, mais c’était plus probablement parce que l’initiative venait de Myriam – Téric lui fit remarquer qu’il allait, lui, chercher quelques hommes pour aider sa petite équipe dans les haubans… « Et foin de tes traditions ! C’est le passé et notre monde change, ma vieille ! »

Carvil avait le même sentiment, et fut heureux de ne pas avoir à intervenir.

Un peu plus tard, comme il passait saluer Tobie, il découvrit celui-ci, entouré d’un groupe d’enfants de cinq ou six cycles. De sa voix chevrotante, il leur racontait des histoires incroyables… pour eux, mais lui les avait vécues, sur la glace, ou à bord des pointus dans sa jeunesse. Carvil resta un moment à écouter, puis préféra s’éclipser quand il entendit Tobie raconter l’aventure du Plongeur boiteux. C’était une histoire qu’il connaissait trop bien et si le souvenir de l’accident n’était plus aussi douloureux que dans le passé, il n’avait aucune envie de le revivre, même si c’était Tobie qui en parlait comme d’un fait de légende. Ces enfants, qui connaissaient son pilon, feraient-ils la liaison ? En lui-même il espérait que non, et qu’ils en retiendraient seulement une leçon de prudence.

Ces rapprochements ne touchaient cependant que quelques jeunes, ou quelques adultes plus aventureux que les autres. Il fallait autre chose pour que les anciens aériens et les nouveaux commencent à former une communauté unie. Et c’était plus que nécessaire, indispensable ! Pas seulement pour la manœuvre de l’Extase, mais pour éviter les tensions, les conflits, qui apparaîtraient soit au moment où les conditions climatiques se feraient plus rigoureuses, soit s’il fallait en venir à se serrer la ceinture…

Les six transfuges de la Vindicte posaient, en fin de compte, moins de problèmes – à l’exception de la rivalité entre Marga et Myriam –, car ce n’étaient que de simples nautes, qui n’avaient pas eu de responsabilité directe dans ce qui s’était passé entre les navires. En outre, l’opposition latente entre les gens de Viaiville et l’équipage d’origine les avait dès le départ jetés pour ainsi dire dans les bras de leurs collègues aériens. Maintenant qu’elle avait – fort heureusement – tendance à s’estomper, ils étaient déjà presque totalement intégrés.

Carvil songeait au moyen à utiliser pour faire fusionner les deux groupes, quand un delta qui était de sortie agita les ailes d’une manière caractéristique. Son Pilote avait aperçu un tapis – un beau tapis, à en croire l’amplitude des signaux – et par habitude le signalait à sa plate-forme, même si jusqu’à présent on n’avait pas interrompu le voyage pour exploiter les quelques gisements d’algues découverts en chemin.

— Rappelez les deltas, dit-il. Nous descendrons dès que nous saurons où se trouve ce tapis.

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D’une certaine manière, la situation avait empiré à bord. Le tapis, débité en charges que pouvaient remonter les nacelles, ne cessait de s’accumuler sur le pont qui n’était plus un espace de promenade, mais une véritable jungle, parcourue de petits animaux encore vivants. Jadis, on les aurait rejetés avec dégoût. L’expérience du grand nord aidant, on les gardait pour voir s’ils se révéleraient comestibles…

Les Coupeurs avaient eu de l’aide. Hésitante au début, et parfois ils auraient préféré s’en passer, car ils avaient perdu bien du temps à aider les novices à circuler sur la grande île flottante en évitant de s’enfoncer entre les branches. Mais quelques terriens avaient vite appris à se débrouiller pour rendre de réels services. D’autres avaient prêté la force de leurs bras pour treuiller les nacelles lourdement chargées, ce qui était une tâche sans gloire mais indispensable. Encore que… Jobig avait eu l’idée de profiter du vent régulier qui tendait les câbles d’amarrage pour faire tourner les grandes hélices et brancher sur leurs axes un système de traction. Ce n’était pas parfait, il fallait encore y ajouter la force humaine, mais deux hommes suffisaient maintenant là où il en fallait traditionnellement six.

Peu à peu les casiers de tri s’emplissaient. Les longues feuilles souples d’un côté, les petites branches d’un autre, les plus grosses par là… Les débris de chitine, les quartiers de roc pris dans les racines, les radicelles, tout ou presque était utilisable dans un tapis. Mais il fallait du temps pour le débiter. Heureusement que les pirates, s’ils avaient enlevé les hommes, n’avaient pas pillé les ateliers. L’outillage était là, il suffisait d’apprendre à s’en servir.

Ils restèrent trois jours au-dessus du tapis. C’était du temps perdu pour le voyage, mais pas pour l’Extase. Quand les terriens ou les aériens, exténués, s’arrêtaient, ils pouvaient dormir du sommeil du juste, les muscles rompus par une saine fatigue, et non par la coutume qui veut que l’on se couche quand le soleil disparaît sous l’horizon. On n’avait plus le temps de geindre sur son sort ou de penser à ce qu’on avait perdu, le tapis devait être mis en exploitation au plus vite, et ses parties les plus périssables traitées avant qu’elles n’entrent en décomposition.

Dans cette activité forcenée, Carvil se sentait un peu inutile. Mais avec son pilon, il n’était pas question de descendre sur le tapis. L’idée folle l’en avait saisi, mais après un timide essai accompagné d’une lourde chute, il évitait maintenant le pont gluant, se partageant entre la passerelle de barre, la basse passerelle circulaire d’observation et sa cabine. Il allait aussi parfois jeter un coup d’œil chez les Scientistes, mais c’est à peine si Jobig le saluait d’un air harassé. Eux aussi avaient trop à faire, testant les matières inconnues qu’on découvrait au hasard de la coupe et fournissant par pleins bocaux les produits de séchage ou de tannage nécessaires à la conservation des feuilles.

Peu avant le soir du troisième jour, Sornia s’extirpa des casiers où elle travaillait comme les autres pour faire une rapide tournée d’inspection. Elle vint ensuite trouver le Pilote boiteux.

— C’est dommage, c’est un tapis magnifique, mais je crois que nous devrions maintenant l’abandonner.

Carvil l’interrogea d’un simple haussement des sourcils.

— Nous ne sommes pas encore à la charge maximum, mais j’ai déjà dû faire gonfler six ballonnets supplémentaires. Nous n’en avons plus que huit autres en réserve… Rappelles-toi ce qui nous est arrivé la dernière fois dans le nord.

— C’était un accident. Une attaque plutôt. La Vindicte, nous le savons maintenant…

— Je ne pensais pas à ça. Encore qu’il ne faut pas oublier les pirates… Non, souviens-toi de la glace sur les ballonnets et dans les cordages. En quelques heures nous avons perdu des tonnes de portance, sans compter le risque de déchirures. Je ne veux pas mettre le navire en danger.

C’était dit sur un ton calme, factuel. Carvil, même s’il ne portait pas le titre de Noë de l’Extase, en exerçait les prérogatives, qui avaient même été officialisées par le Conseil de la Navigation et la décision lui appartenait en principe. Mais quand un Premier Maintenancier faisait ce genre de commentaire, il était sage d’en tenir compte.

— Nous arrêterons au coucher du soleil. Mais n’en parle pas, je veux que tout se passe comme si nous devions continuer demain, dit-il.

Il avait ses raisons : d’habitude, quand on arrivait à la fin de l’exploitation d’un tapis, le rythme se relâchait, on négligeait certaines précautions à l’idée de la fête qui allait suivre et c’était le bon moment pour tous les accidents.

Il fit seulement appeler Téric, lui disant de sélectionner quelques Gabiers en leur ordonnant de prendre dès maintenant quelques heures de sommeil. Sornia n’avait pas eu besoin de lui pour faire de même avec ses Maintenanciers. Les autres guildes de vol, comme les Pilotes, les Lanceurs ou les Apponteurs, ne seraient pas nécessaires dès qu’ils se remettraient en route et pouvaient continuer à travailler sur la récolte.

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Cette nuit-là, il mit du temps à s’endormir. Les remarques de Sornia lui revenaient en tête. Et le vaisseau de fer, et Octa qui brillait de plus en plus intensément dans la nuit…

Il revoyait la Dévoreuse se ruer vers lui, et instinctivement repliait les jambes pour retarder le moment où elles y plongeraient. Non… Il ne repliait qu’une jambe. L’autre n’était qu’un bout de bois mort. Et la Dévoreuse s’écartait soudain, vaincue par la pression des ailes qui s’accrochaient à l’air. Il remontait maintenant.

Au loin, il découvrit la tache oblongue que faisait le vaisseau de fer sur la glace. Le vent le portait, il filait à belle vitesse, et pourtant le vaisseau de fer restait toujours aussi loin devant. Il plongea pour gagner de la vitesse. Il regagnait du terrain, et voyait que c’était vrai : le vaisseau de fer s’enfuyait.

Mais ce n’était pas le navire, cette forme oblongue, ce n’était qu’une ombre sur la glace. Il leva les yeux au ciel, par l’échancrure d’observation découpée dans la toile du delta, et découvrit le pointu

À ce moment son rêve s’estompa. Mais son sommeil n’en devint pas parfait pour autant…