CHAPITRE IV

— Des îles ! Des îles toutes blanches !

C’étaient les enfants qui couraient dans les coursives, appelant leurs parents. La brume dans laquelle l’Extase naviguait depuis trois jours venait enfin de se déchirer, et la Dévoreuse apparaissait à quelques centaines de mètres sous eux, mais sa surface était parsemée de ce qu’ils appelaient des « îles » et qui n’étaient que des icebergs.

— Ils sont plus nombreux que quand nous sommes revenus vers Grande Terre, fit remarquer Téric.

Instinctivement, Carvil leva les yeux au ciel, comme Jobig. Il y avait des nuages au-dessus d’eux, mais si le ciel avait été dégagé, on aurait pu maintenant, même en plein jour – et à condition de savoir où regarder – découvrir une petite tache plus brillante : Octa.

Un peu plus tard, Carvil parvint à prendre Jobig à part.

— Les icebergs, c’est l’influence d’Octa ? Déjà ?

— Je ne peux pas le jurer, mais ce n’est pas impossible. Des mouvements à peine perceptibles le long des falaises de Grande Terre, et qui ne mettent pas encore en péril les digues de Petite Terre peuvent suffire à rompre la glace là où elle est moins épaisse. Mais c’est peut-être un phénomène normal à la fin de l’été. Nous ne sommes venus qu’une seule fois dans ces latitudes, il ne faut pas tirer de conclusions hâtives d’une seule période d’observation…

Mais, malgré ces paroles prudentes et dignes d’un vrai Scientiste, Carvil sentait que Jobig était, tout comme lui, prêt à sauter sur la conclusion : Octa commençait ici aussi ses ravages, même s’ils étaient dans ces parages nordiques de peu de conséquences pour l’humanité.

— Et le vaisseau de fer ? Il est condamné, alors ?

— Je crois que c’est inévitable. Mais la glace était solide là-bas, et le fond très haut. Je pense – j’espère en fait, car on ne peut être sûr de rien – que nous aurons un certain temps devant nous pour en explorer encore quelques mystères.

Là, au bout de leur route se trouvait une richesse extraordinaire, si les Hommes Libres n’étaient pas revenus piller l’épave. Un trésor double : une masse de métal pur correspondant à tout ce que les mineurs pouvaient extraire des profondeurs de Grande Terre en plusieurs cycles. Ça n’était pas ce qui poussait d’abord Carvil et Jobig à revenir sur les lieux, même si cet aspect du trésor garantirait à l’Extase des dizaines de milliers de crédits d’heures. Car ce qui les intéressait en premier c’étaient les secrets du passé, les instruments ou les techniques de ces navigateurs préhistoriques. Ils avaient pu voir Aqualia depuis le ciel, ils avaient pu prévoir des siècles d’avance la catastrophe qui allait la frapper. Peut-être trouverait-on à bord de l’épave de fer comment sauver le monde, en dehors des efforts gigantesques faits pour mettre toute la population sur l’air.

Les icebergs se rapprochaient les uns des autres, et maintenant on suivait plutôt des yeux les chenaux toujours plus serrés entre les îles flottantes que les îles elles-mêmes. On avait sorti les vêtements les plus chauds des réserves, et personne ne souffrait particulièrement du froid, car cette fois l’équipage n’avait pas été pris par surprise. Dans les haubans, les Gabiers allaient sans cesse d’un ballonnet à l’autre, surveillant l’apparition de la glace mortelle, mais jusqu’à présent les rapports étaient tous rassurants : elle n’était apparue sur aucun ballonnet et ne s’accrochait à nul cordage. Il faut dire que le ciel était clair et qu’ils naviguaient assez haut pour ne pas entrer dans le brouillard qui avait tendance à monter de la Dévoreuse à l’aube ou au crépuscule.

Ils avaient quitté Terre-de-Feu depuis douze jours quand une Vigie signala un pointu. Il était fort éloigné, au point que tout d’abord ils ne surent pas qu’il s’agissait de l’un des petits ballons allongés des pirates. Ce n’était qu’une tache dans le ciel.

Il fallut attendre près d’une heure avant d’être sûr. À ce moment, tout le monde était prêt à bord de la plate-forme. Carvil ne croyait pas à un combat. Les pointus étaient beaucoup plus maniables et rapides que l’Extase, mais à moins de disposer d’armes inconnues, les pirates n’avaient aucun moyen de prendre le navire à l’abordage. Quant à l’attaquer par le haut, et crever quelques ballonnets pour l’abattre ou le forcer à se poser, c’était une éventualité qu’on avait envisagée à bord. Les Lanceurs n’avaient pas cessé de s’exercer à projeter avec précision des charges explosives que les labos produisaient cette fois en quantité. Si le pointu faisait mine d’attaquer de ce côté, il serait lui-même abattu par plusieurs Gabiers bien entraînés qui se tenaient sur la passerelle supérieure, n’attendant que le signal pour tendre leurs élastiques.

Ce ne fut qu’une fausse alerte. Le pointu se rapprocha d’eux en suivant une course convergente durant un moment, mais sans jamais se tourner directement vers l’Extase. Il finit par passer assez loin sur l’avant, sans dévier d’un degré de sa trajectoire, comme s’il ne les avait pas vus.

Carvil en doutait, son navire était beaucoup plus visible que l’autre, avec ses trois couronnes de ballonnets étagées de plus en plus largement. Mais les pirates devaient avoir jugé des forces en présence de la même manière que lui, à moins qu’ils n’eussent été pris par quelque mission urgente.

Cependant, l’apparition d’un navire ennemi avait été l’occasion d’un bon exercice, et avait fait comprendre aux terriens que les aériens ne divaguaient pas en parlant de ces ballons rapides qui n’avaient jamais auparavant survolé une Terre habitée.

Carvil donna à Téric l’instruction de faire doubler les Vigies. La rencontre avec le pointu prouvait qu’ils entraient dans les parages fréquentés par les Hommes Libres et il fallait donc faire preuve de prudence. En outre, il demanda qu’on observe les glaces avec une attention particulière : les pirates y avaient des bases, et c’était là que, s’ils étaient toujours vivants, on pouvait espérer retrouver les membres de l’équipage prisonnier.

De retour dans sa cabine, il accrocha l’étui qu’il avait fait confectionner pour l’automatique à son harnais, se jurant de ne plus s’en séparer. C’était un geste un peu superstitieux, il le savait. Mais c’était aussi préserver la possibilité de s’en servir sans perdre de temps.

S’en servir… Sur Grande Terre, il avait passé plusieurs heures au Collège des Scientistes à discuter avec des Historiens, mais aussi avec d’autres spécialistes. Ils avaient tous reconnu l’importance exceptionnelle de sa trouvaille et lui avaient fait diverses propositions. Le Collège voulait acquérir l’arme et l’étudier de façon détaillée. Carvil apprit à cette occasion que certaines expériences étaient en cours pour produire des armes du même type.

Devant son regard incrédule, le Scientiste qui avait parlé avait baissé les yeux : « Du même type… mais pas de cette perfection. Nos armes seront plus grandes, plus massives, et il faudra plusieurs minutes entre chaque coup. » Puis il avait brusquement relevé la tête : « Au début, tout au moins ! Mais plus tard, nous ferons bien mieux ! »

Ses yeux avaient comme lancé des éclairs, et Carvil ne savait s’il devait être fier en tant qu’humain de l’assurance du Scientiste ou inquiet de le voir prêt à développer une arme de mort.

D’autres Scientistes avaient fait de nouvelles propositions à Carvil, qui ne les avait pas écoutées. Il avait cependant failli céder quand l’un d’eux lui avait dit que son arme était inutile : « Les poudres ne sont pas stables, Apponteur. Je doute que même avec le sertissage parfait de ces douilles autour des balles, tu obtiennes l’explosion de la poudre si tu appuies sur la détente. Cèdes-nous donc cette pièce de musée. Nous pouvons t’en donner deux mille heures. »

Carvil avait promis de réfléchir. Il n’avait pas besoin de crédits d’heures et l’Extase non plus. Il était reparti avec l’automatique qu’il n’avait toujours pas essayé. C’était là le côté superstitieux de la chose. Tant qu’il n’aurait pas la preuve que l’arme était inutile parce que incapable de lancer un projectile, elle conservait toute sa valeur d’arme. S’il tirait, il pouvait tout perdre.

Et, s’il ne tirait pas, quand l’absolue nécessité de s’en servir viendrait, il perdrait tout aussi…

*
*   *

Deux jours plus tard, les navigateurs estimèrent qu’on était maintenant à peu près au-dessus de l’épave de fer. « À peu près » pouvait signifier cependant à un ou deux jours de vol et on chercha des courants poussant la plate-forme tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest, pour couvrir un champ de recherche plus étendu que si l’on avait continué en ligne droite.

Quand l’obscurité tomba, Carvil fit descendre l’Extase vers la banquise qui formait maintenant une plaque continue, parcourue cependant de longues fissures qui avaient tendance à se couvrir d’une glace assez mince pendant la nuit pour se rouvrir en plein jour sous l’effet conjugué des rayons du soleil et de l’attraction exercée par Octa. Une équipe de Coupeurs descendit sur la glace pour y tailler des encoches dans lesquelles ils passèrent des câbles de fixation. Ainsi l’Extase passerait les heures nocturnes sans dériver pour reprendre ses recherches le lendemain.

Ce n’était pas une expérience nouvelle pour les anciens du navire, mais il fallut beaucoup d’encouragements pour que les terriens, qui avaient choisi de renforcer les Coupeurs, se risquent à fouler la Dévoreuse. Cependant, une fois cet exploit accompli, ils se sentirent plus proches des adolescents – des enfants presque – qui leur avaient donné l’exemple. Et en parcourant les coursives pour une dernière inspection, Carvil observa que les groupes qui se formaient n’étaient plus exclusivement composés de terriens ou d’aériens, mais que les deux populations petit à petit se mêlaient. Jobig lui fit d’ailleurs une remarque prouvant qu’il avait fait les mêmes constatations : ils commençaient à avoir un véritable équipage, même si les gens expérimentés restaient en minorité.

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*   *

Il voyait la glace se fendre, mais ce nétait pas la glace, c’était Grande Terre, qui se coupait en deux, en dix, en mille fragments. Il distinguait tous les détails, les moindres maisons, les clôtures, les champs, et les pauvres terriens affolés qui couraient de gauche à droite, découvrant la Dévoreuse qui les cernait de partout, qui montait à l’assaut de leurs débris de Terre. Le feu qui régnait au cœur d’Aqualia surgissait de la Dévoreuse elle-même pour ajouter sa propre malédiction à celle venant des eaux. Les monstres, qu’on ne faisait jamais que deviner en apercevant un tentacule ou une pince gigantesque, oubliaient leur timidité car la folie s’emparait d’eux aussi. Ils se joignaient au feu et à l’eau pour détruire ce qui restait de l’humanité. Les pinces démesurées tranchaient le roc, broyaient les murs des maisons qui glissaient sur des pentes de plus en plus escarpées pour tomber vers

Il revit la fente qui s’ouvrait, rouge, brûlante. Mais ce n’était pas Aqualia qui voulait l’attirer ainsi en elle, ce n’était pas du roc, c’était de la chair

Il se réveilla en sursaut. Et c’était la dernière phase de son rêve qui l’avait mis le plus mal à l’aise…

*
*   *

La lente progression continua le lendemain, et le jour suivant. Carvil, Jobig ou Téric savaient à quel point la glace, sans plus de points de repère que la Dévoreuse, pouvait user l’attention, et le Pilote n’avait pas espéré retrouver sans peine l’épave, mais d’autres, à bord, étaient moins patients, et dans le froid qui se faisait de plus en plus vif, ils commençaient à se décourager, voire à murmurer qu’on devrait retourner vers des cieux plus cléments. Parmi les terriens, certains ne pensaient qu’à atteindre Grande Terre. Ils pensaient y trouver un refuge solide contre les méfaits d’Octa, car tout en étant convaincus de la catastrophe qui allait s’abattre sur Aqualia – l’éruption du volcan en avait prouvé la réalité –, ils ne croyaient pas que la Dévoreuse pût franchir les falaises de plus de trente hommes de haut qui cerclaient le grand roc massif.

Le quatrième jour, malgré l’absence de soufflante pour faire grimper les deltas, Carvil se résolut à les lancer. Cependant, il fit d’abord monter l’Extase haut dans le ciel, à la limite des nuages qui l’avaient envahi.

Carvil partit le dernier, après avoir confié le navire à Téric. Celui-ci n’était qu’un simple Gabier, mais c’était aussi le seul homme de pont de l’ancien équipage, et il savait faire preuve de bon sens. Au demeurant, Sornia resterait à ses côté, et c’était essentiellement à elle qu’incombait la tâche de faire rapidement descendre le navire pour qu’il soit en mesure de récupérer les deltas. Ceux-ci devaient s’égayer du nord-est au nord-ouest, survoler le plus loin possible les champs de glace et prendre le chemin du retour dès qu’ils auraient perdu la moitié de l’altitude de départ. On pouvait espérer que s’ils n’arrivaient pas à regagner le bord par leurs propres moyens, ils se poseraient sur la glace en vue du navire.

Ce n’était pas une manière orthodoxe de les faire voler, mais le temps des traditions et des interdits était passé depuis longtemps…

C’était en effet une étrange façon de voler. Il n’était pas question d’escadrille ou d’ailiers, ils n’étaient pas assez nombreux pour cela. Et il fallait plonger droit devant pour parcourir la distance la plus longue avant de devoir renoncer, alors qu’au-dessus de la Dévoreuse à l’état liquide, le vol en ligne droite était l’exception, puisqu’on profitait d’une soufflante pour spiraler vers le haut, et que l’on zigzaguait ensuite de celle-là à la suivante – marquée par des remous et des bulles crevant la surface – pour regagner l’altitude perdue.

Carvil avait enfilé deux tuniques par-dessus celle qu’il portait à bord, et sentait pourtant le froid mordre ses chairs. Ses mains plongées dans des gants épais et entourées au surplus d’une écharpe de laine, pouvaient à peine sentir les suspentes qu’il devait manœuvrer pour diriger le delta. Il avait prévu que le vol durerait un peu moins de deux heures – moins que pour une mission classique de recherche d’un tapis –, mais au bout de quelques minutes se demandait s’il tiendrait le coup aussi longtemps.

Puis, au bout d’un moment, il cessa de sentir le froid, ou plutôt, parvint à l’oublier. De temps à autre il jetait un coup d’œil à gauche ou à droite, découvrant les autres deltas, qui parfois n’étaient que des points presque indiscernables. En dessous d’eux, la Dévoreuse gelée formait des paysages moins uniformes, car le chaos des chocs entre les plaques de glace avait parfois superposé certaines d’entre elles, dressant vers le ciel des éperons acérés, créant des ravins encaissés et des murailles abruptes qu’il aurait été impossible de franchir à pied.

C’était un paysage bien plus tourmenté que celui dont il se souvenait, témoin d’une ancienne tempête… ou des récents ravages causés par l’approche d’Octa. Il comprit que le vaisseau de fer serait vite recouvert par de telles masses, ou broyé, et qu’il finirait par s’enfoncer à jamais sous la glace. Si ce n’était déjà arrivé…

Dire qu’il pouvait être quelque part là en dessous, déjà noyé de glace et invisible ! Il se mit à osciller dans le vent pour voir jusque dans les recoins, sous les arêtes qui scintillaient lorsque le soleil se montrait par une déchirure dans les nuages.

Rien, rien… et ils arrivaient à peu près à la limite de vol. Il était difficile de mesurer l’altitude avec une parfaite exactitude, mais son expérience lui disait qu’ils ne pourraient pas continuer à en perdre longtemps s’ils voulaient regagner directement le pont de l’Extase. Il jeta un regard vers les autres deltas, ceux qu’il pouvait voir, tout au moins. Immédiatement sur sa gauche, il y avait Terbo, un très jeune adolescent, qui n’avait appris à piloter que depuis leur retour à Grande Terre. Puis Jassine, l’une des Pilotes rescapées de l’équipage originel, parce que les pirates n’avaient enlevé que les hommes : chez eux, les femmes n’étaient que des épouses, des mères ou des amantes, pas des nautes essentiels à la vie d’un navire. De l’autre côté, il mit un instant avant de reconnaître les couleurs de l’aile… C’était Myriam, qui le dominait encore de quelques dizaines de mètres. Elle était plus légère que lui, même avec le poids d’une jambe en moins, mais une telle différence témoignait d’un art consommé. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait jadis été choisie comme Héraut de la Vindicte

Soudain il la vit prendre de la vitesse en piquant. Elle descendit bientôt à son niveau, tout en ayant pris quelques centaines de mètres d’avance. Elle se redressa et commença même à remonter, profitant de l’élan acquis pour mordre sur l’air.

Elle entama un virage sur la gauche, le resserra et revint en arrière. Elle avait dû apercevoir quelque chose.

Il vira lui-même pour la rejoindre. De toute manière, il était temps de faire demi-tour, mais une passe rapide au-dessus de ce que Myriam avait découvert ne mettrait pas le retour en péril.

Le vent qui jusque-là ne s’était pas manifesté fit vibrer la toile de l’aile en le prenant par le flanc. Un vent qui le poussait plus loin vers le nord. Ce n’était pas comme ça qu’il regagnerait le navire de sitôt. Heureusement, il avait appris bien des cycles plus tôt à jouer avec le vent, pour le contraindre à le pousser dans une direction plutôt qu’une autre. Une fois les premiers instants de surprise passés, il retrouva le contrôle de son vol, et se rapprocha nettement de l’autre delta, même s’il lui fallait louvoyer pour y arriver.

Myriam continuait à cercler un point précis de la banquise, tout en perdant régulièrement de l’altitude. Elle ne courait encore aucun risque, mais avec un vent contraire, il lui faudrait de la chance pour regagner sur l’air le pont de l’Extase.

— L’île de fer ! ne put-il s’empêcher de dire en poussant un soupir de soulagement.

Elle était bien là, telle qu’il s’en souvenait. Mais au lieu de dominer la banquise d’une dizaine de mètres, elle se trouvait coincée entre deux pans de glace qui dans une rupture brutale s’étaient soulevés presque à la verticale avant qu’une nouvelle vague de froid ne revienne les figer dans cette position instable.

Il fallait être pratiquement au-dessus de l’épave pour la découvrir, et la plate-forme aurait pu passer à moins de trois cents mètres sans l’apercevoir. Ils avaient eu de la chance !

Alors qu’il s’approchait de Myriam pour lui faire signe de retourner en sa compagnie vers le navire, un tourbillon brutal prit l’aile par la gauche et la souleva presqu’à la verticale. Il réussit à redresser, mais il avait perdu toute portance durant plusieurs secondes et se trouvait maintenant bien au-dessous de l’autre delta. Ce n’était pas catastrophique, il pouvait regagner le bord, ou tout au moins arriver assez près pour ne pas devoir attendre des heures sur la glace que la plate-forme arrive à sa hauteur et qu’une nacelle puisse le hisser vers la sécurité et le confort du pont, mais il fallait repartir immédiatement vers le sud. Il s’orienta rapidement et s’apprêtait à quitter les parages de l’épave quand l’ombre de l’autre delta lui coupa un instant la lumière. Myriam venait à son tour d’être victime d’un coup de vent. Non, c’était elle qui avait choisi de plonger, il le vit à la ligne parfaitement régulière de son vol.

Tout en essayant de se maintenir en place, il la suivit du regard. Elle descendait de plus en plus bas. Trop bas pour espérer remonter. Puis il vit ce qui avait attiré son attention : une silhouette humaine qui se détachait de la masse noire de la coque et faisait de grands signes dans leur direction. Un homme seul, pas la moindre trace de campement. Ce ne devait pas être un piège, mais Carvil se félicita de s’être armé d’un coutelas et d’avoir emporté l’automatique dont il ne s’était encore jamais servi.

Il fit un rapide tour sur lui-même, fouillant des yeux l’horizon. Terbo n’était pas bien loin et venait de commencer à remonter le vent. Il fit osciller l’aile, tout en spiralant lentement vers le bas, et au bout de quelques instants eut la satisfaction de voir que le jeune Pilote avait reçu son message. Lui aussi battait des ailes. On saurait ainsi à bord où ils étaient et l’Extase viendrait les chercher une fois qu’elle aurait récupéré les autres deltas.

Rassuré, Carvil se laissa descendre à son tour, cherchant prudemment une zone dégagée à proximité de l’épave pour se poser sans endommager l’aile. Il vit Myriam se poser avec légèreté à moins de vingt pas de la silhouette, qui avait cessé d’agiter les bras.

Au virage suivant, Myriam s’était dégagée de son harnais et se dirigeait vers l’inconnu. Tout à coup celui-ci chancela et s’effondra sur la blancheur de la glace.