CHAPITRE PREMIER

La Dévoreuse était agitée par un vent de tempête qui y creusait d’éphémères vallées et en faisait surgir mille montagnes aux crêtes d’un blanc trouble. Parfois, l’amplitude du mouvement découvrait la tache verte que formait un tapis encore accroché au fond rocheux, car, comme presque partout, l’océan était peu profond. Quand le vent se calmerait, la récolte serait bonne, car la végétation sous-marine souffrait de cette agitation. Et plus d’un immense arbre de la forêt aquatique serait arraché pour venir flotter à la surface.

Mais à bord de l’Extase, si l’on notait tout cela, personne ne se préparait à la récolte. À cette récolte-là tout au moins. D’autres navires s’en chargeraient.

La plate-forme se trouvait trop haut sur l’air pour être atteinte par la tempête. Des heures plus tôt, le Navigateur avait déterminé un cap et l’engin s’était élevé à la recherche d’un vent favorable, qu’on avait fini par trouver à plus de quatre mille mètres. C’était presque la limite au-delà de laquelle les navires ne montaient jamais. « L’air y était trop léger », disait-on, et c’est vrai que si quelqu’un se hasardait à courir d’un bout à l’autre du pont, il devait s’arrêter, essoufflé, après deux ou trois longueurs seulement.

Le courant qu’ils avaient trouvé était puissant et régulier, et tant qu’il durerait, ils pouvaient espérer continuer à tracer l’air à plus de six nœuds. Une vitesse qui leur permettrait de passer au large de Terre-de-Feu en moins de deux jours, puis d’atteindre, bien plus loin, les parages qu’ils recherchaient en moins d’une semaine.

Carvil était satisfait, ce qui ne signifiait pas qu’il était tranquille. Au contraire, il profitait de ces heures où l’homme de barre n’avait pas besoin de ses instructions, pour parcourir le navire de la poupe à la proue, de la quille au sommet des superstructures. Il fallait même qu’il réprime sa nervosité pour renoncer à monter dans les haubans vers les trois passerelles. Il y avait des Vigies là-haut, qui l’appelleraient si jamais quelque chose digne d’être observé se présentait.

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À bord, la plupart des membres de l’équipage profitaient de ce voyage sans histoire pour se reposer, entretenir leur outillage ou se livrer à de petits travaux qui leur vaudraient peut-être quelques crédits d’heures de plus une fois revenus à terre. Seuls les Maintenanciers étaient en alerte, veillant au bon état de la coque, écoutant frémir les membrures, toujours à l’affût d’un craquement qui trahirait une faiblesse à corriger sans délai. Mais ils étaient seulement en alerte, car ils avaient bien travaillé dans les semaines précédant le départ et l’Extase était en parfait état.

Quand Carvil, sans avoir encore sommeil, commençait à se sentir vaguement ridicule de s’agiter ainsi, et se disait qu’à force d’aller de bâbord à tribord, de rendre visite aux Coupeurs, aux Colleurs ou aux Tisserands, il allait les inquiéter, il se rendait à l’arrière, chez les Scientistes.

Là, régnait une activité permanente. Les Scientistes étaient des gens parfois étranges. C’était normal, ils en savaient bien plus sur le monde et les mystères de la nature que n’importe qui à bord. Ce sont leurs activités qui les rendaient vraiment différents car celles-ci n’étaient pas, comme pour les autres, liées à un rythme bien établi : naviguer, découvrir un tapis, le couper, le monter à bord puis l’exploiter, depuis les longues feuilles vertes jusqu’aux sarments noueux qui l’avaient ancré au roc, en passant par la récupération des débris de chitine ou de minéraux variés incrustés dans la plante. Bien sûr, après la découverte d’un tapis, l’abondance de matière donnait un regain d’activité dans les labos, et les fours des Scientistes servaient plus pour les opérations standard d’exploitation des fibres que pour leurs incessantes expériences. Mais ces fours fonctionnaient en permanence, et les Scientistes savaient toujours inventer de nouvelles recherches pour passer leur temps.

C’était une manière un peu railleuse d’envisager leur activité, Carvil le savait. Car à plus d’une occasion, ces recherches s’étaient traduites par une solution presque miraculeuse à un problème ponctuel. Carvil se revoyait utilisant l’explosif mis au point par Jobig, en même temps que la substance-retour – que l’on appelait maintenant du nom scientifique d’élastique. L’explosif avait pu éliminer le péril qu’avait représenté la Vindicte quand ce navire les avait brutalement attaqués. Ces découvertes n’avaient pas cessé d’être utiles par la suite, surtout lorsqu’il avait fallu équiper l’Extase pour ce voyage. À la Compensation de Grande Terre, le bureau qui enregistrait les transactions générales, le compte du navire s’était enrichi de plusieurs dizaines de milliers d’heures pour chaque invention, ce qui avait permis de réaliser, et avec un tour prioritaire, les réparations qu’exigeait l’état du navire après son long périple dans les solitudes glacées du nord.

Carvil, qui avait refusé le titre de Noë, mais qui en exerçait en fait le rôle, avait accepté qu’une large partie de ce crédit soit affectée aux dépenses d’équipement du labo souhaitées par Jobig. Il savait d’instinct que ces dépenses seraient d’un rapport immense pour le navire, soit en lui permettant de surmonter de nouvelles difficultés, soit en étant génératrices de nouvelles inventions d’un bon rendement. Et, plus tard, l’Extase en aurait besoin, puisque pour les semaines à venir, le navire renonçait à exploiter les richesses de la Dévoreuse, les seules qui, jusqu’à présent, avaient assuré, comme pour les autres plates-formes, sa survie économique.

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— Terre !

Le cri avait jailli, à peine déformé, du tube acoustique qui débouchait dans la cabine du Noë près de la tête du lit.

Carvil s’éveilla d’un coup, percevant une certaine agitation sur les ponts. Il se rendit compte qu’il s’était finalement endormi en se laissant tomber en travers de la large couchette, la seule à pouvoir mériter le nom de « lit » à bord. Son premier mouvement fut de se précipiter vers la barre, mais comme rien n’indiquait un trouble immédiat, il prit le temps de remettre un peu d’ordre dans sa tenue. Il passa une tunique de laine par-dessus une chemise de toile propre et boucla son harnais de Pilote qui enserrait de près mais avec souplesse son torse musclé. Il passa un peigne de chitine dans ses cheveux et sa barbe, se contemplant un instant dans le miroir de la cabine. Il n’avait aucune fierté narcissique, mais se disait que, Noë sans titre, il devait donner une image de tranquille assurance à l’équipage. Le miroir lui renvoya l’image d’un homme d’un peu moins de trente cycles (la bonne moitié d’une vie normale), aux cheveux bruns, à la barbe fournie tirant parfois sur le roux. Son regard descendit vers les braies rouge vif et s’arrêta un court instant sur le pilon qui remplaçait sa jambe droite. Il ressentit comme un choc le changement : avant, il aurait interrompu ce regard plus tôt, bien avant qu’il ne soit descendu aussi bas. Maintenant, il se souvenait de l’accident – comment l’oublier, avec son pilon qui le lui rappelait sans cesse ? – mais on aurait dit que la blessure s’était enfin refermée lorsqu’il avait pris son envol du pont de l’Extase capturée par les pirates.

Il eut une pensée pour Tobie, le vieux Tobie, l’aveugle qui lui avait fait voir la lumière. Il était de plus en plus faible, quittant à peine sa cabine, et était devenu une charge pour l’équipage, mais nul à bord n’aurait pu se résoudre à l’envoyer finir ses jours à terre comme c’était la tradition, comme l’exigeait l’économie de toute plate-forme. « C’était Tobie qui avait sauvé l’Extase et peut-être tout Aqualia », ne cessait de se dire Carvil lorsqu’il revivait ces heures dramatiques, et il avait largement gagné le droit de finir ses jours sur l’air.

Il s’arracha à l’image renvoyée par le miroir et quitta sa cabine.

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La nuit régnait encore, mais l’obscurité n’était pas profonde. Automatiquement, en débouchant sur le pont, Carvil leva les yeux vers le nord. Octa était levée, et sa lumière blafarde, même si elle n’était pas encore en mesure d’éclairer vraiment les objets autour de lui, dominait déjà largement celle des autres étoiles, chassant du ciel les plus faibles d’entre elles. Chaque soir, comme tout le monde à bord, il ne pouvait s’empêcher de faire des comparaisons avec la nuit précédente. Même s’il savait que l’intensité de cette lumière ne changeait que d’une manière infime au fil des heures, comme diminuait la distance qui séparait Aqualia de cette planète létale.

Un instant plus tard, il prit conscience du fait que ce n’était pas la lumière d’Octa, aussi troublante fût-elle, qui donnait à la nuit cette coloration particulière et que ce n’était pas elle non plus qui avait causé l’agitation, attirant des dizaines de personnes sur le pont. Tout en grimpant vers la cabine de barre (située au centre de la passerelle transversale joignant les deux superstructures bâbord et tribord), il comprit ce qui fascinait ses compagnons en apercevant le rougeoiement des nuages qui les dominaient.

Ceux-ci semblaient en flammes et répercutaient sur leurs formes tourmentées et sans cesse mouvantes un feu incendiant la terre loin vers le nord-est.

— Terre-de-Feu ! Le volcan s’est réveillé ! lui dit presque inutilement Téric.

— Comment est le vent, plus bas ?

Téric consulta rapidement le guiderope de sonde, qui plongeait vers la Dévoreuse sur plusieurs centaines de mètres. Plusieurs anémomètres, répartis sur cette longueur, lisaient à la fois la force et le sens du vent à divers niveaux.

— Il y a un courant poussant vers Terre-de-Feu à deux cents brasses. Il est faible, mais pourrait nous y porter en quatre heures. Plus bas, je ne sais pas. Nous ne voyons pas la surface d’ici, je ne sais pas si la tempête y fait toujours rage.

— Descendons. Nous retrouverons toujours bien un courant favorable plus tard, mais je voudrais voir l’éruption de plus près. Et je suis sûr que Jobig en tirera d’intéressantes observations.

— Tu veux te poser ?

— Je ne sais pas encore. Ça dépendra du danger et des signaux que nous enverra l’arsenal.

Sornia, Première Maintenancière depuis ce voyage seulement appela ses équipes. Elle jugea plus sûr de faire descendre le navire en soutirant l’hélium des ballonnets inférieurs, ce qui maintenait une bonne assiette. Les Maintenanciers se lancèrent à l’assaut des cordages pour aller manipuler les valves, tandis que Maïne leur distribuait les instructions en maniant quatre drapelets, deux rouges et deux jaunes. Sur la passerelle éclairée par une rampe de lampes à gaz, les drapelets étaient bien visibles et l’équipe ne pouvait se tromper. Elle n’en avait d’ailleurs pas le droit : si les ballonnets n’étaient pas dégonflés au même rythme, le navire pouvait commencer à chavirer.

L’Extase perdit lentement de l’altitude, passant par plusieurs courants contradictoires, heureusement d’amplitude modérée, jusqu’à trouver celui que Téric avait mentionné. Le navire se dirigeait maintenant presque droit sur Terre-de-Feu. Il faudrait trouver un autre courant encore plus favorable pour arriver jusqu’à l’arsenal, ou utiliser les hélices, mais on disposait encore de plus de deux heures avant de devoir en décider.

On ne voyait pas la terre, en réalité, mais Carvil ne pouvait reprocher à une Vigie d’avoir donné l’alerte. Il fallait juste un peu d’imagination pour reconnaître Terre-de-Feu devant eux.

Là où devait se situer le point culminant de tout Aqualia, à près de deux mille mètres au-dessus de la Dévoreuse, une couronne de flammes semblait posée sur l’horizon. Une couronne triste, qui pleurait des larmes de feu. Celles-ci s’épanchaient du cratère en deux longues traînées obliques descendant le long du cône que Carvil essayait de reconstituer de mémoire. Parfois, le creuset du volcan laissait échapper une vague de flammes ou une bouffée de gaz incandescent qui illuminait toute l’île, faisant fugitivement émerger de la nuit les pentes abruptes proches du sommet, puis celles, plus douces, de la base du cône. Les nuages reflétaient ces illuminations sur la plaine quasi circulaire qui s’était peu à peu constituée autour de la faille tellurique et Carvil se demandait si ses yeux le trompaient, ou s’il voyait réellement les tours de Gossaily se découper sur un noir plus profond.

Autour de lui, l’homme de barre, le Premier Apponteur et le Premier Navigateur scrutaient aussi les parages. Ils avaient bien sûr leur tâche à accomplir, mais ce qu’ils voyaient les dépassait. Tout le monde savait que Terre-de-Feu était née de la Dévoreuse un jour où Aqualia avait été prise de l’une de ses plus profondes colères. Cela s’était produit « de mémoire d’homme », même si personne ne pouvait en donner la date exacte.

Un jour, une plate-forme venant de Grande Terre, dont l’histoire n’avait pas retenu le nom, avait découvert un panache de fumée à l’horizon. Elle s’était approchée et avait, à l’immense joie de l’équipage, découvert une nouvelle Terre. Ce n’était pas la Vraie Terre, elle était trop petite pour cela, et inhabitable en sus, mais c’était un phénomène assez extraordinaire en soi pour nourrir les conversations durant plusieurs cycles. Le navire était resté sur place quelques jours, laissant traîner des ancres flottantes pour amoindrir la pression des vents, puis il était reparti.

Quelque temps plus tard, un autre vaisseau avait réussi à se poser sur un sol rocheux et encore tiède. À ce moment, le volcan crachait encore beaucoup de fumée entremêlée de rocs brûlants, et quelques filets de lave qui s’écoulaient vers le nord-est. Mais le navire avait rapporté l’existence de l’ébauche d’un plateau émergeant des flots et cela avait été suffisant.

Le vaisseau suivant n’avait pas fait escale par hasard sur les flancs du volcan. Il transportait bien plus de monde qu’un équipage normal, des aventuriers qui avaient décidé d’imposer leur volonté à la montagne née de l’océan. Ils étaient les premiers, mais d’autres avaient suivi, et ils avaient lentement conquis ces terres nouvelles – un roc aride, en fait – que dégorgeait Aqualia. Le volcan s’était calmé, se bornant à quelques émissions de fumée au fil des siècles, et parfois à une coulée de lave qui, fort heureusement, s’écoulait toujours vers le sud-est, donc assez loin de Gossaily. Les hommes avaient réduit la pierre en poussière, la mêlant aux algues pourrissantes apportées par les plates-formes, et des champs étaient apparus sur les pentes les plus douces que dominait le cône.

Tout cela faisait partie de la tradition plus que de l’histoire, car cela s’était déroulé peut-être huit cents cycles plus tôt, peut-être mille… ou plus encore, et si peu de choses subsistaient de ce passé révolu, périodiquement effacé par le passage d’Octa.

Et voici que déjà la huitième planète faisait sentir son influence maléfique. Elle était encore bien trop loin pour que l’effet de son approche soit perceptible aux misérables poux humains qui s’accrochaient aux rares terres émergées d’Aqualia. Mais la planète elle-même devait ressentir cette force qui s’exerçait sur elle à distance, sinon pourquoi ce réveil subit d’un volcan qui dormait depuis des centaines de cycles ?

Carvil échangea un long regard avec Jobig qui les avait rejoints quelques minutes plus tôt sur la passerelle.

— Nous aurons encore moins de temps que tu ne le croyais…

— Peut-être… mais on pouvait prévoir que Terre-de-Feu était le maillon le plus faible. Les autres terres ne risquent pas de souffrir des mêmes excès. Et il est trop tôt pour dire si cette éruption sera aussi lourde de conséquences pour l’activité de l’arsenal qu’elle est éclatante de lumière.

Avec le jour qui se levait lentement, l’enchantement des gerbes de feu disparaissait pour ne laisser place qu’aux ravages causés par la roche en fusion. Une fumée noire s’échappait du cône, secouée toutes les huit ou dix secondes par un jet de scories rougeoyantes qui retombaient en pluie noirâtre sur les basses pentes. Une très large coulée de lave atteignait presque la Dévoreuse un peu à l’est de Gossaily, coupant en deux une zone de cultures en terrasses et de fermes isolées. Une autre, moins importante semblait-il, descendait vers l’autre côté de l’île, mais elle échappait à leur champ de vision.

C’est alors qu’ils virent les pavillons de la plus haute tour du port s’agiter. On les avait aperçus et on leur envoyait un message. Le Premier Navigateur arracha presque l’embout de la longue vue de la passerelle au Gabier qui y avait collé l’œil et se mit à déchiffrer lui-même le langage des pavillons.

— Ordre à tous les vaisseaux… de se poser immédiatement à Gossaily… Attention ! Plateau de l’arsenal encombré… Restez sur l’air… Arrimez-vous à la tour sud… une équipe vous attend.

— Faites ce qu’ils demandent. Ça ne me plaît guère de perdre du temps, mais nous ne pouvons désobéir, le Conseil de la Navigation ne nous le pardonnerait pas, et nous sommes assez proches pour qu’ils identifient l’Extase.

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La manœuvre était délicate. Ils durent mettre les grandes hélices en service, malgré l’équipage réduit – composé surtout des femmes et des filles des nautes enlevés par les pirates – qui ne pouvait donner aux pales toute la vigueur qu’on attendait normalement d’elles. Un instant la plate-forme survola le plateau de l’arsenal. Habituellement, six navires pouvaient y trouver place. Il n’y en avait que quatre, mais le plateau était encombré de matériel de construction et trois des plates-formes en étaient à divers stades d’achèvement, tandis que la quatrième était un vaisseau plus ancien qui subissait d’importantes réparations.

— La Vindicte ! s’exclama quelqu’un derrière Carvil. Ils vont enfin payer !

Mais le navire n’éveillait pas le même écho chez le Pilote boiteux. La vengeance, bien sûr, il fallait y penser, surtout à titre d’exemple, pour que nul navire n’ose plus briser le Pacte de la Navigation. Mais si la Vindicte se trouvait à Terre-de-Feu, ses prisonniers devaient s’y trouver aussi. L’Extase allait retrouver son Noë et son véritable Premier Navigateur.

Carvil n’aimait pas le pouvoir pour lui-même, mais lui et Jobig avaient décidé d’accomplir ce voyage. Leur Noë accepterait-il de le poursuivre ?