7

Place Kappell. Pas terrible. Il avait existé une autre ville. Les enfants jouaient dans les parcs. Et puis, ils avaient lâché une bombe et la ville avait disparu. Il traversa le parking. Le soleil s’attardait haut dans le ciel nordique, pour un instant encore. Halders essaya de tourner la tête. Il avait la nuque raide. Plus de vertiges heureusement. Mais le coup reçu sur les cervicales avait laissé son empreinte dans sa mémoire. Côté droit, ça allait encore, mais c’était plus dur à gauche. Il avait dû apprendre à se tourner de tout son corps à la place.

D’autres souvenirs étaient plus douloureux. Cette même place, il l’avait un jour traversée en courant pour rejoindre Margareta. Ils étaient tout jeunes, très pauvres et très heureux. Il avait manqué d’être renversé par le tram numéro 7. Heureusement, le chauffeur avait freiné à temps. Margareta s’était presque étouffée de rire, après coup. Et maintenant elle était morte, pour de vrai, écrabouillée par un chauffard en état d’ivresse. Ils avaient beau être séparés quand c’était arrivé, il n’était pas sûr d’être sorti, ni de sortir un jour, de l’état de choc qui avait suivi. Non. Leurs enfants restaient le seul témoignage de leur vie passée. S’il y avait un sens à tout ça, il était là. Dans les yeux de Magda quand un rayon de soleil l’éblouissait à la table du petit déjeuner. L’éclair de joie dans les yeux de sa fille qui prenaient l’éclat du diamant l’espace d’une seconde. Ce même sentiment en lui. Juste à ce moment-là. Le bonheur d’une seconde.

Mais il commençait à récupérer. Faire la blague, ce matin, avec les collègues, c’était un signe. Une thérapie ? Ouais.

Aneta avait bien accroché.

Ils allaient peut-être quelque part, tous les deux.

Il se retourna. L’étudiant avait remonté les escaliers depuis la rue Karl Gustav. Cramé, ça faisait pas de doute. L’effet bière. Aris Kaite, noir comme l’ébène, ou comme Aneta, avec un de ces noms. Aris. Peut-être les parents avaient-ils voulu conjurer le sort, s’était dit l’inspecteur en parlant avec le jeune homme, quand il avait repris connaissance. Un black aryen. Né en Afrique.

Il faisait médecine.

Il aurait pu y passer, comme les autres. Halders fixait les marches luisantes sous le soleil. Aucun n’avait succombé à ces coups. Pourquoi ? Était-ce un hasard, un heureux hasard ? Un calcul ?

Le coup avait été administré au sommet de la côte, non loin de la place Kapell. Ensuite, c’était le noir complet.

 

La place Linné s’enveloppait d’ombre sous des immeubles neufs, à l’ancienne, ou qui prétendaient s’harmoniser avec les vieilles bâtisses patriciennes.

Jens Book s’était fait assommer juste devant Marilyn, le magasin de vidéos. Les vitrines étaient couvertes d’affiches de films, qui montraient toutes des gens agitant pistolets et autres armes. Die Fast ! Die Hard III ! Die And Let Die ! Die !

Mais pas cette fois non plus. Jens Book avait été le premier à se faire agresser. L’étudiant en journalisme. Ensuite, ç’avait été Kaite l’Aryen. Jakob Stillman était le troisième. Un copain de fac de la fille de Bertil, se rappelait l’inspecteur. Il fit un écart pour éviter le cycliste qui déboulait à toute berzingue de Sveaplan. Gustav Smedsberg arrivait en quatrième position, le péquenot qui avait atterri à Chalmers. Un fer rouge. Mon œil, ouais.

Des quatre, Book avait été le moins chanceux. Le coup avait touché un nerf ou une autre merde, et ça l’avait paralysé du côté droit, on n’était pas sûr qu’il se rétablisse. Il n’a pas eu ma chance, soupira Halders en reculant de nouveau pour éviter le con de cycliste qui lui fonçait dessus. Il avait failli tomber contre la vitrine.

Ces agressions, c’était du rapide. Pang, sans prévenir. Rien vu, rien entendu.

Pas de bruit de pas.

Il suivit du regard le cycliste qui grillait le feu rouge au carrefour avec un souverain mépris de la mort. Die ? Ha !

Un cycliste.

Est-ce qu’on leur a posé la question ?

Il n’y avait pas pensé en auditionnant l’Aryen.

L’agresseur avait-il pu s’approcher à vélo ?

Halders scruta l’asphalte comme si d’anciennes traces de pneus allaient brusquement lui sauter aux yeux.

 

Lars Bergenhem avait des nouvelles dès la fin de la matinée. Winter fumait un Corps. La fenêtre donnant sur la rivière était entrouverte. Le Panasonic, par terre, jouait Lush Life. Rien que du Coltrane aujourd’hui, et pour les prochaines semaines. Le commissaire avait dégrafé deux boutons de sa veste Zegna. Le visiteur impromptu aurait pu croire qu’il ne travaillait pas.

— Il n’y avait pas de livraison de journaux, déclara Bergenhem en pénétrant dans le bureau.

Winter se leva, posa le cigarillo sur le cendrier, baissa le son et referma la fenêtre.

— Notre client était pourtant formel. Smedsberg.

— Il dit qu’il a vu quelqu’un, rectifia Bergenhem, mais ce n’était pas un livreur de journaux.

Winter hocha la tête en attendant la suite.

— Je viens de vérifier auprès du Göteborgs Posten et ce matin-là, avant-hier donc, le livreur attitré s’est fait porter pâle en dernière minute, juste avant sa tournée ; il leur a fallu trois heures avant de trouver un remplaçant. Ça nous mène au moins deux heures après l’agression de Smedsberg.

— Il a pu se déclarer malade et y aller quand même. S’il se sentait mieux.

— Elle, corrigea Bergenhem, c’est une fille.

— Une fille ?

— Je lui ai parlé. Et c’est sûr… elle a chopé une sacrée crève, sans compter qu’elle a un mari et trois enfants à la maison, qui peuvent lui donner un alibi.

— Mais les journaux ont été livrés ?

— Non. Pas avant l’arrivée du remplaçant. D’après le GP en tout cas.

— Tu as vérifié auprès des abonnés ?

— Pas eu le temps. Mais la fille du journal dit qu’ils ont reçu un tas de réclamations. Comme d’hab, pour la citer.

— Pourtant, Smedsberg a vu quelqu’un porter des journaux, insista Winter.

— Il a vu les journaux, de ses yeux ?

Winter fourragea la paperasse qui s’amoncelait dans l’une des corbeilles du bureau. Il relut le procès-verbal d’audition rédigé par Ringmar.

Comment savez-vous qu’il s’agissait d’un livreur de journaux ? avait demandé son collègue.

Parce qu’il portait une grosse pile de journaux et rentrait dans un immeuble, après quoi je l’ai vu ressortir et rentrer dans l’immeuble suivant, avait répondu Smedsberg.

Y avait-il un chariot dehors avec d’autres journaux ? avait ajouté Ringmar.

Bonne question, pensa Winter,.

Nooon… pas de chariot. Ce… non, j’en ai pas vu. Mais il portait des journaux, ça je vous le garantis.

— Eh oui, fit Winter en regardant Bergenhem, il a vu cette personne, les bras chargés de journaux, rentrer et sortir d’un immeuble, rue de Gibraltar.

— OK.

— Mais pas de chariot. C’est pas dans leurs habitudes, non ?

— Je vérifie, promit Bergenhem.

— Vérifie l’identité du remplaçant pendant que tu y es.

— Naturellement.

Winter ralluma son cigarillo et rejeta la fumée.

— Nous avons donc possiblement un faux livreur de journaux qui se trouvait dans les environs au moment de l’agression.

— Oui.

— Intéressant. La question est de savoir si c’est notre homme. Et si ce n’était pas le cas, que faisait-il là ?

— Un dingue ?

— Un dingue qui joue au livreur de journaux ? Pourquoi pas ?

— Un doux dingue, alors.

— Mais si c’est notre homme, il aurait dû planifier ça rigoureusement. Prévoir un paquet de journaux. Se pointer à la bonne heure. (L’inspecteur acquiesça.) Savait-il que Smedsberg allait passer par là ? Lui ou quelqu’un d’autre ? C’est un lieu de passage.

— Mais pourquoi s’embêter à trimbaler des journaux ? Il lui suffisait de se cacher.

— Sauf s’il a utilisé ce déguisement pour se fondre dans le paysage. Donner… une impression de sécurité. Quoi de plus rassurant qu’un livreur diligent ?

— Il a pu essayer d’entrer en contact par ce biais, enchérit Bergenhem.

Winter prit une nouvelle bouffée en regardant le jour baisser dehors. Le soleil les avait déjà quittés pour d’autres contrées.

— C’est précisément ce à quoi je pensais.

— On n’a pas le droit d’avoir des idées originales.

— Mais c’est toi qui l’as dit le premier, sourit le commissaire.

Bergenhem s’était assis ; il se pencha en avant.

— Ils se sont peut-être parlé. Ça se fait d’échanger deux mots avec un livreur de journaux.

Winter hocha la tête et patienta.

— Ils sont entrés en contact d’une manière ou d’une autre, continua Bergenhem.

— Pourquoi Smedsberg n’en a-t-il pas fait mention, dans ce cas ?

— D’après toi ?

— Hum… tout est possible. Ils se sont dit quelque chose. L’étudiant a continué son chemin. Le livreur est entré dans l’immeuble.

— Voyons, Erik. C’est pas crédible. Smedsberg nous l’aurait indiqué.

— Donne-moi une autre hypothèse.

— Je ne sais pas… mais s’ils ont échangé plus de deux mots, cela signifie que Smedsberg nous cache quelque chose.

— Quoi donc ?

— Eh bien…

— Veut-il cacher qu’il a parlé à un étranger ? Non. C’est un grand garçon et nous ne sommes pas ses parents. Veut-il cacher qu’il avait bu, éviter qu’on le lui rappelle, qu’on le rappelle à d’autres ? Non.

— Non, répéta Bergenhem, qui savait où Winter voulait en venir.

— Si, pour suivre notre raisonnement, nous supposons qu’il veut cacher quelque chose, c’est peut-être en rapport avec ses orientations sexuelles.

— À savoir qu’il est pédé, acquiesça l’inspecteur. Il a établi une forme de contact et le faux livreur de journaux lui a mis le grappin dessus avant de le frapper.

— Mais nous vivons au xxie siècle, dans un pays civilisé, objecta Winter. Un jeune homme peut-il cacher ses préférences sexuelles au point de protéger la personne qui a tenté de l’assassiner ?

Bergenhem haussa les épaules.

— Il faut lui poser la question.

— Oui. Après tout, ça expliquerait pas mal de choses.

— Il y a encore…

— Oui ?

— Où sont les journaux ?

— Très juste.

— Il en transportait, mais aucun abonné ne les a eus et nous n’en avons pas retrouvé.

— Nous ne les avons pas cherchés, rectifia Winter. Nous supposions qu’ils étaient arrivés à bon port.

— C’est vrai.

— Il y a peut-être un tas quelque part. Ce serait bien de le retrouver.

— Oui.

— Encore faut-il croire à cette histoire de livreur que nous a servie Smedsberg, ajouta le commissaire en se frottant le nez. Et pourquoi le faire si, simple hypothèse, nous ne le suivions sur d’autres points de sa déposition ?

Bergenhem se passa la main dans les cheveux, de gauche à droite, une habitude qu’avait également prise sa petite fille de quatre ans.

— Ce raisonnement pourrait jeter une lumière nouvelle sur les autres agressions.

— Une lumière ou une ombre, suggéra Winter avec un sourire. On pédale toujours dans la choucroute.

À vélo, pensa-t-il immédiatement. L’agresseur avait pu s’approcher à vélo. D’où la rapidité, l’effet de surprise. Un vélo silencieux. Une roue qui tourne…

— Sur quatre agressions, reprit Bergenhem, on n’a aucun témoin, aucune trace du criminel. Les victimes n’ont rien vu ni entendu, ou pas grand-chose.

— Continue.

— Eh bien… peut-être qu’ils ont tous été… en contact avec l’agresseur.

— Comment ça ? Il aurait chaque fois joué le livreur de journaux ?

— Je ne sais pas. Il aurait pu jouer un autre… rôle, un autre personnage. Pour ne pas les effrayer.

— Oui.

— On a vérifié s’il y avait des livreurs de journaux dans les autres affaires ? s’enquit Bergenhem.

— Non. Pas eu le temps.

Pas encore pensé à le faire, corrigea-t-il mentalement.

— Ça vaudrait le coup de voir ça, insista Bergenhem. On a déjà parlé avec les riverains.

— Mais pas des journaux.

— Non, on ne leur a pas posé la question.

On obtient les réponses aux questions qu’on a posées, se dit Winter.

— Eh oui…, poursuivit l’inspecteur, il reste donc la question de l’orientation sexuelle des autres victimes.

— Tous pédés ?

Bergenhem esquissa un geste qui signifiait « p’t-être ben que oui p’t-être ben que non ».

— Des jeunes gens à l’affût d’une rencontre, qui auront payé cher l’expérience ? suggéra Winter.

— Possible.

— Ils seraient tombés sur un, ou plusieurs homophobes ?

— Peut-être, mais je parierais sur un seul.

— Quelle orientation aurait-il, cet agresseur ?

— Je ne le vois pas homo, fit Bergenhem.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, ça ne colle pas.

— Ils ne sont pas violents, ces gens-là ?

— Les cogneurs de pédés n’en sont pas, non.

Winter garda le silence.

— Ça ne colle pas, répéta Bergenhem. Évidemment, il est trop tôt pour se prononcer sur quoi que ce soit.

— Pas du tout. C’est comme ça qu’on avance. Par le dialogue. On a quand même abouti à un mobile plausible.

— À savoir ?

— La haine.

Bergenhem hocha la tête.

— Supposons un instant que les quatre étudiants ne se connaissent pas, reprit Winter. Ils n’ont pas d’histoire commune, de ce point de vue-là. Mais ils seraient réunis par leurs… préférences sexuelles.

— L’agresseur est homophobe, compléta Bergenhem. Soit. Mais comment savait-il que ses victimes étaient pédés ?

— Il suffisait qu’il soit invité à les suivre chez eux.

— Peut-être…

— C’est toi qui es entré le premier dans ce raisonnement.

— Vraiment ?

— L’agresseur pourrait les avoir connus tous les quatre, souligna le commissaire.

— Comment cela ?

— Imaginons qu’il ait, lui aussi, cette… orientation. Ils se seraient rencontrés dans un club, les Libres Étudiants Gays, ou je ne sais quoi. Au pub. Le rendez-vous secret aurait dégénéré en drame passionnel.

— Un quadruple drame, fit l’inspecteur, dubitatif.

— Il pourrait y en avoir d’autres encore.

Winter se frotta de nouveau le bout du nez. Tout cela n’était que des mots. Les spéculations devaient maintenant être suivies de questions, d’autres questions encore, de promenades dans les rues, dans les escaliers, de nouvelles auditions et de conversations téléphoniques, de lectures, suivies de nouvelles lectures, suivies d’examens et de nouveaux examens.

— Il reste encore une question, reprit-il. S’il y avait un faux livreur de journaux… si nous pouvons le faire confirmer par des témoins… comment savait-il qu’il ne serait pas dérangé ce matin-là ?

Bergenhem hocha la tête.

— Il fallait qu’il soit au courant. Sinon, lui et la vraie livreuse se seraient rentrés dedans. Et elle n’est pas venue. Comment pouvait-il le savoir ?