16

Winter aperçut le garçonnet à travers la porte. Il dormait. Plus exactement, on lui avait administré un somnifère. Ils étaient venus directement du Bistro en taxi. Je veux être avec toi cette fois-ci, lui avait dit Angela. Tu ne vas pas toujours être seul. En plus, c’est mon lieu de travail. Mon service. Et puis, Elsa est déjà endormie.

— Il aurait pu mourir de froid, constata Ringmar.

— Ou d’autre chose, répondit Winter qui avait lu les rapports, encore succints, de l’hôpital et du médecin légiste, Pia E:son Fröberg. Quand a-t-on donné l’alarme ?

— Bien après sa disparition, probablement.

— Quand donc ? Quand a-t-il disparu ?

— Après quatre heures. (Ringmar consulta ses notes.) Aux environs de 16 h 15. Mais ce n’est qu’une estimation.

— Elle nous vient du personnel de la crèche ?

— Oui.

— Comment ça s’est passé ? Que faisaient-ils ?

— Eh bien… personne ne peut vraiment le dire.

— Alors, il est parti se balader tout seul ?

Ringmar garda le silence.

— Vraiment ?

— Je n’en sais rien, Erik. Je ne les ai pas enten…

— OK. C’est facile d’enlever un gamin, de toute manière.

Angela tressaillit.

Il y avait une femme assise auprès de l’enfant. Des appareils médicaux. Un bruit peu naturel. Une lumière pas très agréable.

— On va s’installer ailleurs, décida Winter.

On avait mis une pièce à leur disposition.

— Où sont les parents ? s’enquit-il tandis qu’ils traversaient le couloir.

— Là-haut, chez l’un des médecins.

— Ils restent sur place ?

— Naturellement.

— Moi, je rentre, fit Angela.

Ils s’embrassèrent, devant un Ringmar au visage fermé.

 

La pièce était aussi nue que les arbres et les rues dehors. Winter s’adossa contre un mur. Les trois verres de vin qu’il avait bus dans la soirée lui avaient donné mal à la tête. Plus loin, une radio jouait du rock à niveau assez bas. Touch me, perçut-il. Et puis quelque chose comme Take me to that other place. Mais il n’y avait pas d’autre lieu. C’était là, tout était là.

Le petit garçon dans la chambre avait quelques mois de plus qu’Elsa.

— On a dû le promener en bagnole, déclara Ringmar.

— Où donc ?

— Le groupe était sur l’aire de jeux, dans le parc. Ensuite… eh bien…

— Ensuite, on est dans le noir, compléta Winter.

— Il y avait bien dix kilomètres d’un point à l’autre.

Dix kilomètres de l’aire de jeux d’où le gamin avait disparu à l’endroit où il avait été finalement retrouvé.

— Qui l’a découvert ?

— Classique. Un clebs, puis le propriétaire du clebs.

— Où est-il ? Le maître, je veux dire.

— Chez lui.

Winter hocha la tête.

— Ça faisait déjà quatre heures qu’il avait disparu, conclut-il.

— À peu près.

— Que sait-on de ses blessures ?

Ringmar fit un geste vague, qui pouvait dire tout et son contraire. Il avait à peine le courage de lever la main, semblait-il. Les guitares avaient cessé de résonner dans le corridor. Qui pouvait bien écouter du rock dans ce service ?

— Il souffre de contusions sur le buste. Et sur le visage. Rien sous… sous la taille.

— J’ai vu son visage.

— Moi, juste son bras.

— Rien ne t’étonne plus dans cette vie ? lui demanda Winter en se dégageant du mur. Dans cette vie qui est la nôtre aujourd’hui.

— Il y a des questions auxquelles on ne peut répondre ni par oui ni par non.

— Où se trouvaient les parents quand l’alarme a été donnée au commissariat central ?

— Le père était au travail, entouré de plusieurs personnes, et la mère prenait un café avec une amie.

— Le ravisseur l’a trimbalé aux heures de pointe, quand les gens regardent droit devant eux et ne pensent qu’à rentrer à la maison.

— Il s’est garé dans le parc, ou juste à côté, ajouta Ringmar qui se frottait le menton, déjà râpeux après une journée de travail. Les experts sont sur place.

— Bonne chance, commenta Winter sans conviction. Sur un parking, tu dois avoir un million d’empreintes qui se croisent les unes les autres. À la rigueur sur une pelouse bien souple et humide, sinon, ça ne peut pas marcher.

On devra chercher du côté de nos habitués, songea-t-il. Le plus dur, c’est de s’y mettre. Soit on le trouve dans la liste, soit on ne le trouve pas. Et ça risque de nous prendre du temps.

— Il faut que je parle au personnel de la crèche, dit-il. Quel que soit leur nombre. Ou leur petit nombre.

 

Mais, pour commencer, les parents. Ils l’attendaient dans un bureau que Winter connaissait bien. Celui d’Angela. Avant de rentrer à la maison, elle avait fait en sorte que Paul et Barbara Waggoner puissent s’y installer. D’ordinaire, une photo d’Elsa avec son père trônait sur le bureau ; elle l’avait retirée, avec sa délicatesse habituelle.

L’homme était resté debout, la femme s’était assise. On devinait chez eux un état de nervosité contenue, qui témoignait d’une volonté de retenir le temps, de le retenir dans un alors. Évidemment. Les victimes de crimes ou leurs proches, quand ils n’étaient pas coupables, aspiraient toujours à un retour en arrière. Les autres aussi probablement. Lui-même serait volontiers revenu une heure auparavant, quand il était attablé au Bistro 1965, une heure qui renvoyait aussi bien à un autre monde. Un recoin protégé. Take me to that other place. Il n’était pas de garde ce soir-là, mais Bertil l’avait appelé, sentant qu’il voudrait être présent. Cette intuition de Bertil l’effraya, car son collègue ne s’y trompait jamais. Cette affaire serait un sombre et long voyage, auquel Winter devait participer depuis le début. Ce genre de choses était difficile à expliquer aux autres. Il regarda Ringmar assis sur la banquette à côté de la mère. Cette complicité entre nous, Bertil et moi. Il se frotta le crâne. Mon mal de cheveux s’est dissipé.

— Est-ce qu’il pourra retrouver la vue ? demanda Barbara Waggoner sans lever les yeux.

Winter ne répondit pas, Ringmar non plus. Nous ne sommes pas des médecins, pensa le commissaire. Lève les yeux, et tu le verras tout de suite.

— Ce n’est pas le médecin, Barbara, lui souffla son mari, avec un léger accent britannique. Il vient de nous quitter.

— Il ne pouvait rien nous dire à ce sujet, fit-elle comme si elle plaçait ses espoirs dans les nouveaux spécialistes qui venaient de franchir la porte.

— Madame Waggoner… (Elle redressa la tête et Winter se chargea des présentations.) Pouvons-nous vous poser quelques questions ?

Il consulta l’homme du regard. Celui-ci acquiesça.

— Comment peut-on faire ça à… un enfant ? continua-t-elle.

La question du pourquoi… La plus difficile.

— C’est bien à vous de répondre à cela ? reprit son époux sur un ton faussement flegmatique.

— Nous allons d’abord tout mettre en œuvre pour retrouver celui qui a fait ça.

— Quel monstre ! fit l’homme. What kind of fucking monster is this ? !

— Nous sommes venus…

— Vous n’avez pas de fichiers sur ces gens-là ? Il suffit de chercher dedans, non ?

L’accent se faisait plus marqué.

— C’est prévu, assura Winter.

— Alors, que faites-vous ici ?

— Nous avons quelques questions sur Simon. Ce sera…

— Des questions ? Nous n’avons rien de plus à dire que ce que vous avez vu vous-mêmes.

— Paul, intervint la femme.

— Oui ?

— Laisse-les parler, s’il te plaît.

Le regard de l’homme se fixa sur elle, avant de se détourner.

— Posez vos questions, dit-il.

Winter s’enquit de leurs horaires, leurs routines, et des vêtements de l’enfant. Avait-il quelque chose sur lui ? Quelque chose dont il ne faudrait pas lui parler pour l’instant.

— Comment cela ?

— Est-ce qu’il lui manque quelque chose ?

— Un jouet, précisa Ringmar. Un doudou, par exemple. Un porte-bonheur, n’importe quel objet qui ne le quitterait pas.

— Keepsake ? fit l’homme.

— Oui.

— Pourquoi cette question ?

— Je vois, déclara Barbara Waggoner en se levant.

Winter décela chez elle un léger accent, très discret. Parlaient-ils anglais entre eux, ou suédois, ou alors les deux pour que l’enfant devienne bilingue ? Anglais sans doute, puisque le petit fréquentait déjà l’école suédoise.

— Ah bon ? s’étonna son mari.

— Tu ne comprends pas ? dit-elle. Pour le cas où celui… celui qui… pour le cas où il le lui aurait volé.

L’homme hocha la tête.

— Y avait-il un objet à subtiliser ? reprit Winter.

— Nous… nous n’y avons pas réfléchi, répondit-il. Wehaven’t checked it.

— Vérifié quoi ? insista Winter.

— Sa montre, s’écria Barbara Waggoner avant de se poser la main sur la bouche. Il ne l’enlevait jamais. (Elle se tourna vers son conjoint.) Je ne l’ai pas vue…

— Une montre bleue.

— En plastique, compléta-t-elle.

Ringmar quitta la pièce.

— Est-ce que je peux vous proposer du café ? fit Winter. Du thé ?

— Nous venons d’en prendre, merci, murmura Barbara Waggoner.

— Est-ce que c’est… courant ? demanda son époux. Qu’il arrive des choses pareilles aux enfants ?

Winter ne savait pas s’il était question de Göteborg, de la Suède, des maltraitances envers les enfants en général, ou de ce genre de… crime en particulier. Plusieurs réponses étaient envisageables. L’une d’elles étant qu’il était courant de voir les enfants maltraités par des adultes. Enfants ou adolescents. Le plus souvent à l’intérieur de la famille. Presque toujours dans la famille, songea-t-il en observant le couple Waggoner, la trentaine, les traits tirés se découpant dans la pénombre. Des pères et des mères battaient leurs enfants. Il en avait visité, de ces foyers dont il avait tâché d’ensevelir le souvenir avant qu’il ne resurgisse immanquablement. Des enfants qui restaient handicapés pour le restant de leur vie. Certains ne marcheraient plus, d’autres ne voyaient plus, comme ce petit Simon dont les yeux avaient été touchés.

Certains en mouraient. Et ceux qui survivaient n’oubliaient jamais. Personne n’oubliait jamais. Bon Dieu, il en avait rencontré de ces victimes devenues adultes, chez qui la blessure persistait, dans le regard, ou dans la voix.

— Je veux dire, ici, en ville, précisa Paul Waggoner. Qu’un enfant soit enlevé comme ça, maltraité et puis, comment dire… relâché… peut-être après… après…

Il ne put continuer. Il avait le visage défait.

— Non, répliqua Winter, ce n’est pas courant.

— C’est déjà arrivé ?

— Non. Pas de cette manière.

— How do you mean ? Pas de cette manière ?

Winter le fixa du regard.

— Je ne sais pas vraiment ce que je veux dire. Pas encore. Il nous faut d’abord en savoir plus sur ce qui s’est vraiment passé.

— Un fou a enlevé notre enfant alors qu’il était sur un terrain de jeux avec son daycare. Voilà ce qui s’est passé. (Il regardait Winter, mais il y avait dans ses yeux plus de résignation que d’agressivité.) Voilà ce qui s’est vraiment passé. Et je vous demandais si c’était la première fois.

— J’en saurai bientôt un peu plus là-dessus.

— Si c’est déjà arrivé, alors ça peut recommencer.

— Ça ne te suffit pas que ce soit arrivé, Paul ? s’écria Barbara Waggoner en se levant du canapé pour aller poser son bras sur les épaules de son mari. Ça nous est arrivé, Paul. C’est arrivé à Simon. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Est-ce qu’on ne peut pas… se concentrer sur notre cas et essayer de… l’aider ? Tu ne comprends pas ? Il faut laisser la police faire son travail. Paul ? Tu comprends ce que je dis ?

Il acquiesça. Peut-être comprenait-il. Winter entendit Ringmar ouvrir la porte derrière lui. Il se retourna. Son collègue secoua légèrement la tête.

— Vous avez retrouvé la montre ? demanda Paul Waggoner.

— Non, répondit Ringmar.

 

En bouclant sa ceinture de sécurité, Larissa Serimov sentit le poids de son arme contre son flanc. Un Sigsauer ne pesait guère plus que beaucoup d’accessoires, mais on ne pouvait oublier sa présence.

Il faisait doux, en ce début décembre. Des vitrines de Noël sous une température de dix, douze degrés. Brorsson conduisait la vitre plus qu’à moitié baissée. Les cheveux au vent, il avait l’air d’un trotteur sur la ligne d’arrivée. La jeune femme se demanda l’espace d’un instant si les chevaux étaient idiots ou seulement nerveux. Qu’une feuille vole au vent et ils piquent aussitôt un galop. Bêtise ? Nervosité ? Les deux ?

Pour Kalle Brorsson, c’était les deux. Larissa affichait un vague sourire, mais elle était mal à l’aise. Son collègue avait quelque chose d’inquiétant.

— Fais attention à ne pas attraper un torticolis.

— Ça ne m’arrive qu’en été, pour rien en général.

— Moi, je sais pourquoi, fit-elle quand ils obliquèrent en direction de la mer.

Elle entendait les mouettes dehors.

— Ah ouais ?

— C’est parce que, l’été, tu conduis la fenêtre ouverte, déclara-t-elle.

— Mais on n’est pas l’été, justement.

Elle eut un rire sonore.

— Quoique, les températures sont quasiment estivales en milieu de journée.

— On est donc l’été, Kalle.

— T’as raison, admit-il en lui adressant un clin d’œil.

— Et on peut s’attendre logiquement à ce que tu attrapes un torticolis, fit-elle en contemplant les rochers et la mer d’huile.

Brorsson finit par remonter la glace.

— Tout droit ! indiqua-t-elle à la hauteur du rond-point.

Ils poursuivirent jusqu’au fond de l’impasse et se garèrent. Sur leur droite, adossé à la montagne, le lotissement était construit par paliers. La baie s’ouvrait devant eux. Des bateaux à voile étaient encore à l’appontement.

— C’est ouvert, lui lança Brorsson.

La salle de restaurant leur tendait les bras, dans un bâtiment en forme de phare. Tout respirait le calme et vous invitait au repos. Mais il n’en était pas question pour eux.

— On vient à peine de déjeuner, répondit-elle. Tu as oublié ?

— Non, je sais, mais je me disais qu’on pourrait contrôler ceux qui sortent. (Elle vit ses yeux se rétrécir.) Les faire souffler dans le ballon. Je veux atteindre mon quota de conducteurs en état d’ivresse d’ici Noël. (Il la fixa.) Je tiens beaucoup aux statistiques.

— J’ai vu ça.

— Et toi ? ajouta-t-il, avec un regard sur sa montre.

— Tu ne pourrais pas laisser les gens tranquilles pour une fois ?

— Comment ça ?

— Je pense à cette pauvre femme d’hier, sur Linnégatan. En plus, on n’avait rien à faire dans ce quartier.

— Elle ne s’est pas arrêtée.

— Si.

— Elle a tenté de fuir.

— Fuir quoi ?

Il garda le silence.

— Fuir quoi ? répéta-t-elle.

— Ces bonnes femmes arrogantes.

— T’as un problème, Kalle.

— Tu veux qu’on en parle ?

— Après tout, je m’en fous. Ils vivent là-haut, c’est là qu’on va, dit-elle en tendant le bras.

— Dans ce cas, on n’avait pas besoin de passer par ici.

— J’avais envie de voir la mer.

Connard. Elle jura en russe dans son for intérieur. Ça sonnait mieux qu’en suédois.

Ils montèrent à bord et prirent la côte.

— Voilà, fit-elle, pour qu’il gare la voiture.

— J’attends dehors.

— Évite de tracasser les voisins.

Kristina Bergort ouvrit dès la deuxième sonnerie. La policière aperçut sa fille, Maja, qui pointait la tête vers la porte.

— Entrez.

— J’espère que tout va bien, dit Larissa Larimov, qui regretta aussitôt cette banalité.

La fillette se serra contre sa mère.

— Magnus m’a appelé pour me prévenir qu’il ne pourrait pas se libérer de son travail.

C’était surtout avec vous que je tenais à parler, pensa-t-elle, mal à l’aise en uniforme dans la cuisine.

La fillette regardait l’arme et le ceinturon qui dépassaient de sa veste. La policière réalisa qu’elle ne l’avait pas encore saluée.

— Bonjour, Maja.

La petite releva les yeux, timidement, elle eut un sourire rapide et baissa de nouveau le regard.

— Tu peux retourner jouer, lui dit sa maman.

Elle se retourna et Larissa Serimov aperçut comme une éraflure sur son bras. L’enfant disparut dans le couloir.

— Elle a un problème à la jambe ?

— À… la jambe ?

— Oui. On aurait dit qu’elle boitait.

— Maja ? Je n’avais pas vu. (Kristina Bergort la dévisageait d’un air vaguement inquiet.) Je l’aurais vu, non ?

La policière réfléchissait à ce qu’elle devait dire maintenant. Elle voulait savoir. C’était la raison de sa visite.

— Un peu de café ?

Larissa Serimov pensa à Kalle Brorsson, dehors. Elle répondait par l’affirmative lorsque que son portable sonna.

— Tu comptes rester longtemps ?

— Dix minutes, un quart d’heure.

— Je fais un tour en bagnole.

Elle raccrocha et songea à cette pauvre humanité maintenant livrée à la vindicte de Brorsson, puis elle se tourna vers Kristina Bergort.

— J’ai repensé à cette histoire que Maja vous racontait, commença-t-elle.