5

Pour une fois qu’il était de patrouille, Janne Alinder remontait tranquillement les beaux boulevards, quand l’enfer se déchaîna sous leurs yeux. Pris de folie, le tram bondit pour ainsi dire au-dessus du carrefour, avant de se faire percuter par les voitures qui surgissaient de tous côtés.

— Nom de Dieu ! lâcha Johan Minnonen, en finnois.

Pourtant, son coéquipier n’utilisait jamais sa langue natale.

Alinder donna immédiatement l’alarme. Le spectacle n’était pas beau à voir : des voitures avaient grimpé le long des parois du tram avant de redescendre de l’autre côté. Il entendait crier. Un moteur beuglait encore dans les secousses de l’agonie. Il entendit des sirènes. Il vit des lumières. Un nouveau cri, de femme. Voici qu’arrivait une ambulance. Elle devait passer dans le coin au moment où il avait appelé. Une fourgonnette de police. Une autre, avec une voiture de patrouille équipée des nouveaux gyrophares qui giclaient sur tout le Västra Götaland.

 

Pas de mort. On décompta finalement un bras cassé, des foulures et des brûlures causées par des airbags qui avaient éclaté. Près de la cabine du conducteur, un ivrogne s’était étalé sur le pare-brise, sans le briser. Il avait le front ouvert, mais le cerveau n’était pas en compote, à ce qu’il semblait.

Il pourra bientôt reprendre la belle vie, songea Alinder, en voyant s’éloigner l’ambulance.

Alinder avait été le premier à monter dans le wagon, après avoir enfin obtenu du conducteur qu’il ouvre les portes. Coup d’œil circulaire : le type en sang à l’avant, une femme secouée de sanglots, quelques enfants serrés sur un siège près d’un homme qui les entourait encore de ses bras pour les protéger du choc. Deux jeunes gens assis à l’arrière, l’un noir, l’autre blanc, mais tous deux blafards sous les faisceaux de lumière qui traversaient le wagon.

Le conducteur restait figé, le regard tendu en avant, dans la direction qu’il aurait pu suivre en toute tranquillité s’il avait bien fait son boulot, respecté les feux. L’homme allongé au sol barrait l’accès à la cabine de conduite. Il dégageait des relents d’alcool. Oui, un vrai soûlard. Mais le conducteur avait peut-être biberonné, lui aussi. Ça s’était déjà vu.

Il avait lentement tourné la tête vers le policier. Son porte-documents posé sur ses genoux, il paraissait calme, et indemne. Alinder n’avait rien remarqué de particulier dans la cabine. À quoi ça ressemblait, de toute façon, en temps normal ?

Il y avait quelque chose d’accroché, suspendu à un lacet. Alinder avait cru voir une petite peluche d’animal, un genre d’oiseau, vert, qui se détachait à peine sur la paroi. Un grand bec. On aurait dit un porte-bonheur.

Le conducteur s’était retourné sur son siège, avait levé la main gauche et rangé l’objet dans sa serviette. Eh oui. Un fétiche. Tout le monde avait besoin d’une forme de compagnie, ou de protection. En l’occurrence, le volatile ne l’avait pas vraiment aidé, le gars.

La rame se vidait. Les collègues qui auraient empêché les gens de descendre n’étaient pas encore arrivés.

— J’apprécierais que vous restiez à bord jusqu’à ce que nous ayons éclairci la situation, avait lancé Alinder.

Deux jeunes au crâne planté d’aiguilles l’avaient regardé, avant de descendre. Pas trace non plus du Noir et de son copain.

Le conducteur était assis face à lui. En état de choc, mais pas complètement paralysé.

Au moins, il était sobre.

Blond, la quarantaine, le regard perçant. Perçant quoi ?

Il était mal fagoté dans un uniforme dont la coupe valait la leur. Il tournait sa casquette entre ses mains, un tour, puis un autre. Un tressaillement à l’œil gauche. Il avait à peine décroché un mot, se contentant de hocher la tête, quand ils avaient fini par s’extraire du cercle des curieux regroupés sur les lieux.

Alinder avait noté son nom et son adresse.

— Reprenons depuis le début, dit-il en enclenchant le magnétophone. (Pour tester son stylo, il dessina machinalement une casquette.) Vous avez manqué les signaux lumineux, n’est-ce pas ?

Le conducteur acquiesça, d’un mouvement imperceptible.

— Et comment cela se fait-il ?

Le conducteur haussa les épaules, en tordant son couvre-chef.

— Allons, fit Alinder. Est-ce l’ivrogne qui vous a dérangé ?

Trop directif, comme question, mais on s’en fout.

Le conducteur le fixa.

— L’homme étendu près de la cabine avait un sacré coup dans le nez. Que faisait-il là ? Quand le choc a eu lieu.

Le conducteur remua la bouche, mais aucun mot n’en sortit.

Serait-il muet ? se demanda Alinder. Non, ils ne peuvent pas employer des muets à la Compagnie des Tramways de Göteborg. Un conducteur, ça communique avec les passagers. Encore sous le choc ? Est-ce que ça rend muet ? Ouais. J’en sais rien, moi.

— Il va falloir me répondre.

L’homme tripotait toujours sa casquette.

— Vous ne savez pas parler ?

Nouveaux tours de casquette.

OK, se dit Alinder. On continue. Il poussa un verre d’eau en direction du conducteur, qui ne but pas.

Son porte-serviette était posé sur la chaise, à côté de lui, un porte-serviette comme ils en avaient tous. Alinder s’était toujours demandé ce qu’il y avait là-dedans quand il voyait un conducteur de tram se diriger vers sa rame, tel un pilote vers son avion. Des parcours alternatifs ? Un peu plus difficile sur des rails que sur les routes aériennes.

Il y avait au moins une chose dans cette serviette, mais ça n’avait aucun rapport.

— Les signaux ne fonctionnaient pas ?

Le conducteur garda le silence.

— Vous avez grillé un stop.

Le conducteur acquiesça.

— C’est un carrefour très fréquenté, fit observer Alinder.

Le conducteur hocha vaguement la tête.

— Ça aurait pu se finir beaucoup plus mal, continua le policier.

Le regard du conducteur avait pris la tangente. Ex-conducteur, songea Alinder. Il ne risquait pas de reprendre le volant avant qu’on ait tiré au clair cette histoire.

— Nous pouvons vous aider.

— Co-co-co-co, fit l’homme.

— Pardon ?

— Com-com-com-comment ?

Le pauvre gars, il bégaye. C’est donc ça.

— L’au-l’au-l’au-l’au…

— Oui ?

— L’au-l’au-l’au-l’au-l’au-l’au-l’au-l’autre.

— L’autre ? Vous voulez dire l’autre ?

Le conducteur acquiesça.

— L’autre. Quel autre ?

L’homme pointa le sol.

— Celui qui était allongé par terre ?

Le conducteur opina du bonnet. Alinder jeta un œil au magnétophone dont la bande tournait sans faillir. Signes de tête bien enregistrés, songea-t-il. Bé-bé-bé-gaiements aussi.

— Dois-je comprendre que cet homme vous a dérangé pendant que vous conduisiez ?

 

Ils étaient plus nombreux que les fois précédentes. Hommes, femmes et enfants. Au départ, ils formaient le groupe parental du Centre social, qui avait bénéficié de cours de relaxation. Angela avait gardé le contact avec plusieurs des femmes, et lui, à sa grande surprise, s’était entendu avec certains de leurs conjoints. Malgré une relative différence d’âge.

— C’est parce que tu restes immature, lui avait dit Angela, pendant qu’ils préparaient la fête, dans leur appartement.

— Moi qui ai toujours été le benjamin, avait-il répondu en débouchant une bouteille de vin.

— Est-ce vraiment préférable ?

— Non. Mais ça a toujours été le cas. Le plus jeune commissaire du pays…

— Plus maintenant.

— Mais tout de même…

Le téléphone avait alors sonné ; ils avaient tous deux pensé à la mère d’Erik, en direct de Nueva Andalucía : c’était son heure. Erreur.

— Long time no see, Erik.

— Likewise, Steve.

Steve Macdonald avait été son partenaire lors d’une affaire pénible, quelques années auparavant. Winter s’était rendu à Londres, dans les quartiers sud, autour de Croydon, et les deux commissaires étaient devenus amis. Des amis éloignés, mais néanmoins des amis.

Macdonald était à Göteborg lorsque l’affaire avait trouvé son dénouement dramatique.

Ils avaient le même âge et Steve avait des jumelles adolescentes.

— Les filles veulent voir du pays ! avait-il annoncé.

— Formidable ! On vous attend pour quand ? avait continué Winter avec son accent british impeccable.

— Eh bien… leur école est en travaux au début du mois de décembre, alors on s’est dit : pourquoi ne pas en profiter ?

— Bien sûr, mais c’est bientôt.

— Göteborg, c’est pour ainsi dire la banlieue de Londres.

— Hmm.

— Tu pourrais nous trouver un bon hôtel en centre-ville ? Bon, selon mes normes. Pas les tiennes.

— Vous viendrez habiter chez nous, c’est évident.

— Non, non. Beth vient aussi, nous serons donc quatre.

— Tu connais la maison.

Winter revoyait Steve sur le balcon par une chaude soirée d’été, un verre à la main, dangereusement perché à vingt mètres au-dessus du sol. Ils avaient tâché de se détendre et d’oublier tout ce qui s’était passé dans les semaines précédentes.

— J’ai surtout vu la cuisine et le balcon.

— On a de l’espace, je t’assure.

— Ce serait pour trois jours.

— Pas de problème.

— Bon…

— Tu as l’adresse. On se rappelle un peu avant pour les détails pratiques. Je pense à la bière et au whisky.

— Le whisky, j’en fais mon affaire. Un Dallas Dhu de trente-trois ans d’âge et un Springbank qui est vraiment sublime, je te le jure. Plus vieux que nous.

Macdonald était écossais, il avait grandi dans une ferme de la région d’Inverness, non loin du village de Dallas dans le Speyside.

— Je crois que je serai, moi aussi, en congé, avait ajouté Winter.

— Eh bien. C’est l’harmonisation des pratiques tant souhaitée par la hiérarchie ! Sinon, comment vont Angela et Elsa ?

— Très bien.

— Dans ce cas…

— See you later, alligator ! lui avait lancé Winter.

Mais il n’y aurait pas de retrouvailles, de Dallas Dhu, de Springbank. Pas cette fois. Steve devait le rappeler avant la fin du mois : l’une des jumelles avait attrapé une vilaine bronchite et le voyage serait annulé.

 

La fête battait son plein autour du buffet. La preuve, personne ne parlait boulot. Winter avait fait rôtir deux selles d’agneau et n’enregistrait aucune plainte sur la viande, le gratin de pommes de terre ou la sauce pimentée.

Ni sur la tarte aux cerises. L’expresso. Le calvados, la grappa et le marc, qui firent plus d’adeptes qu’il n’aurait imaginé.

*

Il dut s’y reprendre à trois fois pour ouvrir la sacoche, mais Bill n’avait subi aucun dommage. Posé sur son perchoir, il aurait presque pu faire entendre ses drôles d’imitations. Là, il l’entendait ! C’était vraiment drôle !

Le policier avait parlé longtemps et lui aussi, il avait fini par parler, quand son nœud dans la gorge s’était relâché, quand il avait commencé à se calmer.

 

La fillette riait, il la voyait tendre le bras vers Bill qui se balançait sur son fil. Ils s’amusaient bien. Il la vit glisser un petit bonbon dans sa bouche. Il vit sa propre main droite la toucher et se retirer vite, très vite. C’était comme du duvet.

 

Comme tu es doux, avait dit l’oncle. Si doux à toucher.

Il était assis dans le train. Une dame, dans le train, lui avait demandé où il allait. Il avait éclaté de rire.

Maman !

Maman !

Elle l’attendait sur le quai, la ville lui avait paru très grande, ensuite. Il n’habitait pas dans une grande ville avec papa, et là, si, c’était grand. Très grand.

Maman !

Mon petit, lui avait dit maman.

Voici ton oncle, avait-elle dit.

L’oncle avait pris sa main et touché sa tête.

Mon petit, avait-il dit.

L’oncle vit chez moi, avait expliqué sa mère.

Ou plutôt, c’est toi qui vis chez moi, avait dit l’oncle. Ils avaient ri, lui aussi il avait ri.

Ils avaient fait un très bon dîner.

Tu vas dormir ici, avait dit maman.

Le matin, elle était partie au travail, loin, très loin là-bas en ville.

Tu veux faire une petite promenade ? avait proposé l’oncle.

Ils avaient marché longtemps dans un sens, et dans l’autre.

Je sens que tu as froid, lui avait dit l’oncle, de retour à la maison.

Viens là que je te réchauffe, mon petit. Comme tu es doux. Si doux à toucher.