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L’un des enfants se précipita du haut de son perchoir et atterrit dans le bac à sable, puis il éclata d’un rire bref. Ça avait l’air amusant. Lui aussi voulait sauter, mais alors il lui faudrait sortir de la voiture, longer la grille et franchir le portillon pour grimper sur les barres jaunes et rouges.

L’autoradio était allumé, mais il s’en fichait. Une giclée de pluie éclaboussa la vitre. Il leva les yeux : le ciel s’était assombri. Il tendit le regard vers le terrain de jeux, vers les arbres, sur la gauche. Les branches avaient perdu leurs feuilles, les arbres étaient nus. À présent, on voyait ce qui restait invisible l’été. La ville était nue. Il y avait pensé en roulant le long des rues mouillées. Cette ville se retrouvait encore toute nue. Il n’aimait pas ça. C’était presque pire qu’avant.

Un deuxième enfant sauta de l’échelle et s’esclaffa à l’atterrissage. La radio ne le gênait pas, il ne l’écoutait pas. Il écoutait le rire de l’enfant. Il riait avec lui. Sans raison particulière, mais il riait parce que c’était drôle de l’entendre rire et d’être un enfant, de sauter, de se relever, de sauter à nouveau.

La pluie cessa avant même d’avoir commencé. Il baissa la glace un peu plus. On sentait le début de l’hiver. Une odeur sans pareille. Sur le sol, des feuilles noircissaient. Des promeneurs suivaient les allées du parc. Avec des poussettes parfois. Quelques adultes étaient présents sur l’aire de jeux. Pas beaucoup. Des enfants, oui, et qui pour la plupart riaient.

Lui aussi, il avait ri quand il était petit. Il se rappelait, une fois, sa maman l’avait soulevé très haut dans ses bras et il avait ri, sa tête avait touché le plafonnier allumé. Il n’y avait plus de lumière quand elle l’avait reposé par terre.

Des paroles à la radio. Il n’entendait pas, car il était resté dans le pays de son enfance. Il était redescendu par terre et sa maman lui avait dit quelque chose. Il ne s’en souvenait plus, plus du tout, mais elle lui avait dit quelque chose. Il y avait tellement repensé, après, à ce qu’elle avait dit, c’était important pour lui ses dernières paroles au moment de franchir la porte, pour ne plus jamais revenir.

Elle n’était jamais revenue.

Sa joue se mouillait comme la vitre de la voiture si la pluie avait continué. Il s’entendit prononcer un mot. Lequel ?

Il revint aux enfants.

Puis à la chambre, c’était plus tard, mais il était encore petit. Assis près de la fenêtre, rayée par la pluie, il avait dessiné les arbres dehors, qui n’avaient plus de feuilles. Sa mère se tenait sous ces arbres. S’il dessinait une voiture, elle était à l’intérieur. Un cheval, elle le montait. Un petit enfant, elle le tenait par la main. Ils marchaient sur une pelouse parsemée de fleurs rouges et jaunes.

Il dessinait un champ. Et la mer après le champ.

Le soir, il faisait le lit pour sa maman. Il avait une petite banquette dans sa chambre, alors il mettait une couverture et un oreiller. Si elle revenait, elle pouvait dormir là. S’allonger directement, sans faire le lit, pas de problème.

Il baissa entièrement la glace et respira péniblement. Il la remonta et démarra pour faire le tour du terrain de jeux en quête d’une place à proximité de l’entrée. Il ouvrit la portière. D’autres voitures étaient stationnées là. Il percevait les voix des enfants comme s’ils avaient été assis à côté de lui. Comme s’ils étaient montés dans sa voiture, pour le voir.

L’autoradio joua de la musique, puis cette voix familière reprit son cours. Une voix qu’il retrouvait quand il rentrait d’un service de jour. Il conduisait parfois la nuit.

Le sol était humide sous ses pieds. Il s’était retrouvé dehors, sans savoir comment. Bizarre. Il pensait à la radio et voilà qu’il était sorti de voiture.

Les enfants riaient encore.

Il s’approchait du terrain de jeux aux arbres sans feuilles, aux branches nues.

Dans sa main, le caméscope avait la taille d’un paquet de cigarettes. À peine plus grand. Les progrès de la technique ! Un imperceptible sifflement quand il appuya sur le bouton pour filmer ce qu’il avait devant les yeux.

Il se rapprocha. Il y avait des enfants partout, mais il ne voyait pas d’adultes pour le moment. Où étaient-ils passés ? Les enfants avaient besoin d’eux, ils risquaient de se blesser sur les échelles, les balançoires.

Les échelles étaient là, tout près de l’entrée. Il se tenait devant.

Un saut.

Et hop ! Hop ! Hop !

Un rire. Il se reprit à rire, sauta, non, mais il ne pouvait pas faire ça. Il aida un enfant, un petit garçon. On remonte, plus haut, plus haut ! Jusqu’au ciel !

Il en sortit un de sa poche et le lui tendit. Regarde ce que j’ai là.

Trois pas jusqu’aux échelles. Puis quatre pas jusqu’à la voiture. L’enfant marchait à petits pas, six jusqu’à l’entrée, huit jusqu’à la voiture.

Des enfants, des enfants partout, pensa-t-il. Et il était le seul à voir le petit garçon, à veiller sur lui. Les grands restaient plus loin, avec leurs tasses à café dont la fumée montait dans l’air froid et humide, comme le sol.

D’autres voitures. On ne voyait plus le petit désormais, de nulle part. Lui seul le voyait, il le tenait par la main.

C’est ça. Oui, j’en ai tout un sac, tu sais. Allez, on ouvre la portière. Tu peux monter tout seul ? Bravo.

 

La blessure dont souffrait l’étudiant, à l’occiput, évoquait une croix. Les cheveux avaient été rasés, l’horrible plaie n’en était que plus visible, mais du moins était-il encore en vie. Il avait une petite chance de survivre.

Le visage de Bertil Ringmar prit une teinte bleutée sous la lumière du porche, à leur sortie de l’hôpital.

— J’ai pensé qu’il fallait que tu voies ça.

Winter acquiesça.

— D’après toi, on a utilisé quel instrument ? continua Ringmar.

— Un genre de pioche. Un outil… agricole. Un outil de cuisine. De jardinage. Je n’en sais rien, Bertil.

Winter actionna la commande à distance de sa Mercedes. Le parking était désert. Les feux de la voiture luisaient comme un avertissement.

— Faudra consulter un paysan, ajouta-t-il, en mettant le contact.

— Sans rire ?

— Rire ? De quoi ?

Ringmar garda le silence. La place Linné était aussi désolée que le parking de l’hôpital.

— C’est le troisième, reprit-il.

Winter hocha la tête, desserra sa cravate et défit les deux derniers boutons de sa chemise.

— Trois jeunes gens frappés à mort, ou presque, avec un mystérieux instrument, précisa Ringmar. Trois étudiants. (Il se tourna vers son collègue.) C’est un hasard, tu crois ?

— Qu’ils soient étudiants ?

— Oui.

— Les étudiants, répondit Winter en poursuivant vers l’ouest, ça représente trente-cinq mille personnes dans cette ville.

— Mmm.

— Un cercle de relations très large même s’ils ne fréquentaient que leurs semblables.

Ringmar tapotait l’accoudoir. Winter quitta l’avenue pour se diriger vers le nord. Les rues redevenaient plus étroites et les villas grossissaient à mesure.

— Qui peut bien se balader avec une pioche un samedi soir ? soupira Ringmar.

— Aucune idée.

— Tu as fait la fac, toi.

— Une première année de droit, je ne suis pas allé plus loin.

— Plus loin à droite non plus.

— Ah, ah !

— Pour ma part j’ai fréquenté l’école de la vie, fit remarquer Ringmar.

— Et quand est-ce qu’on obtient son diplôme ?

Ringmar secoua les épaules.

— On repasse l’examen tous les jours, c’est vrai. On se voit tous les jours récompensé, Erik.

— Par qui ?

Ringmar ne répliqua pas. Winter ralentit.

— Prends tout de suite à droite pour éviter la déviation.

Winter obtempéra et se glissa entre deux véhicules garés devant une maison de bois. L’éclairage intérieur jetait une faible lumière sur la pelouse, entre les érables qui ressemblaient à des membres tendus vers le ciel.

— Tu manges un morceau avec moi ?

Winter consulta sa montre.

— Angela t’attend peut-être avec des huîtres ?

— Ce n’est pas tout à fait la saison.

— Alors tu veux dire bonsoir à Elsa ?

— Elle dort déjà, répondit Winter. Va pour une tartine. Tu aurais de la bière slovaque ?

 

Winter avait remonté trois bouteilles de la cave.

— Il n’y a plus que de la tchèque, c’est ça ? s’excusa Ringmar, le nez dans le frigo.

— Tu seras pardonné, dit son collègue en attrapant le décapsuleur.

— Omelette et hareng fumé, ça te va ?

— Si on a le temps, c’est plutôt long à préparer, une omelette. Tu n’aurais pas de ciboulette ?

Ringmar sourit, déposa les ingrédients sur la paillasse et se mit à l’œuvre. Winter goûta la bière. Elle était bonne, suffisamment fraîche. Il défit sa cravate et suspendit son veston au dos de la chaise. Son cou l’élançait après une longue journée à l’école de la vie. Une récompense répétée. Il revoyait le visage de l’étudiant, sa blessure. Un étudiant en droit, comme lui. Si j’avais continué, je serais chef de la police à l’heure qu’il est, pensa-t-il en reprenant une gorgée. À l’abri de la racaille. Je ne serais pas obligé de me pencher sur tous ces cadavres, et ces blessures en forme de croix.

— Les deux autres n’ont visiblement aucun ennemi, fit observer Ringmar, tout en battant consciencieusement ses œufs à la fourchette.

— Pardon ?

— Les autres gars marqués au crâne. On ne leur connaît pas d’ennemi.

— Trop jeunes pour en avoir.

— Toi aussi t’es jeune, répliqua Ringmar en soulevant le bol en alu. Tu en as, toi, des ennemis ?

— Pas un seul. On s’en fait plus tard dans la vie.

Ringmar prépara les tartines.

— Avec ça, il faudrait de l’aquavit.

— D’accord, je peux rentrer en taxi.

*

— C’est le même agresseur, déclara Ringmar. Qu’est-ce qu’il peut bien chercher ?

— Le plaisir de faire du mal à autrui, répondit Winter en avalant la dernière goutte de son deuxième schnaps.

Il secoua la tête lorsque Ringmar souleva le flacon d’un air interrogateur.

— Mais pas de n’importe quelle façon, ajouta ce dernier.

— Pas n’importe qui non plus.

— Si. Peut-être.

— On essaiera d’auditionner ce garçon demain.

— Un coup par-derrière dans une rue sombre. Il n’a rien vu, rien entendu, rien dit. Il ne sait rien.

— C’est à voir.

— Il faudra mettre la pression à Pia E:son Fröberg pour identifier l’arme, reprit Ringmar.

Winter revoyait le visage pâle et tendu de la médecin légiste. Dans des temps immémoriaux, ils avaient formé un couple, ou presque. Ils avaient maintenant tout oublié, tout pardonné.

— Pour autant que ça puisse nous aider, continua Ringmar en lorgnant son verre vide.

Ils entendirent s’ouvrir et se refermer la porte d’entrée, puis une voix féminine les interpella.

— On est ici ! lança Ringmar en retour.

Sa fille fit irruption dans la cuisine, en anorak. Brune, comme son père. Presque de la même taille. Même nez, même regard direct.

— Erik avait besoin de compagnie.

— Je ne te crois pas, fit-elle en tendant la main vers Winter.

— Alors, tu reconnais encore Moa ?

— Cela fait un moment, tu dois avoir…

— Vingt-cinq ans, coupa-t-elle. À grands pas vers la retraite et toujours chez ses parents. Qu’en dites-vous ?

— On peut dire que Moa est entre deux appartements, rectifia Ringmar. C’est une solution provisoire.

— Voilà dans quelle époque on vit, soupira-t-elle. Les enfants reviennent au nid.

— Sympa, commenta Winter.

— Tu parles !

— OK.

Elle prit un siège.

— J’ai droit à une bière ?

Ringmar alla chercher un verre et lui versa ce qui restait de la troisième bouteille.

— J’ai entendu parler de cette histoire d’agression, dit-elle.

— Où donc ? s’étonna Ringmar.

— À la fac. Il faisait du droit. Jakob, c’est ça ?

— Tu le connais ?

— Non. Pas personnellement.

— Et tu connais quelqu’un qui le connaît ? demanda Winter.

— Ça devient malsain, répondit-elle. Je suppose que vous voilà de nouveau en service. (Elle fixa Winter, puis son père.) Excusez-moi. C’est vraiment sérieux. Je ne voulais pas faire de mauvais esprit.

— Eh bien…, fit Winter.

— Quelqu’un qui connaîtrait quelqu’un qui le connaît… À voir.

 

Lorsqu’il sortit du taxi, la place Vasa était silencieuse et désertée. La lumière des réverbères se réfléchissait sur la vitrine du kiosque à journaux, au coin de la place de l’Université. L’école de la vie, songea-t-il à nouveau, en composant le code du portail.

Un relent de tabac dans l’ascenseur, qu’il pouvait s’attribuer.

— Tu sens l’alcool, lui dit Angela quand il se pencha au-dessus d’elle, dans le lit.

— Un Ödåkra Taffel.

— C’est bien ce qui me semblait, fit-elle en se retournant vers le mur. C’est toi qui déposes Elsa demain. Je me lève à cinq heures et demie.

— Je suis passé dans sa chambre. Elle dort comme un loir.

Angela marmonna quelque chose.

— Comment ?

— Attends de voir demain. Tôt le matin.

Comment pouvait-il l’ignorer après six mois de congé de paternité ? Il savait tout d’Elsa et elle savait tout de lui. Il n’avait sans doute jamais connu pareil bonheur. Six mois durant, il avait échappé à cette ville, au-dehors. C’étaient les mêmes rues, mais il les avait fréquentées à hauteur de trottoir, lentement, sans ce regard de l’enquêteur, sinon pour chercher un café où s’installer un instant avec elle.

En reprenant le travail, il avait ressenti un… appétit particulier, presque honteux. Comme s’il était prêt à reprendre la lutte, cette guerre impossible à remporter, mais qu’ils étaient obligés de mener. Oui. C’était ça. On avait beau couper un bras, il en repoussait un autre, mais il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer à couper.

À la minute où il s’endormit, il revit l’étrange blessure de l’étudiant.