24

Ils étaient tout proches de la ville. Coltrane jouait dans l’autoradio. À la hauteur du Gazomètre, un pick-up les dépassa, conduit par un homme en bonnet de lutin. Coltrane plongeait dans son solo. Les vibrations traversèrent l’habitacle de la Mercedes et la tête de Winter. Un deuxième bonnet à clochettes leur passa devant.

— C’est quoi, ce cirque ? ! s’écria Ringmar.

— La parade des Lutins.

— Tu n’aurais pas des chants de Noël ?

Winter s’arrêta au rouge. L’opéra brillait de mille feux. Sur le passage piéton, des gens bien habillés allaient écouter un chef-d’œuvre de l’art lyrique dont il n’avait pas retenu le nom. Ce n’était pas son genre de musique.

— Ce ne sera pas drôle comme Noël, lâcha Ringmar, le regard droit devant lui, comme en quête de lutins joyeux pour se dérider.

— Tu penses à Martin ?

— À quoi d’autre ? On a beau être commissaire, on n’en reste pas moins homme.

— Je vais parler avec Moa, promit Winter. Je te l’ai déjà dit avant, mais cette fois, je vais le faire.

— Laisse tomber.

— Ce sera un moyen indirect de parler avec Martin. D’abord Moa, ensuite Martin.

— C’est entre lui et moi, Erik.

— Dis plutôt que ça vient de lui.

Ringmar inspira longuement.

— Il m’arrive de rester éveillé la nuit à réfléchir sur l’événement qui a pu tout déclencher. Quand ? Quoi ? Qu’ai-je bien pu faire ?

Winter attendait qu’il poursuive. Il quitta l’autoroute en direction de chez Ringmar. La place principale de Mariaplan avait gardé son air d’antan. Des jeunes qui traînaient autour du kiosque à saucisses ; le ballet des tramways ; la pharmacie, toujours au même emplacement, comme la boutique du photographe, la librairie. C’était son quartier, à lui aussi, durant son enfance et son adolescence à Hagen, dans la maison même où sa sœur vivait avec ses filles.

— Je ne l’identifie pas, reprit Ringmar. Cet événement.

— C’est qu’il n’a pas eu lieu.

— Tu te trompes. Il y a toujours quelque chose. Un enfant ou un adolescent, ça n’oublie jamais. Par contre, une fois adulte, il considère parfois la chose autrement qu’elle n’était.

Winter pensa à sa propre fille. Aux années qui l’attendaient. Quels événements particuliers allait-elle traverser ?

Ils remontèrent la rue jusqu’à la maison, qui profitait largement des illuminations de Noël du voisin.

— C’est beau, non ? fit Ringmar avec un sourire goguenard.

— Très. Je comprends mieux pourquoi tu fais de l’insomnie.

Ringmar éclata de rire.

— Tu le connais bien ?

— Pas assez pour pénétrer dans son jardin et dégommer ses guirlandes au Sigsauer en comptant sur sa compréhension.

— Tu veux que je m’en charge ?

— Tu vas déjà en faire assez pour moi, répondit Ringmar en sortant de voiture. À demain.

Il agita la main et remonta le perron qui n’avait pas besoin de lanterne. Une vraie luminothérapie, songea Winter. Lui-même aurait droit à sa cure dans les dix jours. Un jardin en Espagne, doté de trois palmiers, sous la Montagne Blanche, au rythme de la musique pop de sa mère. Quelques tapas sur la table, des gambas a la plancha, de jambon de Serrano, des boquerones fritos, peut-être un fino pour Angela, et pour lui-même.

Avec un peu de chance, se dit-il en passant le vallon de Slottsskogen pour rentrer chez lui. Tant qu’on ne sera pas assis dans l’avion, je ne dois pas y croire.

Il suivait l’avenue. Il l’avait prise en sens inverse ce matin-là. Mon Dieu, ça lui paraissait déjà tellement loin. Halders et lui étaient restés silencieux dans la voiture, regardant droit devant eux.

— Comment ça va, Fredrik ?

— Mieux qu’à Noël dernier. C’était pas drôle.

Winter avait remarqué que Bertil avait utilisé la même expression : « pas drôle ». Oui, quand ça allait bien, la vie était drôle.

Le Noël précédent, Fredrik Halders l’avait passé avec ses deux enfants, Hannes et Magda, six mois après l’accident de voiture qui avait coûté la vie à Margareta. Aneta Djanali avait partagé quelques heures avec eux. Winter n’en avait jamais parlé avec Fredrik, mais Aneta était passée chez lui, Winter, un jour d’automne, un mois auparavant. Elle n’était pas venue chercher sa bénédiction, mais elle avait tout de même envie d’en parler avec lui.

Ils avaient longuement parlé. Il se réjouissait de l’avoir dans son équipe, qu’il désirait la plus resserrée, la plus unie possible. Il se réjouissait d’avoir Fredrik Halders, et il pensait qu’Aneta et Fredrik se réjouissaient d’être ensemble, même s’il ignorait sous quelle forme.

 

— Vous restez à la maison cette année ?

Winter traversait les nouveaux ronds-points à l’est de la place Frölunda. La circulation était peu intense, pour une fois.

— Quoi ?

— Vous fêtez Noël à Göteborg ?

Halders n’avait pas répondu. Peut-être n’avait-il pas entendu, pas voulu.

Ils avaient longé la mer et ses étendues de varech jaune et brun, de roseaux piquants. Les oiseaux tournaient en cercle au-dessus d’eux, en quête de nourriture. Il n’y avait pas grand monde. Ni sur la grève, ni dans les rues.

Plus tard dans la journée, Winter comparerait ce paysage avec les solitudes encore plus marquées de la campagne en dehors de la ville, en plus aplati.

— Tu as acheté un sapin ? lui avait soudain demandé Halders.

— Non.

— Moi non plus. Mais les enfants me le réclament.

— Elsa pareil.

— Et vous en pensez quoi, avec Angela ?

— On en prendra un petit.

— Les aiguilles, c’est une vraie saleté, quand ça tombe, dès le 26, avait ajouté Halders.

— Tu as vu le Lazio hier ? demanda Winter, en tournant à droite au-dessus du ponton.

Les maisons paraissaient taillées à même le roc. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas passé par là.

— Non. Le Lazio, c’est une vieille équipe de fachos avec une nouvelle clique de supporters tout aussi fachos, avait commenté l’inspecteur. Ils peuvent aller se faire foutre.

— On y est, avait annoncé Winter.

Les maisons jumelles étaient les avant-dernières de l’impasse. Un sapin couvert de guirlandes lumineuses trônait dans le jardin. Mais elles n’étaient pas allumées. La montagne s’élevait juste derrière.

— La maison de droite, avait précisé Winter.

— Tout ce qu’il y a de plus sympa. Et le petit papa, il est là ?

— Vas-y doucement avec eux, Fredrik.

— Quoi ? Tu veux que je fasse le bon et toi le méchant ?

 

Magnus Bergort les avait accueillis d’une poignée de main rapide, mais chaleureuse. Son regard marquait un mélange de curiosité et de confiance, comme s’il avait attendu cette visite avec intérêt. Les yeux étaient d’un bleu transparent. Un dingue, avait songé Halders. Bientôt il prendra sa scie électrique pour découper en morceaux la petite famille.

L’homme portait un costume noir, une cravate bleu marine, des pompes excessivement cirées. Il avait les cheveux blonds coupés en brosse.

— Merci de nous consacrer un peu de votre temps, avait déclaré l’inspecteur.

— Pas de problème, avait répondu Bergort, je n’ai pas besoin d’être au bureau avant dix heures et demie.

La cuisine paraissait avoir été tout juste récurée et il flottait un vague parfum de produit de nettoyage. Un oiseau de mer tournoyait devant la fenêtre entrouverte. Des casseroles, des couteaux et autres ustensiles étaient suspendus le long des murs. Tout en acier brossé.

La fillette était à la crèche. Winter aimait autant.

— Dans quelle branche travaillez-vous, monsieur Bergort ? l’avait questionné Halders.

— Je suis… dans l’analyse financière.

— Où cela ?

— Eh bien… dans une banque. La SEB. (Il s’était passé la main dans les cheveux sans les dépeigner d’un poil.) Appelez-moi Magnus, au fait.

— Vous donnez des conseils aux gens pour gérer leur argent, Magnus ?

— Pas directement. Je travaille sur, oui… des stratégies à long terme pour la banque.

— Pour gérer votre propre argent ?

Winter avait jeté un œil à son collègue.

— Oui, oui, on peut dire les choses comme ça.

— Bon, était intervenu le commissaire. Magnus doit bientôt se rendre à son travail et nous devons aussi regagner le commissariat. Il s’agit ici de ce qui est arrivé à Maja.

— Une drôle d’histoire, avait aussitôt répondu Bergort.

— Comment voyez-vous la chose ? avait demandé Winter.

Est-ce que Magnus Fuhrer se rend compte de ce dont nous parlons ? s’était interrogé Halders.

L’homme avait consulté du regard sa femme. Kristina Bergort paraissait pour la première fois désireuse d’expliquer. D’expliquer quoi ?

— Kristina m’a raconté ça et nous… eh bien, j’ai parlé avec Maja qui m’a dit avoir passé un moment dans la voiture d’un monsieur.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne sais pas quoi en penser.

— Votre fille a-t-elle beaucoup d’imagination ? était intervenu Halders.

— Oui… comme tous les enfants.

— Elle vous a déjà raconté ce genre d’histoire ?

Bergort s’était tourné vers sa femme.

— Non, avait assuré Kristina Bergort. Rien de tel.

— Quelque chose d’approchant ? avait insisté Winter.

— Que voulez-vous dire ? s’était étonné le père.

— Aurait-elle déjà rencontré un inconnu dans un même contexte ? avait repris Halders.

— Non, avait répondu Kristina Bergort. Elle ne nous cache rien et elle nous l’aurait dit dans ce cas.

Tout. Elle raconte tout, avait retenu Halders.

— Elle a perdu une balle ? s’était enquis Winter.

— Oui, sa balle préférée, qu’elle avait depuis Dieu sait combien de temps.

— Quand a-t-elle disparu ?

— Le même jour que… cette histoire.

— Comment ça s’est passé ?

— Je ne comprends pas.

— Comment a-t-elle perdu la balle ?

— Elle nous a dit que ce… monsieur devait la lui jeter de la voiture, mais qu’il ne l’avait pas fait.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a redémarré et il est parti avec, d’après ce que j’ai compris.

— Que dit-elle, maintenant ? Parle-t-elle de cette balle ?

— Oui. Tous les jours, pratiquement. Ça ne date pas de très longtemps.

Halders s’était assis sur une chaise, les yeux vers la fenêtre, mais il s’était ensuite tourné vers elle.

— Vous vous êtes vite décidés à l’emmener à l’hôpital de Frölunda.

— Oui ?

— Qu’est-ce qui vous a poussés à prendre cette décision ?

Elle avait échangé un regard avec son mari, Magnus Heydrich, qui semblait au garde-à-vous à la porte. Il ne s’était pas assis une seule fois durant l’entretien et il avait consulté sa montre à moult reprises.

— Nous avons pensé que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire, avait dit l’homme.

— Avait-elle l’air d’avoir mal ?

— Pas… pas que nous puissions en juger.

— A-t-elle mentionné des coups ?

— Non, avait répondu Kristina Bergort.

— Vous savez que nous travaillons sur une affaire dans laquelle un inconnu a enlevé un enfant qu’on a retrouvé blessé par la suite ?

— Oui. Vous… vous m’avez expliqué ça au téléphone, hier.

— Je n’ai rien lu, ni rien entendu, là-dessus, avait signalé Magnus Bergort.

— On n’a pas donné les détails à la presse. Vous comprenez ? La conversation que nous avons maintenant est confidentielle. Nous avons également discuté avec un autre couple de parents qui a connu une expérience… similaire.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? avait demandé Kristina Bergort.

— Nous l’ignorons encore. C’est pourquoi nous vous interrogeons.

— Maja était-elle blessée ? s’était enquis Halders, retirant les mots de la bouche de Winter.

— Non…, avait commencé la mère.

— Il n’y avait pas quelques bleus ?

— Comment le savez-vous ? Si vous le saviez, vous n’aviez pas besoin de poser la question, d’ailleurs.

— L’inspectrice de police qui vous a accompagnés nous l’a appris. Mais nous voulions avoir votre version de la chose.

— Eh bien, oui. Des bleus. Elle est tombée de la balançoire. Sur le bras, oui. (Kristina Bergort avait relevé son propre bras comme si c’était une preuve de ses dires.) C’est guéri maintenant.

— Ça ne peut pas être lié à cette… rencontre avec l’inconnu ? avait insisté Winter.

— Non.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûrs ?

— Je viens de vous dire que c’était la balançoire. (Elle restait assise sur sa chaise, mais avec peine.) Je vous l’ai dit. (Elle avait consulté son mari qui avait hoché la tête et regardé sa montre, une fois de plus. Il était toujours à la porte, comme un soldat de plomb revêtu d’un costume.) Elle est tombée de la balançoire. (Elle avait de nouveau relevé sa main.) Tombée !

Il y a décidément quelque chose qui cloche là-dedans, avait conclu Winter.