15

Winter alluma un cigarillo, aspira une longue bouffée. La fumée traversa le cercle de lumière sur la table.

— C’est une question épineuse, Bertil.

— Tu vois que ça me mine.

Winter prit une nouvelle bouffée. Il se revit sur le versant d’une montagne s’élevant au-dessus de la Méditerranée quand son père se faisait enterrer dans une église blanche comme neige. Sierra Blanca. Plus aucune possibilité de contact.

— Il a quitté le pays avec son fric, dit Winter.

— Je le sais.

— Ça ne m’a pas plu.

— C’est tout ?

Winter ne répondit pas, se contentant de fumer. Puis il se leva, ouvrit la fenêtre et constata que la pluie avait cessé. Il fit tomber la cendre après avoir contrôlé que personne ne se promenait sur la pelouse juste en dessous. Il se retourna.

— Je ne sais pas.

— Tu en savais quoi, au juste, des… affaires de Bengt ?

— Assez pour ne pas apprécier.

— Oui.

— Il aurait pu rester en Suède et… oui, payer sa part. Il en avait les moyens. Ça ne l’aurait pas empêché d’avoir sa baraque au soleil. (Winter eut un sourire.) S’il avait payé ses impôts, on aurait peut-être un enquêteur de plus.

Il retourna à son bureau. Il se sentait infiniment fatigué. Ils auraient pu résoudre ce conflit, son père et lui, en se parlant. Le silence n’engendre que lui-même.

— On a fini par ne plus se parler, reprit-il. C’était comme si on n’avait plus rien à se dire. (Il se rassit.) Je ne sais pas… j’ai souvent pensé que ça devait remonter plus loin… à quelque chose qui n’a rien à voir avec… avec l’argent. Autre chose.

Ringmar garda le silence. Son regard s’était assombri.

— Mon Dieu, Bertil, je dois te faire mal.

— Je suis là pour ça.

— Tu n’es pas masochiste. Et puis, tu n’es pas comme lui.

— Nous sommes tous différents, mais ça ne nous empêche de faire les mêmes conneries.

— Quelle connerie ?

— J’ai bien dû en faire une. J’ai un fils adulte qui ne veut plus me voir. Il ne veut même pas me parler.

— Il le regrettera. Il changera de position.

— Tu parles d’expérience ?

Winter ne répondit pas. La pluie recommençait à battre la vitre sous un ciel noir. Cinq heures de l’après-midi, il faisait déjà nuit.

— Excuse-moi, Erik. C’est juste que… merde…

— Je peux essayer de lui parler.

— J’ignore où il est.

— Ta fille a bien des contacts avec lui ? Moa.

— Je ne sais pas bien.

— Faut-il que je lui parle aussi ?

— Je ne sais pas, Erik. J’ai moi-même essayé de le faire, mais elle… respecte son souhait.

— Et du côté de Birgitta ?

— C’est pour elle que c’est le pire. Il semble avoir décidé que le refus de me voir l’incluait, elle aussi. (Ringmar se redressa sur sa chaise avec un sourire.) Un genre de package, si tu veux.

— Je lui flanque une bonne rossée si je le retrouve ?

— Je ne pensais pas que tu irais jusque-là.

— Quand les mots ne suffisent plus, il reste les gnons. (Winter levait le poing dans l’atmosphère enfumée.) Pas si rare, comme façon de s’exprimer. Même chez nous.

— On pourrait tester la communication verbale avant, suggéra Ringmar.

On frappa à la porte de Winter. Invité à rentrer, Bergenhem se dirigea vers le bureau nimbé de lumière dans une pièce entièrement sombre.

— Vous vous auditionnez l’un l’autre ?

— À défaut de suspect, on prend ce qu’on a, fit Winter.

— Épargnez-moi ça ! Bon, j’ai regardé d’un peu plus près ces prétendues marques au fer dont parlait Smedsberg.

— Je ne suis pas au courant.

— Ça vient.

Bergenhem prit la chaise à côté de Ringmar. Il semblait en proie à une certaine excitation. Winter se leva pour allumer le lampadaire. L’atmosphère devint immédiatement plus chaleureuse. Il ne manquait plus que des bougies.

— J’ai parlé avec une femme des Services de l’agriculture, expliqua Bergenhem en sortant son carnet. Département de la protection animale.

— Fallait y penser ! sourit Ringmar.

— J’ai plus drôle encore.

— Excuse-moi, Lars. C’est la fatigue de l’audition qu’on vient d’avoir.

— Il s’avère qu’on trouve ce genre de fers en Suède, pas seulement dans les fermes du Wyoming et du Montana. Mais on n’a plus le droit de marquer le bétail à chaud. Au fer rouge.

— Comment on fait alors ?

— On utilise un marquage à froid.

— À la neige carbonique, ajouta Winter.

— Tu savais ça, toi ? s’étonna Ringmar.

— Non, mais ça se devine.

— Eh bien, oui, ils peuvent réfrigérer ces fers à la neige carbonique, ou plus exactement à l’azote liquide, avant de marquer les bêtes avec.

— Et ça se fait encore aujourd’hui ? s’enquit Ringmar.

— Oui. Surtout pour les chevaux, les trotteurs. Mais aussi pour les bovins d’après ma spécialiste.

Ringmar hocha la tête. Bergenhem lui jeta un regard acide.

— Tu le savais déjà, Bertil ? dit-il.

— Les paysans ne sont pas satisfaits du marquage à l’oreille. Quand ils traient le troupeau, ils ne voient pas le numéro depuis leur tabouret sous les pis.

— Eh bien, j’en reviens pas, j’ai atterri dans un congrès du Syndicat de l’agriculture.

— Ces foutues règles communautaires ! enchérit Winter.

— Pourquoi interdit-on le marquage au fer rouge ? reprit Ringmar, sur un ton plus sérieux.

— Eh bien… pour des raisons… humanitaires, si je puis dire. En tout cas, en vertu de la loi de 1988 sur la protection animale, on autorise seulement le marquage à froid.

— On peut utiliser le même fer qu’à chaud ?

— Il semblerait bien.

— Tu as posé la question ?

— Oui.

— OK. Rien de plus ?

— Le plus intéressant dans cette histoire, c’est le symbole. Ils utilisent une combinaison de chiffres. (Il lisait maintenant ses notes.) Le plus souvent trois chiffres. Mais il peut y en avoir plus.

— Que signifient-ils ? l’interrogea Ringmar.

— Ils représentent ce qu’ils appellent un numéro d’unité de production, qui ne vaut que pour la ferme en question.

Ringmar émit un sifflement.

— Ça vaut pour toutes les fermes de Suède ? demanda Winter.

— Toutes celles qui possèdent des bovins, des moutons, des chèvres ou des cochons. Et des chevaux.

Comme dans cet établissement, songea Ringmar. Personnel et clientèle.

— Et les autres ? poursuivit Winter.

— Comment ça ?

— Celles qui ont abandonné l’élevage, par exemple. Ça arrive fréquemment. Est-ce qu’elles restent enregistrées ? Ou bien est-ce qu’on les raye du fichier ?

— Je ne sais pas encore. Je n’ai pas réussi à joindre le responsable du Service de l’enregistrement.

— Si ça se trouve, nos victimes portent un numéro d’enregistrement sous les croûtes de leurs cicatrices, fit Ringmar. Comme un tatouage.

— Est-ce qu’on peut accélérer la cicatrisation ? ricana Bergenhem.

— Je vais en parler avec Pia, répondit Winter.

— Et l’affaire sera réglée, déclara Ringmar.

Bergenhem le regarda d’un air surpris.

— Tu es sérieux, Bertil ?

— Positif.

— L’agresseur aurait trempé son arme dans de l’azote liquide avant d’entrer en action…

— Où donc aurait-il fait ça ? ajouta Ringmar.

— Il peut avoir emporté un thermos de neige, suggéra Winter.

— Ça laisserait des traces ? s’enquit Bergenhem.

— J’ai du mal à l’imaginer. Mais qui pourrait en savoir un peu plus là-dessus ? Sur le bétail, la neige carbonique et le reste ?

Il consulta Ringmar du regard.

— Des inséminateurs, précisa celui-ci. Ils conservent le sperme à froid.

Winter hocha la tête.

Ces gars-là se sont trompés de branche professionnelle, pensa Bergenhem.

 

Les enfants étaient couchés. Halders et Aneta Djanali s’étaient installés dans le sofa. Lui écoutait les U2. All that you can’t leave behind. Tout ce que tu ne peux pas laisser derrière toi.

Il était assailli par des flashs de souvenirs sombres.

Il ignorait si Aneta écoutait ou pas. Elle avait les yeux rivés sur la porte vitrée qui donnait sur la terrasse, fouettée par la pluie. It’s a beautiful day, chantait Bono. Sans doute une acception irlandaise de l’expression « beau temps », sourit Halders.

Il sentit la main d’Aneta sur son cou.

— Prêt pour un massage ?

Il pencha doucement la tête vers l’avant. Elle se leva, se plaça derrière le dossier et lui massa les vertèbres douloureuses.

Il se détendait à mesure. Stuck in a moment you can’t get out of, chantait Bono. C’était exactement ça. Il était bien.

Sa femme avait été tuée par un chauffard qui avait pris la fuite. C’était un an auparavant ? Au début du mois de juin, se rappelait-il. Ses enfants avaient encore quelques jours d’école. Il faisait une chaleur d’enfer et l’enfer ne faisait que commencer.

Ils avaient fini par mettre la main sur ce salaud. Halders avait mené sa propre enquête, en vain. Ensuite, il avait été blessé en cours de service. Bêtement. Pour une connerie de sa part. Non, pensa-t-il, ce n’était pas moi, pas à ce moment-là. J’étais un autre.

Ce con de fuyard n’était qu’un pauvre type, qui ne méritait pas de se faire casser la gueule. Quand Halders l’avait vu, bien après, cela n’avait désormais plus aucun sens pour lui. Il ne ressentait plus de haine. Il n’en avait plus le temps, ni la force. Toute la force qu’il avait, il devait la mettre au service de ses enfants qui commençaient à comprendre ce qui s’était passé.

Maman est au ciel, répétait Magda certains jours.

Son grand frère la dévisageait sans commenter.

Il ne doit pas y croire, se disait Halders, assis avec eux à la table de la cuisine. Ne crois pas au ciel. Le ciel, on le voit que de la terre. C’est pareil qu’ici. De l’air, de la pluie, et du vide.

— Tu te sens comment ? lui demanda Aneta Djanali.

Slow down my beating heart, chantait Bono, d’une voix qui aurait pu être noire, comme les mains de la jeune femme qu’il voyait se glisser le long de ses épaules. Une main sur la poitrine. Slow down my beating heart.

— On va se coucher, fit-il.

 

Angela roulait sous une pluie battante. La nuit était tombée, presque imperceptiblement. Elle sourit. Bientôt décembre et les congés de Noël. Le travail lui pesait davantage en cette saison, elle se fatiguait plus vite, comme ses patients. Elle avait réussi à se faire dispenser de gardes pendant les fêtes. Erik avait vaguement parlé de la Costa del Sol. Elle espérait que Siv appellerait. Elle s’entendait bien avec sa belle-mère. Elle saurait également s’accommoder d’un ciel bleu, d’un verre de vin au soleil et de langoustes grillées au feu de bois.

Mais tout d’abord, quelques courses à Haga. Ils étaient ouverts jusqu’à vingt heures.

Elle traversa la place et descendait la rue Linné, lorsqu’en consultant son rétroviseur, elle vit les lumières bleues d’un gyrophare se mettre en marche, silencieusement.

La voiture sérigraphiée était toujours derrière elle. Qu’est-ce que c’est comme intervention ? se demanda-t-elle. Je ne peux pas tourner tout de suite et les laisser me dépasser. Voici qu’ils actionnent la sirène. Oui, je dois m’échapper le plus vite possible.

Une place se libérait devant la Centrale des Alcools ; elle se gara.

La voiture de police se rangea juste derrière elle. Le gyrophare continuait sa rotation. Personne sur le trottoir.

Elle vit dans son rétroviseur que l’un des policiers s’extirpait du véhicule ; elle se glaça d’effroi. Tout ce qu’elle avait vécu peu de temps auparavant lui revenait à l’esprit, des souvenirs qui tournoyaient comme des flashs de lumière autour d’elle. Elle avait été… kidnappée par un homme en uniforme. Arrêtée par un faux policier, alors qu’elle était enceinte d’Elsa…

On gratta à la vitre, elle aperçut un gant noir. Elle préférait ne rien voir. On frappa de nouveau. Elle lança un œil : on lui faisait signe de baisser la glace.

Elle ne trouvait pas le bouton sur la portière. Voilà, la glace se baissa dans une secousse.

— Ils vous ont pas appris, à l’auto-école, à vous arrêter quand la police le demande ?

Elle garda le silence. Elle pensait : ils ne vous ont pas appris la politesse à l’École de Police ?

— Ça fait un moment qu’on vous talonne.

— Je… je ne pensais pas que ça avait un rapport avec moi.

Il la dévisagea. Son visage à lui était plongé dans l’obscurité, à peine tacheté de flaques de lumière électrique. Il y avait dans son regard quelque chose de dur, voire pire. Un désir de frapper quelque chose ou quelqu’un. Une provocation calculée. Ou bien juste de la fatigue, se dit-elle. Ça nous arrive à tous. À moi la première. Mais ça ne m’empêche pas de rester correcte.

Elle connaissait de vue quelques policiers, mais pas celui-là. Elle tâcha de repérer un autre collègue dans le rétroviseur, mais ne vit rien d’autre que la pluie qui dégoulinait sur la lunette arrière de la Golf.

Une semaine seulement que j’ai ma propre voiture, et voilà ce qui m’arrive.

— Comment va ? fit-il.

Elle garda le silence.

— Permis de conduire.

Elle l’extirpa péniblement de son portefeuille.

— Angela Hoffman ?

Elle hocha la tête.

Il prit le document et recula de quelques pas. Elle devina qu’il faisait une vérification sur fichier et regretta le temps d’une seconde de ne pas porter le nom d’Erik. Cette brute le reconnaîtrait tout de suite. Il marmonnerait deux mots et lui rendrait son permis aussitôt, pour regagner son véhicule et tracasser d’autres malheureux.

Elle tâcha de se calmer. Elle aurait pu montrer son irritation… ou sa peur… mais ça n’aurait fait qu’empirer la situation.

Et si on se mariait ? J’ajouterais Winter à Hoffman.

Je me sentirais plus tranquille.

Un mariage au bord de la mer.

Reconnais que tu y as déjà pensé.

On tambourina la vitre. Il lui rendit son permis, marmonna « Angela Hoffman » une nouvelle fois et retourna à sa voiture dont le gyrophare était toujours en action, ce qui avait provoqué un petit attroupement de curieux. Elle démarra en trombe en direction du nord. À ce stade, elle avait oublié quelle course insignifiante elle avait à faire dans les parages. Elle tourna vers l’est dès qu’elle put. En deux temps trois mouvements, elle gara la voiture dans le parking souterrain et monta à l’appartement où elle lança ses bottes dans le hall.

— Quelle entrée ! fit Winter qui sortait de la cuisine avec Elsa dans les bras. On dirait une charge de cavalerie.

— Je n’en peux plus.

— Un problème au boulot ?

— C’est venu après. Je me suis fait cueillir par un de tes collègues sur le chemin du retour.

— Un contrôle d’identité ?

— Non. Une vraie saloperie.

— Attends un peu.

Elsa gigotait dans ses bras, partagée entre le désir de retrouver sa mère et celui de finir son dîner. Il retourna à la cuisine et installa la petite sur sa chaise pour qu’elle continue à manger toute seule. Il y en avait partout sur le plateau de la table.

— Je ne me sens pas bien, fit Angela, qui l’avait suivi, son manteau toujours sur les épaules.

Elle sortit.

Au bout d’un moment, il l’entendit pleurer au fond de l’appartement.

Il appela sa sœur.

— Salut, Lotta, c’est moi. Est-ce que par hasard Bim ou Kristina seraient à la maison ce soir ?

— Bim, oui. Que se passe-t-il ?

— Une urgence. J’ai besoin d’une baby-sitter.

 

— Les brebis galeuses, ça existe dans tous les métiers.

— On n’a pas le droit de se conduire de cette façon, répondit-elle, son verre de vin à la main.

— Je pourrais facilement savoir qui c’était.

Elle avait vu une ride se creuser sur son front. Il pouvait se mettre… hors de lui. Pour un bref moment, qui n’en était pas moins effrayant.

— Et ensuite ?

— Mieux vaut que tu l’ignores, fit-il en buvant une gorgée de leur puligny-montrachet.

— On s’en fiche ! décida-t-elle.

Elle but à son tour et regarda au-dehors. Elle pointa la tête vers l’immeuble moderne de l’autre côté de la rue Lasarett, plus précisément vers un cinquième étage avec balcon, dont la fenêtre était éclairée.

— J’aime bien les rideaux de mon ancien appart, continua-t-elle.

On avait une belle vue, panoramique, depuis les hauteurs de Kungshöjd.

Il acquiesça.

— Il me manque parfois.

Il acquiesça de nouveau.

— J’en ai passé, des années, dans cet appart.

— Moi aussi.

— Pour toi, c’était plutôt un gîte de nuit, sourit-elle. Pour des nuits partielles.

— La vue me manque.

— Mais le Bistro 1965 n’existait pas encore, ajouta-t-elle avec un regard circulaire sur le restaurant.

L’établissement venait d’ouvrir. C’était la deuxième fois qu’ils venaient, et sans doute pas la dernière. Peut-être étaient-ils les premiers habitués.

Les moules à la coriandre d’Angela arrivaient avec leur purée de potiron. Puisque je sors d’un épisode Halloween, s’était-elle dit en commandant le plat. Winter quant à lui, avait choisi un filet de sandre légèrement fumé sur un lit d’aubergines à l’huile vanillée.

— Délicieux, fit-elle.

— Mmm.

— Est-ce qu’on doit avoir mauvaise conscience de ne pas avoir emmené Elsa ? demanda-t-elle en prenant un peu d’eau.

— On peut rapporter la carte à la maison et la lui lire demain soir.

— J’en ferais bien ma lecture, confia-t-elle en parcourant la liste de vocabulaire gastronomique qui était attachée au dos du menu du jour. Est-ce que tu connais l’escalavida, par exemple ?

— Purée de poivron, d’oignons, d’aubergine avec une pointe de citron, entre autres.

— Avoue que tu l’avais lu avant.

— Bien sûr que non, dit-il avec un sourire en portant son verre à ses lèvres.

— Gremolata ?

— Trop facile.

— Mon Dieu ! (Elle releva la tête.) Mais tu vas voir.

— Pose-moi une vraie colle.

— Confit ?

— Trop facile.

— Vierge ?

— Oui, vierge. (Il loucha vers la carte, posée sur ses genoux.) Ça n’est pas précisé.

— Ah ! Je savais bien que tu trichais.

Une voiture passa devant la fenêtre. Le temps s’était dégagé. Des étoiles couvraient le ciel au-dessus de l’ancien immeuble d’Angela.

— La première fois, dit-elle en désignant la façade de crépi blanc, tu es venu en uniforme. Les voisins m’ont prise pour une criminelle !

Ils poursuivirent la conversation dans la plus grande sérénité. Bien installé dans un endroit public, avec des étrangers autour de soi, on éprouve souvent un sentiment d’intimité, songea Winter. Un paradoxe.

Il buvait maintenant un fief de lagrange, pour accompagner les côtes d’agneau grillées. Celles-ci étaient servies avec une gremolata ainsi qu’un ragoût de haricots et d’artichauts, arrosé de cette vierge à laquelle il n’avait pas vraiment réfléchi en commandant le plat : une sauce légère composée d’huile d’olive vierge, de tomate, de bouillon, ail et fines herbes. Il avait déjà goûté le risotto au vin rouge d’Angela.

La serveuse changea les bougies. La salle s’était vidée peu à peu. Le téléphone de Winter sonna dans la poche intérieure de sa veste.

Elsa, pensa Angela.

— Oui ? répondit-il.

— Bertil à l’appareil. Désolé de te déranger.