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Une ride se creusait entre les sourcils de Pia E:son Fröberg à mesure qu’elle examinait la blessure de Kaite.

Le jeune homme semblait rêvasser, le regard tourné vers la fenêtre, la tête de côté.

— Hum, fit la légiste.

— Oui ? fit Ringmar.

— Eh bien… on peut voir quelque chose, mais on pourrait aussi bien choisir de ne rien voir.

— Merci de ton aide.

— Mais Bertil, c’est juste que je ne peux pas encore te dire s’il y a là une marque spéciale ou si c’est juste… une marque. Une cicatrice. Une blessure en train de cicatriser.

— Merci, Pia, je vois.

— Mais ça pourrait être une… empreinte.

— Qui représenterait quelque chose ?

— Oui.

— Qui ressemblerait à ça ?

Le commissaire lui tendit une copie du dessin de Carlström.

— Possible. Je ne peux pas encore te le certifier.

— On y va ? dit Halders.

Ils se dirigèrent vers la porte.

— Et moi, qu’est-ce que je fais ? lança Kaite en relevant la tête.

— Moi pas savoir, répondit Halders sans se retourner.

— Je ne viens pas avec vous ?

— C’est ce que vous souhaitez ? s’enquit Halders en se retournant.

— Non… non, non.

— Alors, rentrez chez vous et calmez-vous, suggéra Ringmar. Nous vous donnerons de nos nouvelles.

— Mais qu’est-ce qui va se passer avec… ça ? demanda Kaite à Pia E:son Fröberg. Est-ce que ça va… rester ?

— C’est possible.

— Mon Dieu.

— On ne peut encore rien dire, ajouta la jeune femme, avec compassion.

 

Le trafic s’intensifait à mesure qu’ils se rapprochaient du centre. Les illuminations de rues se multipliaient.

— Appelle le jeune Smedsberg pour vérifier s’il est chez lui, dit Ringmar.

On décrocha à la troisième tonalité.

— Ici l’inspecteur de la police criminelle Fredrik Halders.

 

Une heure plus tard, Smedsberg entrait dans le bureau de Ringmar. Il ne se défilera pas, avait pronostiqué Halders.

— Prenez un siège, lui proposa Ringmar.

Smedsberg s’assit sur la chaise.

— On devait pas changer de local ? glissa Halders.

— Bien sûr que si, fit Ringmar. Merci de nous suivre, Gustav.

— De quoi s’agit-il ?

— Comment cela ? fit Halders.

— Je ne comprends…

— Encore assis ?

— On n’a que deux étages à descendre, précisa Ringmar.

Aucun des deux policiers n’ouvrit la bouche dans l’ascenseur. Smedsberg avait la mine d’un condamné dans le couloir de la mort. À moins qu’il ne fasse partie de ces gens qui tirent toujours une gueule de six pieds de long, pensa Halders.

La pièce n’avait rien de confortable. C’était tout le contraire d’une salle d’audition aménagée pour mettre à l’aise un enfant, par exemple. Sur le bureau, une méchante lampe. Au plafond, la lumière était encore plus blafarde. La fenêtre donnait sur la colonne de ventilation.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit Ringmar.

Smedsberg s’assit prudemment, comme dans l’attente d’un contrordre de Halders qu’il dévisageait maintenant. L’inspecteur acquiesça aimablement.

Ringmar alluma le magnétoscope posé sur la table. Halders s’occupait du trépied de la caméra vidéo dont le ronronnement représentait l’élément le plus accueillant de la pièce.

— Vous rentrez chez vous pour Noël, Gustav ? commença Ringmar.

— Euh… quoi ?

— Vous fêtez Noël à la ferme, avec papa ?

— Euh… non.

— Ah bon ?

— Quelle importance pour vous ?

— Technique d’audition classique, lui expliqua Halders, venu se pencher sur le bureau. On commence avec un truc ordinaire et sympathique avant d’arriver sur du lourd.

— Ah oui ?

— Pourquoi avez-vous menacé Aris Kaite ? fit Ringmar.

— Le lourd, commenta Halders.

— Euh…

— C’est limité, comme vocabulaire, pour un étudiant, railla Halders.

— Nous avons appris que vous aviez menacé Aris Kaite.

— Co… comment ?

— Pouvez-vous expliquer cette information ?

— J’ai menacé personne.

— Nous avons des renseignements à ce sujet.

— De qui ?

— D’après vous ?

— Il n’aurait jamais o…

Ringmar ne le lâchait pas du regard.

— Vous vouliez dire, Gustav ?

— Rien.

— Que s’est-il passé entre Aris et vous ?

— Je comprends pas.

— Il s’est passé quelque chose. Nous voulons savoir quoi. Peut-être pouvons-nous vous aider.

Ringmar vit passer un sourire fugace sur les lèvres de Gustav Smedsberg. Que signifiait-il ? Était-il impossible d’aider Smedsberg et Kaite, ou encore un autre ?

— Que s’est-il vraiment passé entre Aris et vous, Gustav ?

— Je vous l’ai dit depuis le début : une histoire de fille.

— Josefin Stenvång, compléta Halders.

— Euh… oui.

— Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ? (Ringmar inclina la tête vers Smedsberg.) Il y a d’autres raisons.

— Je ne sais pas ce qu’il a pu vous dire, mais quoi qu’il en soit, c’est… faux, déclara le jeune homme.

— Vous ne pouvez pas ignorer ce qu’il nous a dit ?

— C’est faux de toute manière.

— Quelle est donc la vérité ?

Smedsberg ne répondit pas. Son visage exprimait des sentiments que Ringmar ne parvenait pas à identifier. Du soulagement ? Non. On était à l’autre bout de la chaîne des affects, dans la part sombre.

— Vous feriez mieux de nous parler. Dans votre intérêt.

Ce sourire cinglant, en même temps que le regard du jeune homme se voilait. Qu’a-t-il bien pu vivre ? Ringmar l’ignorait, il ne parvenait pas à le déceler.

— Gustav, cette agression à Mossen… c’est de l’invention, n’est-ce pas ?

Smedsberg garda le silence. Son sourire avait disparu.

— Vous n’avez jamais été agressé, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que si.

— Vous pouvez changer votre déposition.

— Bien sûr que j’ai été agressé.

Parlons-nous de la même chose ? s’interrogea le commissaire.

— Avez-vous été agressé par votre père, Gustav ?

Smedsberg ne répondit pas. Ce qui était une réponse en soi.

— Était-ce votre père qui vous a agressé à Mossen, Gustav ?

— Non.

— Vous a-t-il agressé chez lui ?

— Ce qu’il a pu vous raconter n’a aucune importance.

— Qui, Gustav ? Qui a dit quoi ?

Smedsberg garda le silence. Il n’avait pas l’air bien. Que dissimulait-il ? Serait-ce pire que notre affaire ? Ringmar lança un regard entendu à Halders.

— Cette histoire de fer à marquer que vous nous avez racontée lors de notre première rencontre, c’était totalement farfelu.

— Ah bon ?

— Personne n’en utilise.

— Peut-être plus maintenant, admit Smedsberg.

— Et jamais on n’en a utilisé dans la ferme de votre père, ajouta Halders.

Une lueur passa dans l’œil de Smedsberg. Est-ce qu’il se moquerait de nous ? songea Ringmar. Non, c’est autre chose, un jeu peut-être, mais pas le sien.

— Comment cette idée de fer à marquer vous est-elle venue à l’esprit, Gustav ?

— Parce que ça y ressemblait.

Oh là, s’inquiéta Ringmar.

Halders faisait mine d’en attendre plus.

— Vous avez bien vérifié ? s’enquit Smedsberg.

— Vérifié quoi ? s’enquit en retour l’inspecteur.

— Le fer, bordel !

— Où pouvions-nous le vérifier ?

Smedsberg regarda Halders avec une expression nouvelle dans les yeux. Cette fois, ce pouvait être un sentiment de doute, et d’insécurité.

— Je dois vraiment tout vous dire ?

*

— Il ne nous a rien dit du tout, estima Halders tandis qu’ils passaient devant la fabrique de margarine Pellerin.

— Ou bien il nous a tout dit.

— On aurait dû mettre sur le gril les deux autres connards tant qu’on y était.

— Tu parles de gens qui ont été victimes d’agressions, et dont l’un est menacé d’invalidité.

— Il s’en sortira. Il va s’en remettre.

— Ça n’empêche, fit Ringmar.

— Il pourra jouer dans l’équipe des Blancs et Bleus d’ici six mois. (Il sourit.) Qu’il boite ou pas. Personne verrait la différence dans cette bande.

— Tu confonds les gars d’Örgryte avec les Blancs et Bleus du IFK Göteborg, rétorqua Ringmar.

— Le plus important pour l’instant, c’est de retourner à la campagne ! lança Winter, depuis la banquette arrière.

Il voyait la ville muer, puis disparaître progressivement. Des bois et des lacs à l’infini. Des trains de banlieue.

Il était resté des heures à compulser les transcriptions d’auditions des enfants, à essayer de se forger une image de l’homme qui les avait abordés. L’individu possédait un perroquet, sans doute nommé Billy. Winter était retourné chez les Waggoner avec dix perroquets en peluche de dix couleurs différentes et Simon avait désigné le vert.

Mais il avait aussi pointé le rouge.

Leur client devait avoir dans les quarante ans, un trentenaire mal conservé ou un quadra en forme. Winter avait parlé avec Aneta Djanali quand Halders et Ringmar étaient rentrés de l’interrogatoire de Smedsberg.

— Nous l’avons renvoyé chez lui, l’avait informé Ringmar.

— Hmm, avait fait Winter.

— Je pense que ça vaut mieux pour le moment.

Ils avaient décidé de retourner voir le père.

— Je vous accompagne, avait déclaré Winter. Je connais les lieux et puis, je réfléchirai à l’autre affaire pendant le trajet.

Il avait son powerbook sur les genoux. Les lacs, les bois et les collines laissaient peu à peu place à la vaste plaine.

— On y est ! annonça Ringmar au croisement.

— Va directement chez le vieux Carlström, dit Winter.

Ringmar hocha la tête et dépassa la maison de Smedsberg à cent mètres de distance. Ils ne virent aucun tracteur ni autre signe de vie.

— On dirait la mer, fit remarquer Halders.

Ringmar acquiesça de nouveau et tambourina le volant.

— Un autre monde, continua l’inspecteur. Quand on voit ça, on comprend des trucs.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Winter en se penchant vers lui.

— Le jeune Smedsberg est un drôle de personnage, non ? Quand on voit ça, on commence à comprendre.

Ils croisèrent un homme juché sur un tracteur, qui leva la main. L’engin sortait d’un chemin de traverse à cent mètres de là. Un tank camouflé dans les bosquets.

— Un autre monde, répéta Halders.

Ils étaient suivis par une bande d’oiseaux qui virevoltaient comme des feuilles mortes au-dessus d’un champ. Ringmar longea les mêmes maisons que la dernière fois. Le bois leur apparut soudain, ténébreux. Puis de nouveau les champs. Ils dépassèrent la ferme familiale de la femme de Smedsberg. Gerd.

Ils étaient arrivés.

Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers la maison. Personne ne vint les accueillir.

— Comment on va justifier notre visite cette fois-ci ? s’inquiéta Ringmar.

— On n’a pas besoin de justification, répliqua Winter.

Le jour tombait rapidement. Il faisait un froid glacial. En levant la main vers la porte, il se remémora le mauvais pressentiment qu’il avait eu au même endroit. C’était pour cette raison qu’il s’était joint à ses collègues, pour vérifier si cette impression reviendrait.

Au troisième coup, ils entendirent du bruit à l’intérieur, puis une voix s’éleva :

— C’est quoi ?

— C’est nous, dit Winter, de la police criminelle régionale. Est-ce que nous pouvons entrer et vous poser quelques questions supplémentaires ?

— Sur quoi ?

— Nous pouvons entrer ?

Ils perçurent le même grognement que la première fois, puis le cliquetis du pêne dans la serrure. La porte s’ouvrit sur une silhouette indéfinissable dans la pénombre de la maison. Winter tendit sa carte. Le vieux n’y jeta pas un regard mais tendit le cou en direction de Halders.

— Qui c’est, lui ?

L’inspecteur se présenta et lui montra sa plaque.

— Alors, quéce qui vous amène aujourd’hui ? fit Carlström.

Il avait toujours les cheveux coupés ras et portait possiblement la même chemise blanchâtre, des bretelles, un pantalon d’un tissu indéfinissable et de grosses chaussettes de laine. Fidèle à son style.

Parlez-moi de contrastes, songea Halders. La chemise blanche de Winter ferait paraître noire celle de Carlström.

L’odeur du feu et de la cendre se mêlait aux relents de nourriture. Du porc. En attendant, il régnait une humidité glaciale sur le perron.

— Nous avons encore deux ou trois points à éclaircir, l’avertit Winter.

Le vieux émit un soupir et ouvrit davantage la porte.

— Eh ben, rentrez alors.

Il les laissa pénétrer dans la cuisine qu’ils remplirent à eux quatre. Elle paraissait avoir rétréci depuis la dernière fois, de même que le vieux était encore plus voûté.

Voici un homme seul, pensa Winter. Un des hommes les plus seuls au monde.

Le poêle à bois était allumé. L’air était sec et assez chaud, en contraste avec le froid coupant de l’entrée.

D’un geste, Carlström les invita à s’asseoir. Il ne leur proposa pas de café.

— Vous vous souvenez que nous avions parlé de marques au fer ? commença Winter.

— J’suis pas sénile.

— Nous en avons trouvé une. Une marque qui y ressemble. Sur l’un des étudiants.

— Ah ouais ?

— Ça ressemble à votre fer, Carlström.

— Ah ouais ?

— Vous vous rendez compte si c’était votre fer ?

— Quéce que j’y peux ?

— Comment cette marque a-t-elle pu se retrouver sur la peau d’un jeune homme à Göteborg ? intervint Ringmar.

— J’en sais rien.

— Nous non plus, dit Winter. C’est un mystère pour nous.

— J’peux pas vous aider. Auriez pu vous épargner le voyage.

— Vous n’avez rien récupéré de ce qui vous a été volé ? demanda Winter.

— D’ici qu’ça arrive, les cochons voleront jusqu’à Skara.

Winter pensa à son propre dessin de cochon volant. Ce temps lui paraissait bien éloigné.

— Vous comprenez pourquoi je vous pose la question, n’est-ce pas ?

— J’suis pas idiot.

— Quelqu’un a pu voler votre fer et l’utiliser.

— Possible, répondit Carlström.

Halders fit malencontreusement tomber une fourchette qui se trouvait sur le poêle à bois. Natanael Carlström sursauta et se retourna vivement. Avec souplesse, enregistra Winter. Son dos s’était redressé en une seconde. En se baissant pour ramasser l’objet, Halders croisa son regard. Il s’était fait la même réflexion.

— Je dois vous redemander si vous n’avez pas des soupçons sur quelqu’un, dit Winter.

— Que non.

— Vous n’avez rien vu de suspect ?

— Quand ça ?

— Au moment du vol. La dernière fois, vous prétendiez l’avoir assez vite découvert.

— J’ai dit ça ?

— Oui.

— J’m’en rappelle pas.

Winter garda le silence. Carlström jeta un œil sur Ringmar, qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Vous aviez des outils qu’on vous a volés.

— Ouais, sans doute.

— Vous n’auriez pas retrouvé un autre… outil depuis la dernière fois, avec cette marque de votre ferme ? demanda Winter.

— Si, dit Carlström.

— Vous en avez retrouvé un ?

— Comme j’vous dis.

Winter et Ringmar échangèrent un regard.

— Où est-il ?

— C’est un p’tit fer, dit Carlström. Il était dans la vieille remise.

La vieille remise, s’étonna Halders. Laquelle est la nouvelle ?