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Il regarda ses mains posées sur le volant. Elles tremblaient. Il dut les faire glisser, que sa conduite n’en soit pas affectée. Il n’en était pas question.

Le parking était plein, ce qui n’arrivait pas souvent. Le temps qu’il fasse le tour du quartier, heureusement, une place s’était libérée.

Il alla boire un verre d’eau à la cuisine avant même d’enlever ses chaussures. Une entorse à ses habitudes. Les chaussures, il fallait les enlever dans l’entrée, pour éviter de salir avec de la terre et du gravier, comme maintenant. Hier, il avait fait le ménage et il voulait que ça reste propre aussi longtemps que possible.

Il reposa le verre et considéra sa paume, les lignes qui s’y dessinaient, puis il détourna la tête et traversa la cuisine, le hall, jusqu’à la salle de bains. Il se lava les mains, sans regarder. Du coup, il s’éclaboussa, mais il n’y pouvait rien.

Il se sécha les mains. Le téléphone sonna. La serviette lui échappa. La sonnerie continuait à retentir. Il gagna le hall.

— A… Allô ?

— Jerner ? Vous êtes bien Mats Jerner ?

— Euh… oui.

— Bonjour, ici la Compagnie des Tramways de Göteborg, Järnström à l’appareil. Je vous appelle au sujet de l’accident sur la place Järn. C’est moi qui m’occupe de l’enquête. Ou qui l’ai récupérée, pour être exact.

Järnström pour la place Järn, songea-t-il. Est-ce qu’ils choisissaient leurs enquêteurs sur leur nom ? Le mien correspond, lui aussi.

— Elle est pratiquement bouclée, continua Järnström.

— On s’est déjà rencontrés ?

— Non.

Il perçut un bruissement de papier.

— Pour vous, c’est terminé. Vous pouvez remonter en selle.

— Je reprends le boulot, c’est ça ?

— Ouais.

— Plus d’interrogatoires ?

— Des interrogatoires ?

— Des questions sur ma façon de travailler.

— Il ne s’agissait…

— Alors, ce n’est plus ma… faute ?

— Personne n’a jamais dit ça. Vous avez…

— J’ai été mis à l’écart.

— Je ne dirais pas ça.

— Comment vous appelez ça ?

— Nous nous sommes occupés de l’enquête et ça nous a pris un certain temps.

— Alors, qui est coupable ?

— Pardon ?

— Qui est coupable ? cria-t-il dans le combiné. (Le gars avait apparemment des problèmes d’audition.) Qui va assumer la faute pour tout ce qui s’est passé ?

— Calmez-vous, Jerner.

— Je suis calme.

— L’affaire est close. En ce qui vous concerne.

— Qui reste concerné ?

— Là, je ne comprends plus.

— Et le soûlard ? C’était entièrement sa faute.

— Ça pose problème, admit Järnström.

— Pour qui ?

— Pour la circulation.

— Pour les conducteurs. Ça pose problème aux conducteurs.

— Ouais.

— C’est pour ça qu’il arrive ce genre de choses.

— Je sais.

— Vous n’aviez rien d’autre à me dire ?

— Non, pas pour le moment. Nous vous demanderons peut-être de préciser un détail ou un autre à l’occasion, mais…

— Alors, je n’ai plus qu’à reprendre le travail ?

— C’est exactement la raison de mon appel.

— Je vous remercie, dit-il en raccrochant.

Sa main recommençait à trembler. Elle était propre, mais secouée de tremblements.

Il retourna s’asseoir à la cuisine, puis il sortit dans le hall, fouilla dans sa poche droite et ressortit le souvenir qu’il avait gardé de la petite fille.

Il s’installa sur le sofa pour l’examiner. Puis éclata en sanglots.

Il n’était jamais allé si loin avant. Jamais. Il sentait que ça allait arriver maintenant et il avait fait un grand détour en voiture pour en sortir, mais au lieu de ça, il avait été pris dans la spirale, et il avait compris que ça finirait comme ça.

Comment ça serait la prochaine fois ?

Non. Non, non, non !

Il se leva pour aller chercher le caméscope dans le hall et poursuivit la discussion avec lui-même.

Le film se déroulait sur l’écran de télévision.

Il entendit la voix du petit garçon qui lui demandait son nom. Il s’entendit lui répondre sans savoir à ce moment-là qu’il le disait. Mais il n’avait pas donné son nom d’aujourd’hui. Il avait dit le nom qu’il portait quand il était enfant, à son âge. Non, plus grand, mais petit quand même.

L’image tremblotait à l’écran. Des voitures, des arbres, la pluie dehors, la circulation dans la rue, un feu, deux, sa main sur le volant. Le garçonnet. Ses cheveux, l’espace d’un instant. Plus de voix, plus aucun bruit. Sa main. Ses cheveux, passant fugitivement de nouveau, pas de visage, pas sur ce film.

 

Winter essaya de se concentrer sur la musique. Elle s’accordait bien avec le crépuscule de novembre. De l’autre côté de la rivière scintillaient les feux des voitures.

Il avait suivi le même chemin que Stillman, l’étudiant en droit, cette nuit-là : après les escaliers, le Forum, son propre cabinet dentaire, la bibliothèque. Il était posté au milieu de la place où l’agression avait eu lieu. Une approche à vélo ? Non, il n’y croyait pas. Une rencontre occasionnelle ? Un type qui passait par là au même moment, qui serait arrivé par-derrière, sur le côté, de face ? Mais Stillman aurait dû le voir, bon sang. Il en aurait parlé après coup.

Il avait pu tomber sur une connaissance.

Restait une possibilité : il était avec quelqu’un dont il ne voulait pas révéler l’identité. Pourquoi ? Warum ? Why ? Porqué ?

La question la plus difficile, comme toujours, et dans toutes les langues. « Qui ? » « Où ? » « Comment ? » « Quand ? », c’étaient les questions immédiates qui exigeaient des réponses immédiates, et quand on les avait, l’affaire était résolue. Ce « Pourquoi ? » pouvait le travailler longtemps après. Lui laissant un goût d’inachevé. La vie n’était pas si facile à comprendre, ni à résumer.

Mais tout de même. En éclairant un peu ce « pourquoi », il avait des chances d’arriver plus rapidement au « qui », « où », « comment » et « quand ».

On frappa doucement à sa porte et, sur sa réponse, Ringmar fit son entrée. Winter resta sur sa chaise tandis que son collègue s’asseyait sur un coin de son bureau.

— Fait sombre là-dedans.

— Tu as besoin de lumière ?

— À quoi d’autre aspirons-nous ?

— C’est reposant, la pénombre, argua Winter.

Ringmar jeta un œil au Panasonic et fit l’effort d’écouter trente secondes.

— Relax, ton jazz.

— Bobo Stenson Trio. Orphelins de guerre, précisa Winter.

— Victimes de guerre.

— Non… ça désigne plutôt ceux qui ont perdu leurs parents à la guerre.

— Victimes de guerre, ça sonne mieux.

— Si tu le dis.

Ringmar prit la chaise devant le bureau. Winter alluma la lampe et un cercle lumineux se dessina entre eux. Ils étaient souvent restés comme ça, à discuter à bâtons rompus pour tenter d’approcher la solution d’une énigme. Sans son aîné, il ne serait pas allé aussi loin. Et réciproquement. Bertil devait le sentir. Et pourtant, certains aspects de la vie de Bertil lui restaient méconnus. Ce dernier ne savait pas tout de lui non plus.

Mais l’heure était venue pour Winter de faire parler le bonhomme, s’il le voulait bien. Peut-être était-ce lié à sa propre vie… la maturité, oui. Son cheminement de jeune célibataire doté d’un certain pouvoir vers… les autres.

Bertil était le ciment de leur brigade. Il le savait. Tout le monde le savait. Winter, lui… eh bien, qu’était-il ? La foreuse ? Dans tous les cas, ils avaient besoin l’un de l’autre, de leurs conversations. De leur jargon à eux, qui n’était jamais qu’un jargon.

— Pourquoi les gens passent-ils leur temps à mentir ? lança Ringmar.

— Ça fait partie du job.

— De mentir ?

— D’écouter des mensonges.

— Regarde-les, ces étudiants, ils nous embobinent.

— Ce sont leurs mensonges.

— Ils deviennent les nôtres, répliqua Ringmar.

— On les démêlera. C’est notre boulot. Eux ne peuvent pas démêler les leurs.

Ringmar hocha la tête.

— Ou alors, ils nous disent la vérité, et rien d’autre.

Ringmar acquiesça, toujours coi.

— Mais ce n’est pas pour parler de ça que tu es venu me voir, Bertil. Je me trompe ?

Ringmar garda le silence.

— Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

Ringmar se passa la main sur le front.

— Tu n’as pas de fièvre ?

— C’est pas ça.

Winter attendit la suite. La musique s’arrêta, c’était la fin du disque. Il faisait plus sombre dehors. Le bruit de la circulation avait augmenté. Des gouttes de pluie coulaient lentement sur la vitre. À Göteborg, la neige était un cadeau rare, qui surprenait tous les deux ans les services du déblaiement, et qui engendrait un véritable chaos. Winter aimait alors rentrer à pied à travers le parc de Heden, sous les flocons, avant de se poster à la fenêtre pour boire du vin chaud.

— C’est Martin, bien sûr, fit Ringmar.

Winter attendit.

— Eh oui…

— Tu veux m’en dire plus, l’encouragea Winter.

— Je ne sais pas comment le dire.

— Dis-le, tout simplement.

— C’est… une histoire entre… père et fils.

— Père et fils.

— Oui… Bordel, j’essaie de saisir comment fonctionne mon gamin. Comment on a pu en arriver là. (Il se pinça le front.) Ce que j’ai bien pu faire. Et lui. Non, moi le premier.

Winter patienta, sortit son paquet de Corps, mais sans prendre de cigarillo. Il releva la tête et Ringmar le regarda dans les yeux.

— C’est pour ça que j’ai pensé à toi. Aux… relations que tu avais avec ton père. Comment c’en est arrivé à ce que… tu n’aies… plus de contact avec lui.