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Winter reconnut la respiration pesante de Carlström, le souffle du poêle à bois, le vent tourbillonnant autour de cette maison abandonnée de Dieu, le silence.

— Excusez si j’dérange tard.

— Je suis debout. J’ai essayé de vous joindre il y a un moment.

Carlström ne répondit pas non plus à cette remarque. Winter patienta.

— C’est pour… Mats, finit par dire le vieux.

— Oui ?

— Il a appelé… juste là.

— Mats vient de vous appeler ? (Il entendit le hochement de tête de Carlström.) À quel sujet ?

— C’était… rien. Mais il était perturbé.

— Perturbé ? Il a dit pourquoi ?

— Y avait… y avait rien à comprendre. Il a parlé du… ciel et d’autre chose que j’ai pas compris. Ça m’a inquiété, voilà.

Sa voix se teintait d’une nuance d’étonnement. Pas compris…

— Quand j’ai voulu vous joindre, c’était à propos de ce que vous avez dit sur Mats. Qu’il évitait la difficulté. Qu’est-ce que vous entendiez par là ? Qu’est-ce qu’il évitait ?

— Eh ben… c’est que c’était dur pour lui de causer. Encore plus quand il était ému. Comme ce soir, quand il a appelé.

Winter revit Mats Jerner devant lui au commissariat. Son calme, quelques secondes seulement de malaise, ce qui était bien naturel. L’impression qu’il avait tout son temps, dans ce lieu étranger, le soir de Noël.

— Vous voulez dire qu’il avait du mal à s’exprimer ?

— Oui.

— Il bégayait ?

— Il bégayait et c’est c’qu’il faisait là, juste quand il a appelé.

— Il appelait d’où ?

— Ben… d’chez lui que j’suppose.

— Vous vous rappelez ce qu’il a dit ?

— Impossible d’y comprendre quoi qu’ce soit.

— Les mots, insista Winter. Dites-moi juste quels mots il a employés. Même dans le désordre.

 

Ringmar gara la voiture à l’abri d’un bosquet sur l’une des petites routes en gravier qui délimitaient les champs. Des nuages sombres naviguaient dans le ciel, tels des lambeaux de cuir. La plaine était blanche et noire sous la lumière de la lune. Le vent le transperçait. On n’entendait que lui.

Une lumière, en provenance de la ferme de Smedsberg. Elle vacillait comme un souffle, augmentant à mesure qu’il avançait, prenant forme pour devenir une fenêtre. Il se rapprocha, ramassa une pleine main de terre qu’il déposa dans un double sachet en plastique, et glissa ce dernier dans la poche de son manteau.

Il se cacha derrière un buisson à cinq mètres de la fenêtre qui se trouvait à la hauteur de ses yeux. Son mobile vibra dans sa poche, mais il ne décrocha pas.

Il reconnut la cuisine, une variante à peine moins antique de celle du vieux Carlström. Georg Smedsberg était penché au-dessus de son fils, assis, la tête baissée, comme dans l’attente d’un coup. La bouche du père vociférait. Tout son corps exprimait la menace. Gustav Smedsberg leva un bras, comme pour se protéger. Pour Ringmar, cette scène disait tout. Elle confirmait ce qui l’avait fait venir là, les paroles de Georg Smedsberg la première fois : ils ne valent sans doute pas mieux.

Il se rappela ce qu’avait dit Gustav lors de leur première audition : Il veut pas forcément nous tuer… mais apposer sa marque sur nous… les victimes. Pour nous montrer qu’il nous… possède.

Ringmar était glacé d’épouvante. Il se secoua et gagna l’entrée principale.

 

Winter composa de nouveau le numéro de Mats Jerner.

Non, ce n’était pas possible.

Mais tout convergeait. Vers lui. Jerner avait agressé les étudiants. Son père d’accueil les avait agressés. Ils avaient fait ça tous les deux. Aucun d’eux n’était responsable. Si. Haine ou désespoir, désir de vengeance. Plusieurs personnages figuraient dans cette danse macabre : Georg Smedsberg, son fils Gustav, la mère, Gerd (si c’était bien la mère), Natanael Carlström, son fils d’accueil Mats Jerner, les autres étudiants, Book, Stillman, Kaite.

Jerner ne répondit pas. Winter consulta sa montre. L’homme était-il retourné au travail ? Pourtant les tram ne circulaient plus à cette heure-là, non ?

Il tendit l’oreille vers les bruits de la place Vasa. Il reposa le combiné, traversa l’entrée pour se rendre au salon et regarda la rue en contrebas. Aucune circulation et personne à l’arrêt de bus. Un taxi descendait lentement la rue Ascheberg, sans doute à vide. L’étoile au sommet du sapin lui souriait.

Il appela le central du commissariat et leur demanda de chercher les horaires des trams.

— Je voudrais également parler avec un membre du personnel de la Compagnie des trams, précisa-t-il.

— Maintenant ?

— Quel est le problème ?

— Il n’y a personne là-bas.

— Je comprends bien. Mais il y a bien des gens chez eux, non ?

— OK, Winter, on te rappelle.

*

Il relâcha un peu les liens du garçonnet, même si le petit ne lui avait rien demandé.

Il ne faisait plus de bruit depuis un moment.

Lui se sentait plus calme à présent.

Il avait appelé le vieux en rentrant de la police. Le soir de Noël ! Ils vivaient au bureau, les policiers ? Pourquoi n’étaient-ils pas chez eux, dans leur famille ? Il avait une famille, celui-là, ça se voyait. Il avait quelque chose de familier. Il y avait repensé tandis qu’il se dépêchait de rentrer à la maison. En sortant du commissariat, un sentiment d’urgence l’avait assailli.

Le garçonnet ne bougeait pas, mais il le laissa attaché. La nourriture qu’il avait placée devant lui n’avait pas été touchée. Le plat n’était pas facile à atteindre non plus.

Micke. Micke Mick. Quand il avait enlevé le foulard doucement posé sur sa bouche, Micke avait encore essayé de brailler et c’était comme avec le petit qui lui avait crié dessus en anglais. Comme s’il n’allait pas comprendre ! Il n’était pas idiot !

Et voici que Micke commençait aussi à faire l’idiot.

Quand il essayait de lui parler, il refusait de répondre. Soit il hurlait, soit il gardait le silence. C’était pas poli.

Il avait fait rouler la voiture sur le tapis où Micke était allongé. Vrrrrrroouuummm ! Il y avait encore tous les autres jouets qu’adoraient les enfants. Leurs jouets préférés. Il les avait empruntés pour Micke. Emprunté, si l’on veut… il pouvait les offrir à Micke et ce seraient ses jouets préférés, à lui aussi. Tout ça, il l’avait fait pour lui. Il avait fait rebondir la balle qui rebondissait mal sur le tapis, alors il s’était levé et l’avait fait rebondir sur le parquet. Très haut ! Micke avait eu droit au petit ange qui brillait comme de l’argent. C’était sûrement de l’argent. Il était accroché à sa chemise. Une odeur pas très agréable se dégageait de la chemise de Micke quand il avait accroché l’oiseau, alors il s’était dépêché de le faire. La montre était sur la table près du lit. La montre anglaise, comme il lui avait dit, en la donnant à Micke. Elle a peut-être une heure d’avance !

Il le portait maintenant dans le salon.

Ils regardaient un film. Regarde, c’est toi, Micke !

Il lui raconta comment il connaissait son prénom. Facile. C’était écrit dans son manteau ! Sur un petit morceau de tissu cousu dans le dos.

Mais il le connaissait de toute façon. Il avait entendu son papa et sa maman dire Micke. On le voyait sur le film qu’ils disaient ça, comme là, à l’instant. Ils étaient trop loin pour qu’on entende, mais on pouvait le lire sur leurs lèvres.

— Regarde là, tu es assis dans ta poussette, Micke !

Il lui montra d’autres enregistrements d’une autre crèche. Une petite fille, une autre. Elles étaient présentes sur de nombreuses images. La première fillette, puis la seconde. Et le petit garçon qu’il avait filmé plus tard.

— Tu voudrais un petit frère, Micke ? On a assez de place.

Il avait perdu son calme, il voulait le retrouver. Il aurait bien voulu que Micke ne fasse pas l’idiot avec lui.

*

Winter se tenait au milieu du séjour avec, à la main, une tasse d’expresso, une de plus. Il se sentait prêt à s’effondrer de fatigue, mais il avait toujours les yeux ouverts.

C’était ce soir ou jamais. Il monta le son du disque qui avait tourné en boucle à faible volume toute la soirée. U2 et leur All That You Can’t Leave Behind, Tout ce que tu ne peux pas laisser derrière toi, plus fort, le crayon sur le papier de la table basse commençait à trembler, walk on, marche… Plus fort, what you got they can’t steal it, no they can’t even feel it, plus fort, walk on, walk onstay safe tonight. Winter était sur le point de se laisser submerger par la puissance sonore lorsque le signal rouge de son téléphone portable se mit à luire sur le bureau. Il arrêta la musique et perçut la sonnerie.

Il se dirigea vers l’appareil, les oreilles bourdonnantes.

— Oui ?

— Je ne te… klr… prr…

Un sifflement.

— Allô ?

— … gros truc…

La voix de Bertil.

— Où t’es, Bertil ? Où est-ce que tu t’es fourré, bordel ? !

— Sme… hhrrlg… garçon… bllra… s’appelle…

— Je ne t’entends pas, Bertil ! La ligne est trop mauvaise.

— Je… klr… entends…

— Tu m’entends ? Ah. Passe chez moi aussi vite que possible. Je répète : aussi vite que possible.

Il raccrocha et rappela aussitôt sur le portable de Bertil à la fois depuis son propre portable et depuis son fixe, sans parvenir à le joindre. Il répéta ce qu’il venait de dire sur sa messagerie automatique.

La sonnerie retentit. Tant qu’on vous appelle, c’est qu’il reste de l’espoir.

— Je vous mets en relation avec un responsable du personnel assez irrité, le prévint son collègue du central. C’était bien ce que vous vouliez, n’est-ce pas ?

— Allô ? Allô ? Bordel ? disait une voix.

— Commissaire Erik Winter à l’appareil.

— Allô ? Qui, vous dites ?

— C’est moi qui ai cherché à vous joindre. Nous sommes sur une affaire et j’ai besoin d’un renseignement.

— Maintenant ? !

— Vous avez un conducteur de tramway du nom de Mats Jerner. Je voudrais savoir sur quelle ligne il travaille et quels sont ses horaires.

— Quoi ? !

Winter répéta tranquillement sa question.

— C’est quoi, bordel… cette histoire ? !

— Nous travaillons sur une affaire très grave et j’aurais besoin d’un peu d’aide, expliqua Winter en haussant la voix. Pouvez-vous m’aider ?

— C’était quel nom, déjà ?

— Jerner. Mats Jerner.

— Je suis… je peux pas me souvenir de tous les noms. Jerner ? C’était pas celui qui a eu un accident ?

— Un accident ?

— Un accrochage. On l’a suspendu le temps de l’enquête. Je suis plus très sûr. Je crois qu’il s’est mis en arrêt-maladie. (Winter perçut un frottement, puis un bruit de chute et de bris.) Merde !

— Comment puis-je le savoir ?

— Demandez-lui.

— Il n’est pas chez lui.

— Ah bon.

— Il a travaillé cet après-midi et doit reprendre son service demain, précisa le commissaire.

— J’en sais rien, fit l’homme dont il ne connaissait toujours pas le nom.

— Qui le sait alors ?

Après un temps d’attente, ponctué de jurons étouffés à l’autre bout du fil, Winter obtint deux numéros.

Il s’apprêtait à les utiliser, quand le téléphone sonna de nouveau sur son bureau.

— Janne Alinder à l’appareil.

— Bonsoir.

— Je suis toujours au poste de police… désolé si ça fait un peu tard. J’avais…

— Pas de souci. Vous avez du nouveau ?

— J’ai vu votre message sur l’intranet et deux trois notes de service. J’ai été absent quelques jours.

— Vous avez trouvé quelque chose dans la plainte de Lena Sköld ?

— Non, mais ailleurs, oui.

— Ah bon ?

— Je ne sais pas ce que ça signifie, mais ça pourrait vous intéresser.

— Quoi donc ?

— On a eu un accrochage sur Järntorget le 27 novembre. Entre un tram et des voitures particulières. Pas de morts ni de blessés graves, mais un soûlard qui se tenait près de la cabine du conducteur s’est cogné la tête contre la vitre et s’est amoché le crâne. C’était un sacré bordel et le conducteur était un peu… spécial.

— Que voulez-vous dire ?

— Il a grillé un feu rouge, ce n’était pas tout à fait de sa faute… mais il avait un drôle de comportement. Même s’il était à jeun. Et, à propos de ce que vous me demandiez au départ, il bégayait.

Alinder avait enregistré leur entretien et venait de le réécouter.

— Assez nerveux, continua-t-il. On peut le comprendre, mais bon. Il était spécial, comme je vous disais.

À l’autre bout du fil, Winter entendait le bruit des feuilles qu’on tourne.

— Voilà les nouvelles sur le front du bégaiement, conclut Alinder.

— Quel est le nom du conducteur ?

Nouveau bruissement de feuilles.

— Il s’appelle… Mats Jerner, dit Alinder.

Winter sentit un frisson lui parcourir le crâne.

— Vous pouvez répéter ?

— Son nom ? Mats Jerner. Avec un J.

— Il apparaît dans une autre affaire. Je l’ai auditionné aujourd’hui même. Enfin, hier.

— Ah oui ?

— C’est quelle ligne ? reprit Winter.

— Attendez un peu. (Alinder revint à l’appareil.) La trois.

— Le tram venait de quelle direction quand l’accrochage a eu lieu ?

— Mmm… de la gauche. De Masthugget.

— OK.

— Il y a encore autre chose.

— Quoi ?

— C’est encore plus bizarre.

— Oui ?

— J’ai pas pris de notes, ni rien. Je ne m’en souvenais pas quand je vous ai appelé de la bagnole, ce soir. Ça m’est revenu en lisant les rapports sur l’accident et l’audition dans le dossier.

Voici ce dont il s’agissait :

Alinder avait été le premier à entrer dans la rame lorsqu’il avait fini par obtenir du conducteur qu’il ouvre les portes. Il avait lancé un regard circulaire : devant, l’individu en sang, une femme qui pleurait très fort, quelques enfants serrés sur un siège près d’un homme qui les entourait de ses bras comme pour les protéger d’un choc qui avait déjà eu lieu. Deux jeunes gens, un Blanc et un Noir.

Le conducteur était figé sur son siège, le regard tendu en avant. Il avait lentement tourné la tête vers lui. Il paraissait calme, et indemne. Il avait posé sa serviette sur ses genoux. Alinder n’avait rien remarqué de particulier dans la cabine, mais il ignorait à quoi elles ressemblaient en temps normal.

Suspendu à un crochet, derrière le conducteur, Alinder avait cru voir un animal miniature. Un oiseau, vert – il n’était pas certain de la couleur, qui ne se détachait guère sur le fond de la cabine. Un grand bec.

Le conducteur s’était retourné sur son siège, avait décroché le machin et l’avait glissé dans sa serviette. Tiens, une mascotte, s’était dit le policier. On a tous besoin d’un peu de compagnie. Ou de protection. En tout cas, ce volatile ne l’avait guère aidé, le gars.

Un petit oiseau vert.