10

Sous l’éclairage des urgences, les patients avaient le teint blafard. La salle d’attente était pleine. Pour un État-Providence…, songea Larissa Serimov. Mais les soins d’urgence n’existent pas dans la Russie d’aujourd’hui. Les besoins oui, pas les soins. Ici, on a un docteur, même si l’attente est longue.

La famille Bergort était assise à l’écart dans l’une des salles attenantes. La fillette roulait une balle sur le sol, mais elle avait les paupières lourdes. Elle va s’endormir pendant l’examen médical, songea la policière en saluant la femme, puis son mari. Les gens ouvraient des yeux ronds devant sa tenue noire barrée de la grosse inscription police dans le dos. Quel intérêt ? avait-elle pensé la première fois qu’elle l’avait endossée. Éviter qu’on me tire dans le dos ? Ou l’inverse ?

— Oui, c’est bien nous, sourit Kristina Bergort.

— Vous avez encore longtemps à attendre ?

— Je ne sais pas.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit la policière avant de se diriger vers le bureau d’accueil.

Kristina Bergort la regarda parler avec l’infirmière puis passer une porte derrière le guichet. Elle la vit ensuite ressortir accompagnée d’un médecin qui fit signe à la petite famille.

Le médecin ausculta l’enfant. Il avait envisagé de l’anesthésier, mais il y renonça.

Larissa Serimov patientait à l’extérieur. Elle s’étonnait que le couple Bergort se montre si calme. L’homme n’avait pas dit un mot.

Lorsqu’ils sortirent, elle se leva.

— Le docteur veut vous dire quelque chose, lui expliqua Kristina Bergort.

— Vous rentrez chez vous maintenant ?

— Que faire d’autre ? répondit la mère avec un regard sur la fillette, endormie dans les bras de son papa.

— Que… qu’est-ce que l’examen a donné ?

— Rien du tout, Dieu merci. (Elle commença à se diriger vers les portes vitrées.) Il faudra que je parle un peu plus avec Maja demain matin.

— N’hésitez pas à me rappeler.

Kristina Bergort hocha la tête et ils quittèrent les lieux.

Larissa entra dans le cabinet de consultation. Le médecin qui finissait d’enregistrer son compte rendu au magnétophone, leva les yeux et vint à sa rencontre. Ce n’était pas leur premier entretien. La police et l’hôpital travaillaient en interaction, surtout à Frölunda où seule la voie rapide les séparait. À un jet de pierres les uns des autres, s’était-elle dit une fois. Et l’on avait bien jeté des pierres, mais sur le poste de police…

— C’est quoi, cette histoire, Larissa ?

— Je ne sais pas. La maman s’est inquiétée. On peut la comprendre.

— Les enfants font parfois preuve de beaucoup d’imagination. La mère m’a raconté ce qui s’est passé et… Non, je ne sais pas ce qu’il faut en conclure.

— Tu n’as pas besoin de croire quoi que ce soit. Un examen nous suffit.

— Examen qui n’a montré aucune trace de sévices physiques. De sévices graves.

— Est-ce qu’il aurait montré autre chose, Tommy ?

— Deux ou trois bleus sur le bras. Un sur le dos. Difficile de dire d’où cela peut provenir.

— On l’aurait tenue trop fort ? Ou pire ?

— Je leur ai posé la question. Pas de réponse claire. Au tout début.

— Comment cela ?

— Le papa semblait regarder ailleurs. (Il fixa des yeux la jeune femme.) Mais c’est peut-être une simple impression.

— Qu’a dit la mère ?

— La gamine serait tombée d’une balançoire et se serait cognée aux montants. Mais, comme si elle se rappelait subitement la raison de leur visite, elle a ensuite prétendu que c’était sûrement l’inconnu qui lui avait fait ces marques.

— Est-ce qu’elle aurait pu se les faire elle-même ? En se cognant ?

— Eh bien… les bleus sont assez récents…

— Tu sembles hésiter.

— Dans les cas de maltraitance, il n’est pas rare que les parents présentent les blessures de leur enfant comme des accidents. Ou qu’ils inventent une histoire.

— Un inconnu attire la petite dans sa voiture, par exemple.

— Ça relève de ta compétence, fit-il avant de répondre au téléphone. (Il lui jeta un regard par-dessus le combiné.) Mais oui, pourquoi pas ?

 

Les deux commissaires préparaient les auditions de l’après-midi. Ils s’étaient installés dans le bureau de Ringmar.

— Tu as refait la tapisserie ? s’enquit Winter.

— Bien sûr. Ce week-end. Tout seul. Je refais ton bureau dimanche prochain, si tu veux.

— C’est juste que ça me paraît plus sombre.

— Mon humeur doit se refléter sur les murs.

— Qu’y a-t-il ?

Ringmar garda le silence.

— C’est… comme d’habitude ? insista Winter.

— C’est… Martin.

— Toujours pas de nouvelles ?

— Non.

— Et Moa, elle sait ?

— Où il est ? Je ne crois pas. Elle me l’aurait sûrement dit. (Ringmar renifla, leva le bras, éternua une première fois, puis une deuxième, avant de redresser la tête.) Il l’appelle de temps en temps. Pour autant que je le sache.

Pourquoi le môme avait-il coupé les ponts ? Bertil ne méritait pas ça. Pour autant qu’il le connaisse.

— Je suis toujours en contact avec mon second enfant, dit Ringmar en regardant la vitre couverte d’une fine couche de buée. Ce n’est peut-être pas si mal finalement. Cinquante pour cent de réussite.

— Il reviendra. Il va reprendre contact.

— La question, c’est d’abord de savoir pourquoi il s’est éloigné.

— Tu devrais lui poser la question.

— Oui.

— Ça n’a certainement rien à voir avec toi, ajouta Winter. Il est en quête de… lui-même. Les jeunes gens se cherchent, plus que les autres.

— En quête de lui-même ? C’est joliment dit.

— N’est-ce pas ?

— Mais il aura bientôt trente ans, bon sang. T’appelles ça jeune ?

— Moi aussi, tu me trouves jeune, Bertil. Et j’ai passé les quarante ans.

— Tu te cherches ?

— Absolument.

— Tu cherches le sens de la vie ?

— Oui.

— Tu en as encore pour longtemps ?

— D’après toi ? répondit Winter. D’après ton expérience de quinquagénaire ?

Le regard de Ringmar s’absenta de nouveau vers la fenêtre qui laissait pénétrer une lumière incertaine de fin d’après-midi.

— Je crois que je l’ai trouvé, déclara Ringmar. Le sens de la vie, dans son ensemble.

— J’écoute.

— On doit tous mourir.

— Mourir ? C’est ce que tu appelles le sens de la vie ?

— Le seul.

— Bertil !

— En tout cas, c’est ce que je ressens en ce moment.

— Ça se soigne, Bertil.

— Je ne pense pas souffrir de dépression.

— En tout cas, tu n’es pas euphorique.

— Tout le monde a le droit d’être un peu à plat. Il y a trop de gens satisfaits qui vous narguent avec leur bonheur à tout faire.

— Là, je te suis.

— Beaucoup trop de gens, répéta Ringmar.

— Pourquoi tu ne fais pas un brin de conversation avec Hanne ?

Hanne Östergaard était l’aumônière de la police, qui travaillait à mi-temps au commissariat. Elle avait été d’un grand soutien pour Winter dans une affaire particulièrement douloureuse.

— Pourquoi pas ? répondit Ringmar.

 

Ringmar fit un brin de conversation cet après-midi-là, mais pas avec Hanne Östergaard.

Jens Book était calé sur des oreillers, dans une position assez inconfortable, semblait-il, mais il refusa d’un signe de tête l’offre de Ringmar d’arranger son lit.

Nous y revoilà, s’était dit Ringmar en pénétrant dans l’hôpital Sahlgrenska où se croisaient les blouses blanches et les civils. Nous devrions ouvrir une annexe sur place. Pourquoi personne n’y a pensé avant ? Je mériterais une prime rien que pour ça. Nous passons notre temps ici. Il nous faudrait un endroit pratique et confortable. Une secrétaire particulière, pourquoi pas ? Il était monté dans l’ascenseur avec des projets plein la tête. Le gamin, lui, avait vu ses projets interrompus. Pas d’études de journalisme avant un moment, peut-être jamais. Il lui restera toujours les Jeux Handisports avait dit Halders.

Mais Jens Book avait commencé à retrouver sa mobilité, tout d’abord dans l’épaule droite, puis lentement dans le reste du corps. Il restait de l’espoir. La paralysie faciale avait disparu, ce qui lui permettait de parler, mais Ringmar ne savait sur quoi débuter l’entretien.

— Pensez-vous qu’il a pu s’approcher à vélo ? finit-il par demander.

L’étudiant parut réfléchir. Au chemin qu’il avait suivi sans doute, jusqu’à ce trottoir devant le marchand de vidéos sur la place Linné. Peu de circulation, peu de lumière, une brume légère sur le parc.

— Peut-être.

— Oui ?

— C’est allé tellement vite. (Il tourna la tête vers la muraille d’oreillers.) Mais je n’ai rien entendu… ni rien vu qui puisse le confirmer.

— Rien du tout ?

— Non.

— Comment allez-vous ? reprit Ringmar.

— Bof…

— On m’a dit que ça allait dans le bon sens.

— Apparemment.

— Vous pouvez bouger la main droite ?

— Un peu, oui.

— Vous pourrez bientôt remuer les orteils.

Jens Book sourit.

— Nous ne sommes pas sûrs d’avoir compris où vous étiez ce soir-là, continua le commissaire.

— Euh, quoi ?

— D’où vous veniez quand vous avez été agressé.

— Quelle importance ?

— On a pu vous suivre.

— De là-bas ? Je ne pense pas.

— D’où, Jens ?

— Je ne vous ai pas dit que j’étais à une fête du côté de… Storgatan ?

— Si.

— Alors ?

— Pas toute la soirée, ajouta Ringmar.

— Comment ?

Ringmar fit mine de consulter son bloc-notes. La page était blanche, mais ça pouvait servir d’avoir l’air de vérifier une info.

— Vous avez quitté cette soirée environ deux heures avant votre agression sur la place Linné.

— Qui vous a dit ça ?

— Plusieurs personnes que nous avons auditionnées. Elles n’en ont pas fait un secret.

— On croirait que c’est moi qui suis en position d’accusé.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Le ton de votre voix.

— Je voudrais juste savoir ce que vous avez fait. Vous pouvez le comprendre, non ? Si nous voulons retrouver votre agresseur, nous devons pour ainsi dire vous suivre à la trace.

Quelle connerie, pensa-t-il, ces formules toutes faites.

Le jeune homme gardait le silence.

— Vous avez rencontré quelqu’un ?

— Même si c’était le cas, ça n’aurait rien à voir avec cette affaire.

— Vous pouvez donc me le dire.

— Vous dire quoi ?

— Si vous avez rencontré quelqu’un.

— Oui et non, fit Jens Book, le regard errant à travers la pièce.

Ringmar hocha la tête comme s’il avait compris.

 

— Vous êtes en quelle année ? demanda Winter.

— En deuxième année.

— Ma femme est médecin.

— Ah oui ?

— Généraliste.

— C’est ce que j’envisage également.

— Pas la chirurgie du cerveau ?

— Il faudra attendre un moment, de toute façon, répondit Aris Kaite avec une grimace, en pointant le bandage qui enserrait sa tête. La question, c’est de savoir si je pourrai continuer mes études. J’espère ne pas avoir perdu mes capacités de raisonnement, la mémoire. Pas sûr.

— Comment vous sentez-vous maintenant ?

— Mieux, mais pas terrible.

Winter hocha la tête. Ils étaient attablés dans un café de Vasastan choisi par Kaite. Ce serait une idée de tenir un peu plus souvent nos auditions dans ce genre d’endroit, songea Winter. Plus décontracté. Audition-café, ça ferait une belle enseigne.

— J’habite au coin de la rue, confia-t-il.

— Vous êtes donc venu à pied au travail.

— Oui. Ce n’est pas la première fois.

Et Winter lui parla d’une affaire qui l’avait occupé deux ans auparavant : un couple salement amoché dans un appartement à cinquante mètres de là. Mais il ne lui dit pas ce qui était arrivé à leurs têtes.

— Je crois avoir lu quelque chose là-dessus, fit Kaite.

— C’est un jeune livreur de journaux qui a donné l’alarme. Il avait des soupçons.

— Ils voient pas mal de choses.

— Vous n’auriez pas aperçu de livreur de journaux ce matin-là, Aris ?

— Quand je me suis fait fracasser le crâne ? Je ne pouvais rien voir.

— Quand vous avez débouché sur la place Kapell… ou juste avant votre agression. Il ne passait aucun livreur ? Près des immeubles.

— Pourquoi cette question ?

— Vous avez vu quelqu’un avec des journaux ?

— Non.

— Soit. Je vais vous dire pourquoi. Vous avez sûrement entendu parler d’un étudiant qui a été… attaqué de la même façon. À Mossen.

— Yes.

— Il prétend avoir vu passer un porteur de journaux juste avant. Or, il n’y avait pas de livraison ce matin-là. Le préposé était en arrêt maladie.

— Ce devait être son remplaçant.

— On n’en avait pas encore trouvé à cette heure-là.

— Comment sait-il que c’était un porteur de journaux ?

— Une personne qui tient dans ses bras des piles de journaux, qui monte et descend les escaliers à quatre heures et demie du matin…

— Ça ressemble à un livreur, admit Kaite.

— Oui.

— Mais s’il y avait là quelque chose de louche… comment pouvait-il savoir que le livreur habituel allait tomber malade ? Il risquait de tomber sur elle, non ? Comment pouvait-il savoir ?

— C’est également ce que nous nous demandons, répondit Winter, le regard rivé sur le jeune homme, aussi noir qu’Aneta Djanali.

— Étrange, soupira Kaite.

— D’où venez-vous, Aris ?

— Du Kenya.

— Vous êtes né là-bas ?

— Yes.

— Vous êtes beaucoup de Kenyans à Göteborg ?

— Pas mal, oui. Pourquoi ?

Winter haussa les épaules.

— Je ne les fréquente pratiquement pas, ajouta Aris Kaite.

— Qui fréquentez-vous ?

— Pas grand-monde.

— Même parmi vos camarades d’études ?

— Oui.

— Avec qui étiez-vous ce soir-là ?

— Quoi ?

— Quand vous avez été agressé. Qui vous accompagnait ?

— Je vous ai dit que j’étais seul, non ?

— Avant que vous n’arriviez sur Kapellplats.

— Absolument personne. Je faisais juste un tour en ville.

— Vous n’avez retrouvé personne ?

— Non.

— De toute la soirée ?

— Non.

— La nuit était pourtant bien avancée.

— Oui.

— Vous n’avez rencontré personne durant la nuit ?

— Non.

— Et vous voulez que je vous croie ?

— Et pourquoi ce ne serait pas le cas ? (Il parut surpris.) Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ?

— Vous ne connaissiez pas la personne qui vous a frappé ?

— Quelle question ? !

— Dois-je la répéter ?

— Inutile. Si je savais qui c’était, je vous le dirais, évidemment.

Winter ne commenta pas.

— Pour quelle raison je ne vous le dirais pas ?