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Il passa son peignoir avant de sortir de la salle de bains transformée en sauna. Sa somnolence se dissipa à mesure qu’il se promenait dans l’appartement. Il lorgna la bouteille de whisky à la cuisine, sans y toucher. Il avait assez bu. Un doigt seulement, mais il risquait d’avoir besoin de conduire cette nuit-là.

Après avoir lu les instructions dans la cuisine, il mena ses investigations. Le cadeau d’Elsa était judicieusement entreposé dans un tupperware plat sous le grand lit. Des dessins : mer, ciel, plage, bonhomme de neige. Le cadeau d’Angela était bien caché, lui aussi : un livre dans la bibliothèque. Des inédits de Raymond Carver, Call If You Need Me, Appelle si tu as besoin de moi.

Il s’installa dans la chambre à coucher et composa le numéro pour l’Espagne.

— Siv Winter.

— Bonsoir, maman.

— Erik. On se demandait quand tu allais appeler.

— Maintenant.

— Il est plus de neuf heures. Elsa dort debout.

— Je peux lui parler ? Joyeux Noël, au fait !

— Tu es chez Lotta ?

— Pas ce soir.

— Tu es seul le soir de Noël, Erik ?

— C’est pour ça que je suis resté.

— Je ne comprends pas, soupira-t-elle.

— Tu peux me passer Elsa ?

Il entendit une voix à moitié endormie :

— Merci pour la poupée. Elle est très jolie.

— Merci pour les beaux dessins.

— Tu les as trouvés !

— Le bonhomme de neige a l’air d’apprécier la plage.

— Il est en vacances.

— Bien.

— Quand est-ce que tu viens, papa ?

— Bientôt. Dès que j’arrive, on fête un deuxième Noël !

Elle pouffa de rire.

— Tu as sommeil, Elsa ?

— Nooon, mamie m’a dit que j’ai le droit de rester debout aussi longtemps que je veux.

— Ah bon ?

— Aussi looongtemps que je veux, répéta Elsa qui paraissait sur le point de perdre le combiné téléphonique d’un moment à l’autre.

— Amuse-toi bien ce soir, ma chérie. Papa pense à toi.

— Bisous, papa.

— Tu peux demander à maman de prendre le téléphone, ma chérie ?

Un « maaaaman » se fit entendre à mi-distance, puis la voix d’Angela :

— Tu es encore au boulot ?

— Non. Je suis encore dans le boulot, mais pas au boulot.

— Tu m’as l’air épuisé.

— Je suis surtout ramolli par le bain.

— Une bonne idée.

— Je n’en ai pas beaucoup en ce moment…

— Quoi de neuf ?

— Je viens de trouver ton livre.

Elle pouffa, exactement comme Elsa auparavant.

— Je pensais à une chose, reprit-il. Tu connais quelqu’un qui bégaie à la crèche ? Un adulte. Dans le personnel ou chez les parents.

— Qui bégaie ? Bé-bégaie ?

— Oui.

— Non. Jamais entendu quelqu’un bégayer là-bas. Pourquoi ?

— Et Ellen Sköld, quand tu l’as vue, elle n’a pas parlé de ça ?

— Non, pas que je m’en souvienne. Qu’y a-t-il, Erik ?

— Nous pensons que l’homme rencontré par Ellen bégaie. Elle a essayé de nous le dire.

— Et les autres parents, tu les as consultés là-dessus ?

— Non. Nous sommes rentrés tard cet après-midi. Mais je vais le faire.

— Ce soir ?

— Oui.

— Il est tard…

— Tous comprennent la gravité de la situation. Fêtes ou pas.

— Du nouveau sur Micke Johansson ?

— Tout le temps. On a dû renforcer le standard.

— Vous organisez une battue ? Non, ça ne doit pas être le bon terme.

Une battue. C’était le mot employé par Natanael Carlström. Un mot surprenant.

— On a beaucoup d’hommes sur cette affaire. Mais la ville est grande.

— Et que disent les antennes locales ?

— Comment cela ?

— Les policiers qui ont enregistré les plaintes. Eux aussi parlent de bégaiement ?

— Serais-je en train de parler au commissaire Angela Winter ?

— Que disent-ils ? répéta-t-elle. Et puis, c’est le commissaire Angela Hoffman.

— Je ne sais pas encore. J’ai cherché à joindre ceux d’Härlanda et de Linnéstaden, mais ils ne sont ni de service et ni chez eux.

 

Il appela la famille Bergort, toujours réduite à deux membres. C’est Larissa Serimov qui décrocha. Lorsqu’ils avaient constaté la disparition de Magnus Bergort, Winter l’avait appelée et lui avait demandé de se rendre auprès de sa femme et de sa fille. Il n’en avait aucun droit et elle n’était pas obligée d’accepter, n’étant pas de service.

— De toute façon, je ne fais rien de spécial ce soir, avait-elle répondu avec détachement.

— C’est une famille isolée, avait expliqué le commissaire. Kristina Bergort n’a personne pour l’épauler ce soir.

— Au cas où il reviendrait ? Il pourrait se montrer violent, j’imagine.

Que lui dire ? Utilise ton Sigsauer ?

— Je peux toujours lui tirer dessus, avait-elle ajouté.

— Il ne rentrera pas chez lui, avait déclaré Winter. Soyez sur vos gardes, mais il y a très peu de chances qu’il rentre chez lui.

— Vous pensez qu’il s’est suicidé ?

— Oui.

Il avait attendu la nouvelle d’une voiture qui se serait jetée contre une paroi rocheuse ou sur un arbre. Rien de tel pour l’instant. Mais il pensait que Magnus Bergort était loin, ou serait bientôt loin de ce monde.

— Famille Bergort ! annonça la policière.

— Erik Winter à l’appareil.

— Bonsoir, et joyeux Noël.

— Est-ce que Maja dort déjà ?

— Elle vient juste de s’endormir.

— Je peux parler avec sa mère ?

Kristina Bergort paraissait calme. Peut-être se sentait-elle soulagée.

— Il est arrivé quelque chose à Magnus ?

— Nous ne savons toujours pas où il est.

— Maja le réclame.

Winter revit l’enfant qui refusait d’entrer dans le bureau de son papa.

— Vous aurait-elle dit, d’une façon ou d’une autre, que l’homme qui l’a fait monter dans sa voiture bégayait ?

— Nooon.

— Bien.

— Vous allez lui poser la question ?

— Je crois.

— Quand ? Maintenant ?

— Demain sans doute. Ça ne vous gêne pas ?

— Nooon, bien sûr. Tout est si…

Sa voix défaillit. Il comprit qu’il valait mieux mettre un terme à la conversation.

 

Le portable bourdonna. Il chercha l’endroit où il avait laissé l’appareil, qu’il finit par retrouver dans la poche intérieure de son manteau, dans l’entrée.

— Tu n’as pas appelé.

— Pas eu le temps, Bülow.

— Comme toujours.

— On est en plein boum.

— Idem ici. Je suis devant un écran d’ordi vide.

Winter avait regagné son bureau. Son powerbook était allumé sur la table.

— La situation est très délicate en ce moment, expliqua-t-il.

— Le chef du service nuit a envoyé du monde à Önnered.

— Qu’est-ce que tu dis ? !

— Chez les Bergort. Comme vous avez lancé un avis…

Winter appuya aussi fort qu’il le put sur la touche rouge. Le problème, avec les téléphones mobiles, c’était qu’on ne pouvait pas raccrocher violemment le combiné.

Nouvelle sonnerie. Winter reconnut le numéro.

— On avait…

— C’est pas ma faute, dit Bülow, j’aime pas ça non plus. (Winter perçut de la musique à l’arrière-plan, ces canailles de la rédaction écoutaient des chants de Noël !) Est-ce que t’aimes toujours ton boulot, Winter ?

— Si je peux le gérer comme je veux, oui.

— On publie une interview de Carolin Johansson dans le journal de demain, continua Bülow.

— Je reste muet.

— Tu vois ? Ça ne fait qu’empirer.

— Tu vas envoyer des gars là-bas ?

— Je ne suis pas le chef du service nuit.

— Tu travailles jusqu’à quelle heure ce soir ?

— Jusqu’à quatre heures demain matin. C’est mon Noël à moi.

— Je te rappelle.

— Déjà entendu ce refrain.

— Je te rappelle, répéta Winter en raccrochant pour la seconde fois.

Il reposa son portable sur le bureau et attrapa le combiné du téléphone.

Une voiture de patrouille passa en bas dans un mugissement. Au sommet du sapin de Vasaplats, il voyait briller une étoile solitaire.

Ça sonnait occupé chez Bergort. Il envisagea un instant d’appeler le poste de police de Frölunda. Que pouvaient-ils faire ? Il composa le numéro de Larissa Serimov, sans parvenir à la joindre.

Personne ne répondit chez Ringmar. Ni sur son mobile.

Au milieu de cette grande pièce vide et sombre, Winter bouillait d’impatience, son doigt pressa nerveusement les boutons. Il composa un numéro qu’il avait enregistré dans son carnet d’adresses.

Il patienta, trois, quatre tonalités. Les gens étaient injoignables ce soir. À la cinquième tonalité, un bruissement, un souffle.

— Car-Carlström.

Winter se présenta. Carlström paraissait épuisé.

— Je vous ai réveillé ?

— Oui.

— Pardonnez-moi. J’ai quelques questions à vous poser sur Mats.

Winter perçut un bruit à proximité de Carlström. Ce pouvait être un morceau de bois qui se fendait dans le poêle. Carlström avait-il le téléphone dans la cuisine ? Il ne l’avait pas remarqué.

— Quéce qu’y a avec Mats ?

— Je l’ai vu… aujourd’hui, fit Winter en consultant sa montre (pas encore minuit).

— Et alors ?

— Est-ce qu’il connaît Georg Smedsberg ?

— Smedsberg ?

— Vous savez de qui il s’agit.

— J’crois pas qu’il le connaît.

— Ils ne peuvent pas avoir été en contact ?

— Quéce que ça signifie ?

— Le fils de Smedsberg est l’une des victimes d’agressions.

— Qui cé qui l’a dit ?

— Pardon ?

— Il l’a dit lui-même, non ?

— Je viens seulement d’y penser.

— P’t être pas assez, fit Carlström.

— Ce qui signifie ?

— J’en dirai pas plus.

— Mats a-t-il pu être en contact avec Georg Smedsberg ? insista Winter.

— J’en sais rien.

— Rien du tout ?

— Et même si c’était le cas ?

Tout dépend ce qui a pu se produire entre eux, pensa Winter.

— Comment ça se passait chez vous pour Mats ? Comment s’entendait-il avec les autres ?

Carlström ne répondit pas.

— Est-ce qu’il avait beaucoup d’amis ?

Un grincement de rire.

— Pardon ?

— Il avait pas d’amis.

— Aucun ami ?

— Les gamins du coin étaient pas gentils avec lui, continua Carlström d’une voix plus rude.

— Est-ce qu’il a déjà été maltraité ?

Toujours ce rire, froid et métallique.

— Ils se moquaient de lui. Il aurait pt’être pu rester, mais…

— Il est parti ?

— Ils le détestaient et lui pareil.

— Pourquoi le détestait-on ?

— Ça, je peux pas vous dire. Qui le peut ?

— Est-ce que… Smedsberg père faisait partie de ceux qui l’embêtaient ?

— P’t être bien. Qui peut dire ?

— Qu’en pensait sa femme ?

— Qui ?

— Gerd. Sa femme.

— J’sais pas.

— Comment cela ?

— Comme j’vous l’dis.

— Vous la connaissiez bien, Gerd ?

Carlström garda le silence. Winter répéta sa question. Carlström eut un toussotement. Winter comprit qu’il ne ferait pas de commentaire sur Gerd pour le moment.

— Est-ce que Mats aurait pu blesser ces étudiants ? reprit-il. Pour une sorte de… vengeance. Une vengeance indirecte pour ce que les autres lui ont fait.

— Ça paraît dingue, vot’truc.

— Il n’a jamais prononcé une parole dans ce sens ? Qu’il voulait revenir ?

— Il a jamais dit grand-chose, répondit Carlström, avec un accent de tendresse, ou de fatigue, dans la voix. Il était pas bavard. Il évitait la difficulté. Il était déjà comme ça quand il est arrivé chez moi.

— Vous lui avez parlé pour Noël ?

— Non.

Winter lui dit au revoir. Il consulta l’heure. Presque minuit. La voix de Carlström lui restait à l’esprit. Le vieux pouvait s’être vengé sur Smedsberg, et les jeunes de son entourage, de quelque chose que Smedsberg avait fait à Mats. Ou à lui-même.

Mais il y avait davantage dans le discours de Carlström. Winter n’y avait pas pensé sur le moment, mais ça lui revenait maintenant. Mats n’aimait pas beaucoup parler. Il était déjà comme ça en arrivant chez lui. Il évitait la difficulté. Qu’est-ce qui était difficile ?

Le commissaire composa le numéro de Carlström. Cette fois, personne ne répondit dans la maison sur la plaine.

Il reposa le combiné et réfléchit. Puis il appela chez Mats Jerner. Comme chez son père d’accueil, les tonalités longtemps sonnèrent.

Après avoir raccroché, Winter se rendit à la cuisine. Il but son double expresso debout à la fenêtre. La cour luisait d’une fine couche de neige et de glace. Le thermomètre extérieur indiquait moins quatre. Il repensa à Bertil et regagna le bureau pour tâcher de joindre son collègue, mais n’obtint pas plus de réponses qu’ailleurs. Il lui laissa un message. Le central du commissariat, qu’il parvint à joindre, en revanche, lui apprit qu’il n’avait aucune nouvelle de Ringmar. Ni sur rien d’autre. Pas de crash sur une paroi rocheuse, pas de garçonnet, pas de ravisseur.

Son ventre se mit à gargouiller. Un peu de curry thaï une semaine auparavant, ou presque. Depuis, rien que du whisky et du café. Il retourna à la cuisine se préparer une omelette avec des tomates, de l’oignon et des poivrons grillés. Le téléphone sonna pendant qu’il mangeait. Il attrapa l’appareil de la cuisine et répondit la bouche pleine.

— Winter ? Erik Winter ?

— Hum… mmm… oui.

Il percevait un bruit de moteur.

— Bonsoir… bonne nuit… Jan Alinder à l’appareil. Antenne de…

— Bonsoir, Jan.

— Je suis en voiture. On vient de sortir de la forêt. Les portables passent pas dans notre cabane. Je constate que vous avez essayé de me joindre.

— Merci de me rappeler.

— Pas de quoi. On a un problème d’électricité à la campagne, alors on a dû repartir. Je ne suis pas complètement à jeun, mais j’ai bobonne, heureusement.

— Vous vous souvenez si Lena Sköld a mentionné que le monsieur rencontré par sa fille bégayait ?

— S’il bégayait ? Nooon, ça me dit rien.

— Ou si elle a parlé d’un perroquet ?

— Un quoi ?

— Un perroquet. On vient de le signaler à tous les postes de police. Nous pensons que le ravisseur a une sorte de mascotte, suspendue à la lunette arrière. Un… perroquet. En tout cas un oiseau. Vert, ou vert et rouge.

— Un perroquet ? Non. Un témoin a vu ça ?

— Les enfants l’ont vu.

— Mmm.

— C’est crédible, insista Winter.

— Ouais, vous y passez du temps, dites donc.

— Vous aussi. En ce moment, et bientôt encore un peu, si vous êtes d’accord.

— Des heures sup ? Ouais, je connais ça, bordel. (Il traînait sur certaines syllabes, mais Alinder semblait avoir conservé ses esprits.) Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Vous pourriez vérifier vos notes une fois de plus ?

— Vous avez essayé avec quelqu’un d’autre ?

— Avec Josefsson au poste d’Härlanda, mais je n’ai pas encore réussi à le joindre.

— Quand est-ce que vous voulez que je vérifie mes notes ?

— Le plus vite possible.

— Je peux diriger mon chauffeur rue Tredje Lång. Si je trouve pas, elle, elle y arrivera.

 

Le silence qui suivit cette conversation lui offrit une courte pause déconcertante. Il se leva et jeta le reste de son repas de Noël à la poubelle. Maintenant, il était plus de minuit. Il mit un des disques d’Angela, ouvrit la porte du balcon, respira l’air du soir et contempla le sapin de la place. Je veux vite retrouver les miens. Il pensa à Carlström, à sa grange, et s’alluma un cigarillo. Derrière lui, résonnait la musique de U2, et ces mots : Heaven on Earth, Le ciel sur terre, we need it now, nous en avons besoin maintenant, I’m sick of all this hanging around, sick of sorrow, sick of pain, sick of hearing again and again, that there’s gonna be Peace on Earth, Paix sur Terre.

Le téléphone sonna.