28

Angela appela au moment où Winter sortait de chez Birgersson. Il vit s’afficher son numéro de fixe à l’écran.

— Oui ?

— Erik, la directrice de la crèche vient de m’appeler. De notre crèche.

— Elsa est à la maison ?

— Oui, oui, rassure-toi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Elles ont vu un type… un type louche.

— OK, tu as son numéro ?

Il appela directement de son mobile, tout en marchant vers son bureau.

 

Il était assis dans le bureau de la directrice, couvert de dessins de Noël. Ce n’était pas la première fois qu’il pénétrait ici, mais la raison en était maintenant tout autre. Il n’y avait plus personne dans les locaux, en dehors des agents de service. Le silence paraissait déplacé dans cette pièce qui résonnait habituellement de voix enfantines. Et même durant les réunions de parents, le silence était différent, habité des chuchotements d’adultes.

— Quelqu’un qui filmait, répéta Winter.

— C’est un souvenir qui lui est revenu après coup, quand Lisbeth a vu l’un des papas commencer à filmer, ce soir, en venant chercher son enfant.

— Où est-ce que c’est arrivé ?

— Sur le terrain de foot. De l’autre côté, plutôt. Ils venaient de le traverser.

— Où se tenait-il ?

On frappa doucement.

— La voici, justement, fit Lena Meyer, la directrice. Entre !

Lisbeth Augustsson poussa la porte. Elle salua Winter d’un signe de tête. Ils s’étaient déjà parlé, mais n’avaient échangé que quelques mots. Elle pouvait avoir vingt-deux, vingt-cinq ans, portait d’épaisses tresses brunes, attachées par des élastiques rouges. Elle prit place sur la chaise à côté de lui.

— Où se trouvait-il au moment où il filmait ?

Elle tâcha de décrire les lieux.

— Il nous a suivis après.

— En vous filmant ?

— Oui… c’est ce qu’il me semblait.

— Vous l’avez reconnu ?

— Non.

— Vous en êtes certaine ?

— Euh… non, bien sûr. Ça fait un moment aussi. Et puis la caméra le masquait, sourit-elle.

— Jamais vu avant ?

— Non.

— Qu’est-ce qui vous a poussée à en parler à Lena ?

— Eh bien… c’est cette histoire de la fillette qui dit avoir… parlé avec quelqu’un. Ellen Sköld. Ça vous rend méfiant. (Elle se tourna vers la directrice.) On se méfie toujours.

Elle ne savait rien des autres enfants. Pas grand-chose de Simon Waggoner, pas encore. Winter et ses collaborateurs ne pourraient bientôt plus garder le secret sur son cas.

— Vous avez déjà été filmés ? demanda Winter. Durant une excursion, ou dans la cour.

— Non, je ne pense pas. C’était la première fois, aujourd’hui.

— Dites-moi aussi précisément que possible ce qui s’est passé.

— Ce ne sera pas long. J’ai regardé au loin à un moment et je l’ai vu sans y penser plus que ça. Des gens avec un caméscope, c’est assez courant, non ? Mais j’ai regardé une fois de plus dans sa direction et il était toujours là, en train de… nous filmer, quoi. Quand il m’a vue, qu’il a vu que je regardais l’appareil, je veux dire, il s’est détourné et il a fait semblant de filmer les bâtiments de l’autre côté de la rue.

— Il ne faisait peut-être pas semblant, objecta Winter.

— On aurait dit.

— Et ensuite ? Vous l’avez gardé à l’œil ?

— Oui… je l’ai observé un petit moment, mais nous étions avec les enfants… et puis, il a fait demi-tour et il a déguerpi au bout de quelques secondes.

— De quel côté ?

— Vers la place Linné.

— Vous l’avez vu de côté, ou de dos ?

— De dos, je crois… je ne l’ai pas regardé longtemps. Ou alors, j’ai oublié, comment dire. J’avais d’autres choses à faire. J’y ai repensé plus tard.

— Pourriez-vous le décrire physiquement ?

— Oui… il avait l’air normal… La caméra lui cachait la figure ; une veste bleue, je crois, un pantalon, je suppose… (Elle eut un petit rire.) Il ne portait pas de jupe, je m’en souviendrais, oui, c’est ça.

Elle réfléchissait. Winter était resté des milliers de fois assis devant un témoin qui tâchait de se souvenir. Leurs dires pouvaient être justes, mais également trompeurs. Des verts se révélaient jaunes, des hommes de deux mètres avaient la taille d’un nain, des femmes étaient des hommes, des hommes des femmes, des pantalons… des jupes. Les voitures pouvaient être des mobylettes et des chiens, sûr et certain, des chameaux. Non. Il n’avait pas encore rencontré de chameaux dans aucune de ses affaires.

Des enfants pouvaient être des enfants. Cesser de l’être, disparaître. Cesser de vivre. Ou bien ne plus jamais être des enfants, ne jamais devenir des adultes épanouis.

— Il avait une casquette ! s’écria-t-elle.

— Vous disiez tout à l’heure que la caméra lui cachait la tête.

— Le visage seulement. Et pas durant tout le temps où je l’ai vu. Je me souviens maintenant de la casquette, quand il nous filmait, mais aussi quand il s’est retourné vers les bâtiments.

— Quel genre de casquette ?

— Eh bien… ce n’était pas une Nike en tout cas. Ni la variante sport, avec un logo.

Winter pensa à Fredrik Halders qui en portait souvent sur son crâne rasé.

— C’était une casquette de vieux, dit-elle.

— De vieux ?

— Oui… grise ou beige, vous voyez, comme en portent les vieux messieurs.

Winter hocha la tête.

— Voilà. Grise, je crois, mais je n’en suis pas sûre. Avec un motif gris.

— Était-ce un homme âgé ? (Il pointa du doigt sa propre personne.) Comme moi ?

Elle sourit de nouveau, découvrant de belles dents, impeccablement blanches, nordiques, pourrait-on dire.

— C’est difficile à évaluer, mais il devait avoir à peu près votre âge. Malgré la casquette. Il marchait… normalement, il n’était pas gros, n’avait pas l’air… croulant.

— Pourriez-vous le reconnaître ?

— Je ne sais pas. S’il était habillé pareil… avec un caméscope… là, oui, peut-être.

— Avez-vous parlé à quelqu’un de cette rencontre ? En dehors de Lena.

— Non.

— Combien étiez-vous cet après-midi pour accompagner les enfants ?

— Euh… trois, en me comptant.

— Et les autres n’ont rien remarqué ?

— Je ne sais pas. Comme je vous le disais, j’ai vite oublié, sur le moment.

Winter se leva, réfléchit. Il s’imaginait le groupe, traversant le terrain de foot, une auxiliaire en tête, une autre au milieu et la dernière en queue. Un spectacle qui lui était familier. On était maintenant au mois de décembre. À quelques jours des vacances. Tout le monde était plutôt excité. Que fait-on lorsqu’il y a une atmosphère de fête ? On chante, on danse, on est détendu. On peut avoir envie de conserver ce moment, ce spectacle. Le conserver. Le regarder à nouveau. Le conserver. Le garder pour soi.

Il revint à Lisbeth Augustsson.

— Vous n’aviez pas de caméscope personnellement, durant cette sortie ?

— Euh… non.

— Un appareil photo ?

— Euh… comment cela ?

Il vit qu’elle cherchait à se laisser le temps de réfléchir.

— Est-ce que vous aviez un appareil photo avec vous ?

— Mais… oui, bon sang ! Anette avait son appareil ! Un jetable tout ce qu’il y a de plus simple, je crois. Elle a dû prendre des photos sur le terrain de foot ! Elle a dit qu’elle le ferait. (Elle regarda alternativement sa chef et Winter.) Elle l’a peut-être pris en photo !

— Peut-être, acquiesça le commissaire.

— Que vous y ayez pensé…

— Nous l’aurions appris en interrogeant vos collègues, de toute manière. Comment est-ce que je peux joindre Anette ?

 

Ringmar attendait Gustav Smedsberg. Il entendait des voix dans le couloir. On s’essayait à des chants de Noël. Un rire de femme. Des poulets mis en joie par la perspective des fêtes.

Mais ici, ce n’est pas vraiment la joie.

Il appela chez lui. Personne. Birgitta aurait dû être rentrée à cette heure-ci. Il lui aurait demandé quoi prendre aux Halles.

Il composa le numéro de mobile de Moa : « Votre correspondant est injoignable pour le moment… »

Il aurait bien aimé appeler Martin s’il avait su quoi lui dire. Mais c’était une question de principe, en quelque sorte.

On l’appela de l’accueil. L’étudiant Smedsberg l’attendait en bas, dans le petit salon, ou « chaudron à sorcière » comme Halders appelait la salle d’attente. Un premier contact stimulant avec la police.

Le jeune homme paraissait frêle et trop légèrement habillé. Un bonnet surtout décoratif, une veste en jean et un sweat-shirt dessous. Le cou nu. Son visage n’exprimait rien, sinon l’exaspération peut-être. Ringmar lui fit signe de le suivre.

— Par ici.

Smedsberg grelottait dans l’ascenseur qui les montait à l’étage.

— Il ne fait pas chaud dehors, soupira le commissaire.

— Ça a commencé hier. Avec ce foutu vent.

— Vous n’avez pas eu le temps de sortir la garde-robe d’hiver ?

— C’est ça, mes vêtements d’hiver, rétorqua Smedsberg en fixant les boutons de l’ascenseur.

Il frissonna de nouveau, comme pris de tics.

— Venant de la campagne, je vous aurais cru habitué aux vents glacés.

Smedsberg ne fit pas de commentaire.

Ils sortirent de l’ascenseur. Les briques d’un jaune pisseux le long des murs n’invitaient pas à la joie. Mais en arrivant au bureau, ce matin-là, Bertil avait déjà le moral dans les chaussettes. Birgitta n’avait rien dit quand il s’était levé. Il savait qu’elle était réveillée, comme toujours. Silence. Il avait prononcé deux, trois mots, sur quoi elle s’était retournée dans le lit.

— Je vous en prie, lança-t-il en faisant entrer Smedsberg dans son bureau.

L’étudiant restait debout à la porte. Ringmar le voyait de profil, le nez crochu comme son père. Peut-être tenait-il également de lui pour la posture. Et l’accent, même si le jeune homme parlait un suédois plus moderne.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Smedsberg prit un siège, avec hésitation.

— Ça sera long ?

— Non.

— De quoi s’agit-il ?

— Nous en avons déjà parlé, répondit Ringmar.

— J’en sais pas plus. Il m’a engueulé à propos de Josefin et puis c’est tout.

— Qui cela « il » ?

— Aris, bien sûr. Ce n’est pas de lui qu’on parlait depuis le début ?

— Il y a d’autres personnes concernées, nuança Ringmar.

— Je vous ai déjà dit que je ne les connais pas.

— Jakob Stillman vivait dans le même bâtiment que vous.

— Comme des centaines d’autres. Des milliers.

— Vous m’avez dit plus tôt que vous ne connaissiez pas Aris Kaite.

— Ouais, ouais, fit Smedsberg en détournant légèrement la tête.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Quoi donc ?

— Ce « ouais ouais ».

— Je sais pas.

— Ressaisissez-vous, lui intima Ringmar d’un ton tranchant.

— Qu’est-ce qui vous prend ? répliqua Smedsberg, plus vivement, mais sans se départir de son expression morose.

— Nous enquêtons là sur des agressions graves, qui requièrent votre collaboration. En nous mentant, vous faussez notre travail.

— J’ai commis un crime ?

— Pourquoi avez-vous nié connaître Aris Kaite ?

— Je pensais pas ça important, répondit Smedsberg avec une lueur glaciale dans le regard.

— Et maintenant, qu’en pensez-vous ?

Smedsberg haussa les épaules.

— Pourquoi nier connaître une personne qui a subi le sort auquel vous n’avez échappé que de peu ?

— Je voyais pas ça comme un truc important. Et je pense toujours que c’est une coïncidence.

— Ah bon ?

— Ma dispute avec Aris n’avait rien à voir avec cette… histoire.

— Avec quoi ça avait à voir ?

— Je vous l’ai déjà dit. C’était un malentendu de sa part.

— Portant sur quoi ?

— Écoutez, pourquoi je dois vous répondre là-dessus ?

— Portant sur quoi, ce malentendu ? répéta Ringmar.

— Euh… il croyait être avec… Josefin. (Gustav Smedsberg esquissa un sourire, ou une brève grimace.) Sauf qu’il lui avait pas demandé son avis.

— Votre rôle dans cette affaire ?

— Elle voulait être avec moi.

— Et vous ?

— Je voulais rester libre.

— En quoi y avait-il matière à dispute avec Kaite ?

— Aucune idée. Posez-lui la question.

— Impossible, n’est-ce pas ? Il a disparu.

— C’est vrai.

— La jeune fille également. Josefin Stenvång.

— Ouais, c’est bizarre.

— Vous ne paraissez pas particulièrement inquiet.

Smedsberg garda le silence. Son visage restait imperturbable. Ringmar perçut une voix dans le couloir, une voix qui ne lui était pas familière.

— Kaite et vous étiez si bons amis que vous êtes allés récolter des pommes de terre ensemble dans la ferme de votre père, déclara-t-il.

Smedsberg ne répondait toujours pas.

— Je me trompe ?

— Vous, vous êtes allés voir mon père.

— Je me trompe ?

— Si vous le dites.

— Quelle raison pouvez-vous avoir de nous cacher vos relations avec Aris Kaite ?

Smedsberg restait silencieux.

— Que pensait votre père de ce camarade ?

— Laissez le vieux en dehors de tout ça.

— Pourquoi donc ?

— Laissez-le tranquille.

— Il est d’ores et déjà concerné, répliqua Ringmar. J’ai encore une question.

Ringmar l’interrogea sur le garçon qui avait été placé chez Natanael Carlström.

— Sûr, y en avait un, dit Smedsberg.

— Vous le connaissez ?

— Non. Il est arrivé avant que je sois… adulte.

— Vous l’avez déjà vu ?

— Non. Pourquoi ?

Le jeune homme semblait prendre plus d’intérêt à la conversation. Il était moins avachi.

— Vous connaissez son nom ?

— Non. Faut demander au vieux Carlström.

Ringmar se leva. Smedsberg l’imita.

— Restez assis, merci. Je voudrais juste me dégourdir les jambes une minute. J’ai des fourmis. (Il reprit sa place.) C’est vous qui avez mentionné ces marques au fer. Nous avons cherché de ce côté-là, mais n’avons rien trouvé avant de nous rendre chez Carlström.

— Pourquoi vous y êtes allés ?

— Votre père pensait qu’il pouvait avoir un fer de ce type.

— Ah bon.

— Ce qui était le cas.

— Ah oui.

— Vous en avez déjà eu chez vous, à la ferme ?

— J’en ai jamais vu.

— Vous avez dit le contraire précédemment.

— Vraiment ?

— Vous avez inventé ça ? s’étonna Ringmar.

— Non.

— Vous avez dit qu’il y en avait chez votre père.

— J’ai dû me tromper.

— Comment est-ce possible ?

— J’ai dit une connerie. J’ai voulu dire que j’avais entendu parler de ces fers.

On reviendra là-dessus, pensa Ringmar. Je ne sais pas quoi penser, et le gars non plus, semble-t-il. Il faudra qu’il revienne nous voir.

— Carlström en avait un, déclara le commissaire. Et même deux.

— Ah oui.

— Cela paraît vous intéresser.

— Hmm.

Ringmar se pencha en avant.

— Il en a perdu un. Disparu, comme Aris Kaite. Dont la blessure pourrait provenir de cette… arme. Dont la blessure pourrait bien révéler quelque chose.

— Quoi donc ?

— Vous avez donné vous-même la réponse.

— C’est pas un peu léger de croire que le fer du vieux serait celui qui a été utilisé, juste parce qu’il a été volé ?

— Nous nous posons également la question. Et c’est là que vous intervenez, Gustav. (Ringmar se leva de nouveau. Smedsberg resta sur son siège.) Nous ne nous serions pas déplacés à la campagne sans vos observations.

— Je n’étais pas obligé de vous parler de marques au fer.

— Mais vous l’avez fait.

— Vous allez me le reprocher ?

Ringmar garda le silence.

— Je veux bien me joindre à la battue pour trouver Aris si c’est ça que vous attendez de moi.

— Pourquoi ce mot de battue ?

— Quoi ?

— Pourquoi organiserions-nous une battue pour le retrouver ?

— J’en sais rien.

— Mais vous l’avez dit.

— C’est juste une expression. Bordel, appelez ça comme vous voulez.

— Battue, ça ne correspond pas à une grande ville, signala Ringmar.

— Nooon.

— Plutôt à la campagne.

— Sans doute.

— Il est à la campagne ?

— J’en ai pas la moindre idée.

— Où est-il, Gustav ?

— Bordel… j’en sais rien.

— Que lui est-il arrivé ?

Smedsberg se leva.

— Je peux partir ? Tout ça n’a pas de sens.

Ringmar fixa le jeune homme qui paraissait toujours frissonner dans ses vêtements légers. Il avait le droit de le retenir pour la nuit, mais il était trop tôt pour une telle mesure. Ou trop tard. En tout cas, c’était trop… léger. Il se leva.

— Je vous raccompagne, Gustav.