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— Et si je vous disais vélo ? lança Halders.

— C’est un jeu d’associations ? répondit Jakob Stillman.

— D’assoc’ ?

Stillman considéra l’inspecteur, la boule à zéro, en polo, jeans et Pataugas. Qui c’était, celui-là ? On embauchait des skinheads à la crim’ ?

Il tourna précautionneusement le buste et la tête suivit, opération douloureuse. Foutu mal de crâne. Et cette conversation n’arrangeait rien.

— Si vous aviez dit vélo, j’aurais certainement répondu matraquage, fit Halders.

— Rien de plus naturel.

Halders eut un sourire.

— Vous comprenez où je veux en venir ?

— Vous menez toujours comme ça vos interrogatoires ?

— Vous faites du droit, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Vous n’êtes pas encore arrivé au chapitre méthodes d’audition cognitives ?

Stillman secoua la tête. Grave erreur.

— Continuons, dit Halders. Pensez-vous envisageable que votre agresseur vous ait approché à vélo ?

— Comme je l’ai déjà dit à votre collègue, j’ai surtout vu une silhouette. Et tout s’est passé très vite.

— Justement. Il a pu venir à vélo.

— Oui… c’est possible.

— Vous ne pouvez pas le confirmer ?

— Non… sûrement pas.

Halders baissa les yeux vers son carnet. Depuis son coup à la tête, il prenait tout en note. Comme s’il ne comptait plus vraiment sur sa mémoire.

— Quand Ber… le commissaire Ringmar vous a interrogé, vous avez mentionné un bruit… apparemment pas un bruit humain, selon vous. De quoi pouvait-il s’agir ?

— Je n’ai pas de réponse.

— Et si je vous dis vélo ?

 

— Je ne sais pas quoi vous dire, soupira Jens Book.

— Je vous ai demandé si vous aviez rencontré quelqu’un dans les heures qui ont précédé votre agression et vous m’avez répondu oui et non.

Silence de Jens Book.

— Vous allez devoir développer votre réponse, le prévint Ringmar.

— J’ai retrouvé quelqu’un.

Ringmar patienta.

— Mais ça n’a rien à voir avec cette histoire.

— Qui avez-vous rencontré ?

— Rien à voir avec cette histoire.

— Pourquoi c’est si difficile d’en parler ?

— Bordel, mais vous ne pouvez pas me laisser tranquille ! s’écria Jens Book.

Ringmar attendit la suite.

— C’est comme si j’avais commis un crime. Me voilà paralysé, complètement épuisé et… et…

Il se tut et son visage se contracta. Il se mit à pleurer.

Ça suffit, Bertil.

— Si je savais qui vous avez vu, cela pourrait m’aider à trouver qui vous a blessé.

— OK, ça n’a aucune importance, reconnut Book. J’ai rencontré un mec, OK ?

— C’est tout à fait OK.

— OK.

— Pourquoi était-ce si difficile à dire ?

Le jeune homme garda le silence. Il fixait un point derrière Ringmar, qui savait bien qu’il n’y avait rien, sinon un mur vide d’une teinte sans intérêt. Un mur d’hôpital.

— Qui était-ce ? insista-t-il.

— Un… mec, c’est tout.

— Un ami ?

Book hocha lentement la tête. Comme s’il venait de révéler un grand secret. C’était bien le cas.

— Un ami proche ?

— Oui.

— Je ne vous demanderai pas quelles étaient vos relations, mais il faut que je sache si vous vous êtes vus chez lui ?

— Oui.

— J’aurais besoin de son adresse.

— Pourquoi donc ?

— Vous a-t-il suivi quand vous êtes parti ?

— Parti ? Quand ?

— Quand vous avez quitté son appartement.

— Oui… un moment.

— Il était quelle heure ?

— Pas d’idée.

— Par rapport à votre agression ?

— Eh bien… une demi-heure avant, je pense.

— Il habite tout près ?

Book ne répondit pas.

— Vous étiez encore ensemble quand on vous a agressé ?

— Non.

— Où vous êtes-vous séparés ?

— Plus… plus haut dans la rue.

— Sur Övre Husargatan ?

— Oui.

— Où ?

— Au bas de Sveaplan.

— Quand ?

— Quand… eh bien… c’était un petit moment avant que ce dingue me fracasse la tête.

— Je veux son nom et son adresse.

— Et moi donc ? !

— Ceux de votre ami, précisa Ringmar.

 

L’équipe se retrouva dans le bureau de Winter, plongé dans la pénombre.

— Tu ne pourrais pas écraser ton mégot pour une fois ? lança Halders.

— Je n’ai même pas sorti mon paquet, s’étonna Winter.

— Mieux vaut prévenir.

Ringmar se racla la gorge, puis il étala ses documents sur le bureau que Winter venait de débarrasser.

— Ça a eu du mal à sortir, fit-il. Pour Book.

— J’espère que tu as réussi à lui faire comprendre que, par principe, nous ne nous préoccupons pas de ses orientations sexuelles, répondit Winter.

— C’est ce « par principe » qui peut poser problème.

— Son ami était chez lui ?

— Personne n’a répondu au téléphone.

— Il faut qu’on se déplace là-bas. (Winter jeta un œil à Bergenhem.) Tu as le temps d’y aller ce soir, Lars ?

— Oui. Juste un tour pour vérifier ?

— Non, intervint Halders. Tu l’embarques, à coups de fouet, s’il le faut.

— Tu essaies d’être drôle ? rétorqua Bergenhem.

— J’essaie ?

— Nous devons jouer serré, Lars, reprit Winter. Tu t’en doutes sûrement.

— C’est pas le copain pédé qui a fait ça, bordel ! s’écria Halders.

— Il a pu voir quelque chose, argua Ringmar.

— Dans ce cas, il serait déjà venu nous voir.

— Tu ne sais pas ce que c’est, objecta Bergenhem.

— De quoi ?

— De se cacher de ça.

— Et toi, tu le sais ?

— Faire son coming out, ça demande un effort considérable.

— Ah ouais, mais alors, comment t’expliques qu’on lise chaque jour dans les journaux le coming out d’une nouvelle célébrité ?

— C’est différent quand t’es connu.

Ringmar se racla de nouveau la gorge.

— T’as mal à la gorge, Bertil ?

— Fredrik ! lâcha Winter.

Halders se tourna vers lui.

— Il y a quelque chose qui réunit ces quatre jeunes gens, et ce n’est pas leur sexualité, déclara Winter. Peux-tu reprendre ce que tu me disais tout à l’heure, Fredrik ?

— J’ai fouillé un peu dans leur passé. Ils ont tous vécu au foyer d’étudiants d’Olofshöjd.

Bergenhem émit un sifflement.

— Comme environ la moitié des étudiants passés ou présents de Göteborg, ajouta Halders.

— Mais ça n’empêche, dit Bergenhem.

— Kaite et Stillman y vivent encore, ajouta Winter.

— Smedsberg, lui, s’est installé à Chalmers, précisa Ringmar.

— Pourquoi ça ? s’étonna Bergenhem.

Personne ne le savait encore.

— Et Book est en coloc à Skytteskogen, reprit Halders. Va falloir prévoir des aménagements pour handicapé.

— Qu’est-ce qu’on fait à Olofshöjd ? Des propositions ? lança Winter.

— On n’a pas assez de monde pour enquêter là-bas, marmonna Ringmar.

— On pourrait au moins visiter leurs corridors, proposa Bergenhem. Ceux de Kaite et Stillman.

— Ce ne sont pas les mêmes, signala Halders.

— Kaite a dit quelque chose de bizarre, observa Winter. (Il tâta sa poche de poitrine à la recherche du paquet de cigarillos, mais le regard de Halders l’arrêta.) On parlait du fait que Smedsberg avait vu un livreur de journaux et Kaite s’est montré suffisamment malin pour s’étonner que le faux livreur ait su qu’il pouvait opérer sans être dérangé par le vrai.

— À moins qu’il ait juste pris le risque, objecta Bergenhem. Je parle du faux livreur, bien sûr.

— Ce n’est pas ça, continua Winter. Ce qui m’a frappé, c’est que Kaite a dit « elle » en parlant du livreur habituel : « Il prenait le risque de tomber sur elle. » Comment savait-il que c’était une femme ?

— Un lapsus, peut-être, dit Bergenhem.

— Drôle de lapsus, non ?

— Dans le monde de ce mec-là, tous les livreurs de journaux sont peut-être des femmes, suggéra Halders. Dans son monde imaginaire. Il attend impatiemment qu’elles viennent chez lui aux premières heures du matin.

— Et ça colle avec la théorie pédé ? ricana Bergenhem.

— Ne me demande pas, répliqua Halders. C’est votre théorie, à Erik et toi.