Larry Page, Sergey Brin et la recherche

Lorsque Justin Hall créa sa page d’accueil farfelue en janvier 1994, il n’existait que sept cents sites Web dans le monde. À la fin de l’année, il y en avait déjà dix mille, et à la fin de l’année suivante cent mille. La combinaison des ordinateurs individuels et des réseaux avaient conduit à quelque chose de sidérant : n’importe qui pouvait obtenir du contenu à partir de n’importe où et diffuser son propre contenu partout. Or, pour que cet univers en expansion explosive soit utile, il était indispensable de trouver une méthode facile, une interface humain-ordinateur-réseau simple qui permette aux internautes de trouver ce dont ils avaient besoin.

Les premières tentatives dans cette direction furent des répertoires et annuaires compilés à la main. Certains étaient excentriques et frivoles comme les « Liens du souterrain » de Justin Hall et les « Pages inutiles » de Paul Phillips. D’autres étaient traditionnels et sérieux, comme la « Bibliothèque virtuelle du World Wide Web » de Tim Berners-Lee, la page « Quoi de neuf ? » du NCSA et le « Navigateur du réseau mondial » de Tim O’Reilly. Quelque part entre les deux, et portant le concept à un niveau supérieur, se trouvait un site créé début 1994 par deux diplômés de Stanford, et appelé, dans l’une de ses premières – et nombreuses – incarnations, « Le guide du Web de Jerry et David ».

Tandis qu’ils étaient censés finir de rédiger leur thèse de doctorat, Jerry Yang et David Filo temporisaient en jouant au Fantasy League Basket-Ball. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour éviter d’écrire notre thèse », raconte Yang113. Il tua le temps en élaborant des méthodes pour extraire les statistiques de joueurs de basket réels à partir de serveurs utilisant FTP et Gopher, deux protocoles pour diffuser des documents sur Internet qui étaient en vogue avant l’essor du Web.

Mais lorsque le navigateur Mosaic sortit, Yang se concentra sur le Web, et Filo et lui commencèrent à compiler à la main un répertoire de sites en expansion permanente. Il était organisé par catégories – telles que « affaires », « éducation », « divertissement », « gouvernement » –, chacune divisée en des dizaines de sous-catégories. Fin 1994, ils avaient déjà rebaptisé leur guide du Web « Yahoo! ».

Il y avait un problème manifeste : comme le nombre de sites Web était multiplié par dix chaque année, il était impossible d’actualiser un répertoire à la main. Par bonheur, il existait un outil qui servait déjà à extraire des informations résidant sur des serveurs FTP et Gopher. C’était un indexeur, un robot qui arpentait Internet d’un serveur à l’autre pour compiler un index. Les deux plus célèbres s’appelaient, comme le couple des Archie Comics, Archie (pour les archives FTP) et Veronica (pour Gopher). En 1994, divers entrepreneurs créaient déjà des robots indexeurs qui serviraient d’outils de recherche pour le Web. Citons le WWW Wanderer conçu par Matthew Gray au MIT, WebCrawler de Brian Pinkerton à l’université du Washington, AltaVista de Louis Monier chez DEC, Lycos de Michael Mauldin à l’université Carnegie Mellon, OpenText, créé par un groupe de l’université de Waterloo au Canada, et Excite, créé par six amis à Stanford. Tous utilisaient des robots (« bots ») sautant d’un lien à l’autre, capables de zigzaguer autour du Web comme un buveur incorrigible dans une tournée des bars, raflant au passage des URL et des informations sur chaque site. Le tout serait alors étiqueté, indexé, puis placé dans une base de données accessible via un serveur d’interrogation.

Filo et Yang ne construisirent pas eux-mêmes leur robot indexeur, mais décidèrent d’en exploiter un sous licence pour l’ajouter à leur page d’accueil. Yahoo! continua de souligner l’importance de son répertoire, qui était compilé par des humains. Quand un utilisateur saisissait une expression au clavier, les ordinateurs de Yahoo! vérifiaient si elle était associée à une entrée du répertoire ; si c’était le cas, une liste de sites dressée à la main apparaissait à l’écran. Sinon, la requête était transmise au robot indexeur pour une recherche sur le Web.

L’équipe Yahoo! croyait, à tort, que la plupart des internautes navigueraient sur le Web dans une démarche d’exploration au lieu d’y rechercher quelque chose de précis. « Le passage de l’exploration et découverte à la recherche ciblée d’aujourd’hui était alors inconcevable », raconte Srinija Srinivasan, première rédactrice en chef de Yahoo!, qui supervisait un personnel comprenant plus de soixante jeunes rédacteurs et compilateurs de répertoires114. Cette confiance accordée au facteur humain signifia que Yahoo! serait au fil des années (et même jusqu’à l’heure actuelle) bien meilleur que ses rivaux dans le choix des articles d’actualité, mais pas dans la fourniture d’outils de recherche. Or, avec le nombre de pages Web continuellement créées, Srinija Srinivasan et son équipe ne pouvaient plus suivre. En dépit de ce qu’elle et ses collègues de chez Yahoo! croyaient, des moteurs de recherches automatisés allaient devenir la principale méthode pour trouver tout et n’importe quoi sur le Web, avec en éclaireurs un autre duo d’étudiants de Stanford.

 

Larry Page est né et a été élevé dans l’univers informatique115. Son père était professeur d’informatique et d’intelligence artificielle à l’université du Michigan, où sa mère enseignait la programmation. En 1979, quand il avait six ans, son père rapporta à la maison un Exidy Sorcerer, ordinateur domestique pour bricoleurs*6. « Je me rappelle avoir été vraiment emballé par cet ordinateur, parce que c’était important et que c’était probablement une grosse dépense, un peu comme si on avait acheté une bagnole116. » Le jeune Larry ne tarda pas à savoir s’en servir, assez pour faire ses devoirs avec. « Je crois que j’ai été le premier môme de mon école primaire à rendre un document écrit avec un traitement de texte117. »

L’un des héros de son enfance était Nicola Tesla, l’imaginatif pionnier de l’électricité et d’autres inventions, qui avait perdu en affaires face à Thomas Edison et était mort dans l’anonymat. À douze ans, Page lut une biographie de Tesla et fut troublé par ce récit : « C’était l’un des plus grands inventeurs, mais son histoire est triste, très triste. Il ne pouvait rien commercialiser, c’est à peine s’il pouvait financer ses propres recherches. Mieux vaut être comme Edison. Si vous inventez quelque chose, ça ne sert pas obligatoirement à quelqu’un. C’est à vous de le mettre pour de bon dans le monde : il vous faut produire, gagner de l’argent dans l’opération afin de pouvoir le financer118. »

Les parents de Larry avaient l’habitude de l’emmener avec son frère dans de longs trajets en voiture, parfois pour se rendre à des colloques d’informatique. « Je crois que j’avais fini par connaître tous les États américains avant même d’aller à la fac. » Le terme d’un de ces voyages était le Colloque international d’intelligence artificielle à Vancouver, qui était plein d’étonnants robots. Parce qu’il avait moins de seize ans, on lui dit qu’il ne pouvait pas entrer, mais son père insista : « Il leur a carrément gueulé dessus. C’est l’une des rares fois où je l’ai vu se disputer119. »

Comme chez Steve Jobs et Alan Kay, l’autre grand amour de Larry après les ordinateurs était la musique. Il jouait du saxophone et étudiait la composition. Pendant l’été, ses parents l’envoyaient dans le célèbre camp de vacances pour jeunes musiciens à Interlochen, dans le nord du Michigan. Les organisateurs avaient une méthode collaborative pour évaluer le niveau de chaque enfant : au début du séjour, les élèves se voyaient attribuer chacun une chaise dans l’orchestre, et n’importe qui pouvait lancer un défi à la personne assise immédiatement au-dessus de lui ; on donnait aux deux concurrents un morceau de musique à interpréter, et tous les autres leur tournaient le dos puis votaient pour dire lequel s’en était le mieux tiré. « Au bout d’un moment, raconte Page, les choses se tassaient plus ou moins et tout monde savait approximativement où se situer120. »

Non seulement les parents de Page enseignaient à l’université du Michigan, mais c’était là qu’ils s’étaient rencontrés quand ils étaient étudiants, si bien qu’ils ne plaisantaient qu’à moitié quand ils lui disaient qu’il y irait lui aussi. Ce qui arriva. Il tint à prendre comme matières principales le commerce et l’informatique, un peu à cause de l’histoire de Tesla, qui savait inventer mais pas commercialiser. Il avait en outre un modèle en la personne de son frère Carl, son aîné de neuf ans ; après l’université, Carl avait été le cofondateur d’une des premières sociétés de réseautage social, eGroups, plus tard revendue à Yahoo! pour quatre cent treize millions de dollars.

À l’université, l’enseignement qui lui fit la plus grande impression, raconte Page, fut un cours sur l’interaction humain-ordinateur assuré par Judith Olson. L’objectif était de comprendre comment concevoir des interfaces qui soient intuitives et d’un maniement facile. Page rédigea son travail d’étude et de recherche sur l’affichage du logiciel – ou client – de messagerie Eudora : il évalua puis testa le temps qu’il mettrait à accomplir diverses tâches. Il découvrit par exemple que les commandes par touches au clavier ralentissaient l’utilisation de 0,9 secondes par rapport à la souris : « J’ai l’impression d’avoir développé une sorte d’intuition pour la manière dont les gens interagissent avec un écran, et je me suis rendu compte que ces trucs étaient drôlement importants. N’empêche qu’on ne les comprend pas très bien, même aujourd’hui121. »

Un été, pendant ses études en fac, Page séjourna dans un camp géré par un institut de formation de dirigeants appelé LeaderShape. Il encourageait les stagiaires à pratiquer « un sain mépris de l’impossible ». L’institut lui inculqua le désir – qu’il concrétiserait plus tard chez Google – de lancer des projets que d’autres trouveraient à la limite entre l’audacieux et le délirant. En particulier, à la fois à l’université du Michigan et ultérieurement, il préconisa des idées futuristes pour des systèmes de transport individuels et des automobiles sans conducteur122.

Lorsqu’il voulut entrer en troisième cycle, Page fut rejeté par le MIT, mais accepté par Stanford. Ce qui n’avait rien de fortuit : pour quelqu’un qui s’intéressait à l’intersection de la technologie et du monde des affaires, Stanford était le but rêvé. Depuis que l’ancien diplômé de Stanford Cyril Ewell avait fondé Federal Telegraph en 1909, l’esprit d’entreprise technologique y était non seulement toléré, mais encouragé, attitude qui se renforça lorsque le doyen de l’école d’ingénierie Fred Terman édifia un parc industriel sur l’emprise universitaire au début des années 1950. Même le corps enseignant songeait autant à créer des start-up qu’à aligner les publications érudites. « Ça, c’était le genre de directeur de recherche qu’il me fallait, un professeur qui a un pied dans l’industrie et qui veut faire des trucs dingues qui changeront le monde. À Stanford, des tas de profs d’informatique sont comme ça123. »

À l’époque, la plupart des universités d’élite mettaient l’accent sur la recherche académique et évitaient les projets commerciaux. Stanford ouvrit la voie en considérant l’université non comme une simple académie du savoir, mais aussi comme une sorte de couveuse. Parmi les sociétés engendrées par Stanford, il y a eu Hewlett-Packard, Cisco, Yahoo! et Sun Microsystems. Page, qui finirait par ajouter à cette liste le plus grand nom de tous, estimait que cet état d’esprit améliorait bel et bien la qualité de la recherche : « Je crois que la productivité de la recherche pure y était très supérieure, parce qu’elle avait une base dans le monde réel. Ce n’est pas une simple affirmation théorique. Vous voulez que ce sur quoi vous travaillez s’applique à un problème réel124. »

 

Tandis qu’il se préparait à entrer en troisième cycle à Stanford à l’automne 1995, Page s’inscrivit à un programme d’initiation qui comprenait une journée à San Francisco. Son guide était Sergey Brin, un volubile étudiant en deuxième année de doctorat. Page était calme par nature, mais Brin ne cessait de lui communiquer ses opinions, et ils ne tardèrent pas à se disputer sur des sujets allant de l’informatique au zonage urbain. Le courant passa parfaitement entre eux. « Je me rappelle avoir trouvé Sergey assez odieux, avoue Page. C’est encore le cas. Et c’est peut-être réciproque125. » Effectivement, ces sentiments étaient partagés. « Nous avons chacun trouvé l’autre odieux, concède Brin. Mais nous disons ça un peu sur le ton de la plaisanterie. Nous avons manifestement passé pas mal de temps à nous parler, alors il y a un peu de vérité là-dedans. C’était entre nous comme une sorte de taquinerie à répétition126. »

Les parents de Sergey Brin étaient eux aussi des universitaires, mathématiciens tous les deux, mais son enfance fut différente de celle de Larry Page. Brin était né à Moscou, où son père enseignait les mathématiques à l’université d’État ; sa mère était ingénieure de recherche à l’Institut soviétique du pétrole et du gaz. Comme ils étaient juifs, leurs carrières furent écourtées. « Nous étions très pauvres, déclara Sergey au journaliste Ken Auletta. Mes parents ont passé tous les deux par des périodes de privation. » Lorsque son père fit une demande d’émigration, sa femme et lui perdirent leur emploi. Leurs visas de sortie leur parvinrent en mai 1979, quand Sergey avait cinq ans. Grâce à la Société hébraïque d’aide aux immigrants, ils s’installèrent dans un quartier ouvrier près de l’université du Maryland, où le père de Sergey trouva un emploi de professeur de mathématiques ; sa mère devint chercheur au centre spatial Goddard de la NASA tout proche.

Sergey fréquenta une école Montessori, où la pensée indépendante était encouragée : « Ce n’est pas une école où on vous dit ce qu’il faut faire. Vous êtes obligé de tracer votre propre route127. » C’était un état d’esprit qu’il partageait avec Page. Quand on leur demanda plus tard si le fait d’avoir des parents professeurs d’université était l’une des clés de leur succès, ils répondirent tous les deux que la fréquentation d’une école Montessori avait été un facteur plus important. « Je crois que ça venait en partie d’une formation où on apprenait à ne pas suivre les règles et les ordres, à trouver soi-même ses motivations, à mettre en question ce qui se passe dans le monde et à faire les choses un tantinet différemment », affirmait Page128.

Un autre point commun entre Brin et Page était que les parents de Brin lui donnèrent un ordinateur quand il était très jeune – un Commodore 64 pour son neuvième anniversaire. « La possibilité de programmer soi-même son ordinateur était beaucoup plus accessible que maintenant, raconte-t-il. L’ordinateur était livré avec un interpréteur BASIC*7, et on pouvait immédiatement commencer à écrire ses programmes. » Au collège, Brin et un ami écrivirent des programmes qui essayaient de simuler l’intelligence artificielle en menant une conversation avec l’utilisateur. « Je ne crois pas que les enfants qui découvrent l’informatique aujourd’hui bénéficient d’une initiation à la programmation comme celle que j’ai reçue129. »

Son attitude rebelle envers l’autorité faillit lui attirer des ennuis lorsque son père le ramena à Moscou pour un échange scolaire quand il allait avoir dix-sept ans. Apercevant une voiture de police, il commença à jeter des petits cailloux dans sa direction. Les deux policiers sortirent du véhicule pour interpeller Sergey, mais ses parents réussirent à désamorcer la situation. « Je crois que mon esprit rebelle vient du fait que je suis né à Moscou. Je dirais que c’est quelque chose qui m’a suivi jusqu’à l’âge adulte130. »

Parmi les livres qui inspirèrent Brin, il y eut les mémoires du physicien Richard Feynman, qui vantait le pouvoir que donne la réunion de l’art et de la science à la manière de Léonard de Vinci : « Je me souviens d’un passage où il expliquait qu’il voulait vraiment être un Léonard de Vinci, un artiste et un scientifique. J’ai trouvé ça assez suggestif. Je pense que ça conduit à une vie épanouissante131. »

Il réussit à décrocher le diplôme de fin d’études au lycée en trois ans (au lieu de quatre) et à faire de même à l’université du Maryland, où il obtint une licence partielle en maths et informatique. Un temps, ses copains matheux férus d’informatique et lui traînèrent sur les forums et les salons de discussion d’Internet jusqu’à ce qu’il se lasse de ces « gamins de dix ans qui essaient de parler sexe ». Il s’impliqua ensuite dans les jeux en ligne à base textuelle dits Multi-User Dungeons (MUD) ; il en écrivit personnellement un, qui mettait en scène un facteur livrant des paquets explosifs. « J’ai passé assez de temps sur les MUD pour trouver ça cool », raconte Brin132. Au printemps 1993, dans sa dernière année à l’université, il téléchargea le navigateur Mosaic, qu’Andreessen venait de lancer, et fut hypnotisé par le Web.

Brin entra avec une bourse de la National Science Foundation à Stanford, où il décida de se concentrer sur une étude de l’extraction de données. (Dans un coup double qui pénalisa peut-être cette institution elle aussi, le MIT avait rejeté sa candidature comme celle de Page.) Brin avait huit épreuves approfondies à passer pour son doctorat, et il en remporta sept haut la main peu après son arrivée. « C’est celle où je me croyais le meilleur que j’ai ratée, raconte-t-il. Je suis allé voir le prof et j’ai discuté des réponses. J’ai fini par l’avoir au baratin. Et c’est comme ça que je les ai réussies toutes les huit133. » Ce qui lui laissa toute liberté pour s’inscrire en dilettante à tous les cours qu’il voulait et à satisfaire la série insolite de ses passions sportives : acrobatie, trapèze, voile, gymnastique et natation. Il pouvait marcher sur les mains et envisagea même un jour – à ce qu’il prétend – de tout plaquer pour rejoindre un cirque. C’était aussi un passionné du roller qu’on voyait souvent filer dans les couloirs du campus.

 

Quelques semaines après l’arrivée de Page à Stanford, Brin et lui emménagèrent avec le reste du département d’informatique dans le tout nouveau Gates Computer Science Building*8. Agacé par le système rébarbatif de numérotation des bureaux à quatre chiffres fourni par l’architecte, Brin conçut un nouveau système, qui représentait mieux la situation de chaque pièce et la distance entre elles. Il fut adopté. « Il était très intuitif, si je peux me permettre ce compliment », dit-il134. Page se vit attribuer une pièce avec trois autres étudiants de troisième cycle, et Brin en fit son quartier général lui aussi. Il y avait des plantes suspendues au plafond avec un système d’arrosage contrôlé par logiciel, un piano connecté à un ordinateur, un assortiment de jouets électroniques et des coussins pour les petits sommes et les nuits blanches.

Le duo inséparable s’agglutina à la mode CamelCase en LarryAndSergey ; quand ils se disputaient ou se taquinaient, c’était comme deux épées qui s’aiguisaient l’une l’autre. Tamara Munzner, la seule étudiante du groupe, trouva une expression pour les décrire, goofy smart – « futés loufoques » –, surtout quand ils se mettaient à débattre de concepts absurdes, par exemple de la possibilité de construire quelque chose d’aussi gros qu’un immeuble en n’utilisant que des haricots. « C’étaient des mecs marrants avec qui partager un bureau, dit-elle. On avait tous des horaires dingues. Je me souviens qu’une fois à trois heures du matin un samedi soir [sic] le bureau était plein135. » Nos duettistes se faisaient remarquer non seulement par leur intelligence, mais aussi par leur audace. « Ils n’avaient pas ce faux respect de l’autorité qu’ont certains, raconte le professeur Rajeev Motwani, l’un de leurs directeurs de thèse. Ils me contestaient tout le temps. Ils n’avaient aucun scrupule à me lancer : “Mais vous dites des conneries136 !” »

À l’instar de nombreux partenaires dans l’innovation, LarryAndSergey avaient des personnalités complémentaires. Page n’était pas un animal sociable : il entrait plus facilement en contact oculaire avec un écran qu’avec un inconnu. Un problème chronique de cordes vocales dû à une infection virale lui donnait une voix faible et râpeuse, et il avait l’habitude déconcertante (bien qu’à maints égards admirable) de rester parfois carrément muet, ce qui rendait ses déclarations, quand il y en avait, d’autant plus mémorables. Il pouvait afficher un détachement impressionnant, mais aussi s’engager intensément. Son sourire était rapide et non simulé, son visage expressif, et il écoutait avec une concentration qui pouvait être à la fois flatteuse et déconcertante. D’une rigueur intellectuelle absolue, il était capable de trouver des failles logiques dans les commentaires les plus insignifiants et aiguiller sans effort une plate conversation vers une discussion en profondeur.

Brin, lui, pouvait être d’une brusquerie charmante. Il entrait dans les bureaux à la volée, sans frapper, lançait des idées, posait des questions et embrayait sur n’importe quel sujet. Page était plus réfléchi et plus réservé. Alors que Brin se contentait de savoir que quelque chose fonctionnait bien, Page se creusait la tête pour savoir pourquoi cela fonctionnait. L’intense et volubile Brin tenait une salle en respect, mais les tranquilles commentaires de Page à la fin d’une discussion obligeaient les auditeurs à se pencher en avant et prêter l’oreille. « J’étais probablement un petit peu plus timide que Sergey, bien qu’il soit timide par certains côtés, note Page. Nous étions d’excellents partenaires, parce que, peut-être, je pensais en catégories plus larges et que j’avais des talents différents. J’ai une formation d’ingénieur en informatique. Je m’y connais plus question matériel. Il a plutôt une formation mathématique137. »

Page était particulièrement sidéré par l’intelligence de Brin : « Bon, il était d’une intelligence carrément inhabituelle, même pour quelqu’un du département d’informatique de Stanford. » En outre, la personnalité extravertie de Brin l’aidait à rassembler les gens. Quand Page arriva à Stanford, on lui donna un bureau dans une grande salle non cloisonnée, la « volière », partagée avec les autres doctorants de première année. « Sergey était très sociable, raconte Page. Il rencontrait tous les étudiants et venait traîner dans la volière avec nous. » Brin avait même le chic d’amadouer les professeurs. « Sergey savait y faire ; il entrait sans frapper dans le bureau des profs et leur faisait la causette, ce qui était plutôt inhabituel pour un étudiant de troisième cycle. Je crois qu’ils le toléraient parce qu’il était très intelligent et très compétent. Il pouvait apporter sa contribution à toutes sortes de trucs sans rapport les uns avec les autres138. »

Page rejoignit le Groupe d’interaction humain-ordinateur, qui explorait les moyens d’enrichir la symbiose entre humains et machines. C’était le domaine inauguré par les pionniers Licklider et Engelbart et le sujet de son cours favori à l’université du Michigan. Page adhéra à l’idée d’une conception centrée sur l’utilisateur – les interfaces logiciel et matériel devaient être intuitives et l’utilisateur avait toujours raison. Il était allé à Stanford en sachant qu’il voulait avoir comme directeur de thèse Terry Winograd, un joyeux professeur ébouriffé comme Albert Einstein. Winograd avait étudié l’intelligence artificielle mais, après avoir réfléchi sur l’essence de la cognition humaine, il avait changé de cap, comme Engelbart, pour s’intéresser à la manière dont les machines pourraient augmenter et amplifier (et non reproduire et remplacer) la pensée humaine. « J’ai détourné mon regard de ce qui serait considéré comme l’intelligence artificielle pour aborder la question plus vaste “Comment voulez-vous interagir avec un ordinateur ?” » expliqua Winograd139.

Le domaine des interactions humain-ordinateur et de la conception des interfaces, en dépit de sa noble ascendance remontant jusqu’à Licklider, était encore considéré comme une spécialité plutôt « douce », méprisée par les informaticiens purs et durs comme une matière d’ordinaire enseignée par de simples professeurs de psychologie, ce qu’avaient été J. C. R. Licklider et Judith Olson. D’après Page, « pour les gens qui étudiaient les machines de Turing, par exemple, l’étude des réponses humaines était considérée comme une spécialité émotionnelle, un peu comme si on était coincé dans les humanités ». Winograd contribua à rehausser la réputation de ce domaine : « Terry avait une formation en informatique très concrète datant de l’époque où il travaillait sur l’intelligence artificielle, mais il s’intéressait aussi à l’interaction humain-ordinateur, domaine où pratiquement personne ne travaillait et qui, à mon avis, méritait plus de respect. » L’un des cours favori de Page était Techniques cinématographiques dans la conception des interfaces utilisateur. « Ça vous montrait comment le langage et les techniques du cinéma pouvaient véritablement s’appliquer à la conception des interfaces140. »

La spécialité universitaire de Sergey Brin était l’extraction de données. Avec le professeur Motwani, il créa un groupe appelé MIDAS, pour Mining Data at Stanford – « extraire des données à Stanford ». Parmi les articles qu’ils produisirent (avec Carl Silverstein, un autre étudiant de troisième cycle, qui serait leur première recrue quand ils fonderaient Google), il y en avait deux sur l’analyse dite du panier de la ménagère, technique examinant dans quelle mesure un consommateur qui achète les articles A et B peut vraisemblablement acheter aussi les articles C et D141. À partir de là, Brin s’intéressa aux moyens d’analyser les schémas détectables dans les trésors de données recelés par le Web.

 

Avec l’aide de Winograd, Page commença à chercher un sujet de thèse. Il envisagea une dizaine d’idées, dont une sur la conception d’automobiles sans conducteur (qui serait ultérieurement reprise par Google). Il finit par se fixer sur une étude de la manière d’évaluer l’importance relative des différents sites sur le Web. Cette méthode vient de son enfance passée dans un environnement familial universitaire. L’un*9 des critères qui déterminent la valeur d’un article scientifique est le nombre d’autres chercheurs qui le citent dans leurs notes et leur bibliographie. Dans le même esprit, un moyen de déterminer la valeur d’une page Web serait de voir combien d’autres pages Web contiennent des liens qui la désignent.

Là, il y avait un problème. Vu la manière dont Tim Berners-Lee avait conçu le Web, à la grande consternation de puristes comme Ted Nelson, n’importe qui pouvait créer un lien vers une autre page sans en demander la permission, enregistrer ce lien dans une base de données, ou rendre ce lien bidirectionnel. Ce qui permettait au Web de s’étendre bon gré mal gré. Or cela signifiait aussi qu’il n’y avait pas de moyen simple de savoir le nombre de liens désignant une page Web donnée, ni d’où pourraient venir ces liens. On pouvait examiner une page Web et voir tous les liens qui en partaient, mais on ne pouvait pas estimer ni le nombre ni la qualité des liens qui la désignaient. « Le Web était une version appauvrie d’autres systèmes collaboratifs que j’avais vus, car son hypertexte avait un défaut : il n’avait pas de liens bidirectionnels », explique Page142.

Page entreprit donc de trouver un moyen de constituer une gigantesque base de données sur les liens, de façon à pouvoir les suivre à l’envers et voir quels sites dirigeaient des liens vers chaque page. L’une des motivations était d’encourager la collaboration. Son plan permettrait aux internautes d’annoter une autre page. Si Harry écrivait un commentaire et y insérait un lien vers le site Web de Sally, alors les gens qui regarderaient son site Web à elle pourraient aller voir son commentaire à lui : « En inversant les liens, ce qui permettrait de remonter jusqu’à leur origine, on permettrait aux gens de commenter ou d’annoter un site en créant simplement un lien vers lui143. »

La méthode adoptée par Page pour inverser les liens se fondait sur une idée audacieuse qui lui vint brusquement une nuit lorsqu’il s’éveilla d’un rêve : « Je me disais : et si nous pouvions télécharger l’intégralité du Web et ne garder que les liens ? J’ai saisi un stylo et commencé à écrire. J’ai passé le milieu de cette nuit-là à griffonner les détails de l’opération et je me suis convaincu que ça allait marcher144. » Cet accès d’activité nocturne lui servit de leçon. « Il faut être un peu excessif dans les objectifs que vous allez vous fixer, dirait-il plus tard à un groupe d’étudiants israéliens. Il y a une expression que j’ai apprise à l’université, “avoir un sain mépris pour l’impossible”. Ça, c’est vraiment une bonne formule. Vous devriez essayer de faire des choses que la plupart des gens n’oseraient pas entreprendre145. »

Cartographier le Web n’était pas une mince affaire. Même à cette époque héroïque, en janvier 1996, il y avait déjà cent mille sites totalisant dix millions de documents et près d’un milliard de liens entre eux, et la croissance était exponentielle. Au début de l’été, Page créa un robot indexeur conçu pour démarrer sur sa propre page d’accueil puis de suivre tous les liens qu’il rencontrerait. Tout en filant comme une araignée véloce dans les mailles du Web, il stockerait le texte de chaque lien hypertexte, les titres des pages et une mention de l’origine de chaque lien. Il appela ce projet BackRub.

Page informa son directeur de thèse, Terry Winograd, que d’après ses estimations sommaires son robot indexeur pourrait accomplir la tâche en quelques semaines. « Terry a hoché la tête d’un air entendu, tout à fait conscient qu’il faudrait beaucoup plus de temps, mais assez sage pour ne pas me le dire, raconte Page. L’optimisme de la jeunesse est souvent sous-estimé146 ! » Le projet absorba bientôt près de la moitié de la largeur de bande passante Internet allouée à toute l’université et causa au moins un plantage général du campus. Mais les autorités de Stanford furent indulgentes. « Je n’ai presque plus d’espace disque », communiqua Page par courriel à Winograd le 15 juillet 1996, après avoir collecté vingt-quatre millions d’URL et plus de cent millions de liens. Il précisait : « Je n’ai que quinze pour cent environ des pages, mais ça semble très prometteur147. »

L’audace additionnée à la complexité du projet de Page séduisirent l’esprit mathématique de Sergey Brin, qui cherchait un sujet pour sa thèse. Il fut enthousiasmé à l’idée d’unir ses forces avec son ami : « C’était le plus passionnant des projets, à la fois parce qu’il s’attaquait au Web, qui représente le savoir humain, et parce que j’aimais bien Larry148. »

 

BackRub était encore, à ce stade, conçu pour être une compilation de liens retour sur le Web qui servirait de base à un système d’annotation et une analyse de citations éventuels. « C’est stupéfiant, mais je n’avais pas songé à construire un moteur de recherche, avoue Page. L’idée n’était même pas sur le radar. » À mesure que le projet évoluait, Brin et lui-même imaginèrent des méthodes sophistiquées pour mesurer la valeur de chaque page, fondées sur le nombre et la qualité des liens qui la visaient. C’est alors qu’il vint à l’idée de nos BackRub Boys que leur index de pages classées par importance pourrait devenir la base d’un moteur de recherche performant. Ainsi naquit Google. « Quand un rêve réellement grandiose se présente, dirait Page plus tard, sautez dessus149 ! »

Au début, le projet révisé s’appelait PageRank (« rang de page ») parce qu’il attribuait un classement à chaque page capturée dans l’index BackRub et, pas vraiment par hasard, exploitait l’humour pince-sans-rire de Page et une certaine vanité. « Ouais, c’est à moi-même que je faisais allusion, malheureusement, avoua-t-il plus tard, honteux et confus. J’ai un peu mauvaise conscience à ce sujet150. »

L’objectif du classement des pages conduisit à une nouvelle couche de complexité. Au lieu d’indiquer seulement le nombre de liens désignant une page, Page et Brin se rendirent compte que ce serait encore mieux s’ils pouvaient également attribuer une valeur à chacun de ces liens entrants. Par exemple, un lien entrant venant du New York Times devrait compter plus qu’un lien émis de la chambre en résidence universitaire de Justin Hall sur le campus de Swarthmore. Ce qui déclenchait un processus récursif avec de multiples boucles de rétroaction : chaque page était classée par le nombre et la qualité des liens qui y aboutissaient, et la qualité de ces liens était déterminée par le nombre et la qualité des liens désignant les pages qui les avait générés, et ainsi de suite. « C’est totalement récursif, expliquait Page. C’est une très grande boucle. Mais les mathématiques sont à la hauteur. On peut résoudre le problème151. »

C’était le type de complexité mathématique que Brin appréciait véritablement : « Nous avons en fait développé pas mal de maths pour résoudre le problème. Nous avons intégralement converti le Web en une grosse équation à plusieurs centaines de millions de variables, qui sont les classements individuels de toutes les pages Web152. » Dans un article qu’ils cosignèrent avec leurs deux directeurs de recherche, ils développèrent les formules mathématiques complexes fondées sur le nombre de liens entrants reçus par chaque page et le classement relatif de chacun de ces liens. Puis ils le traduisirent en termes simples pour le non-spécialiste : « Une page a un rang élevé si la somme des rangs de ses liens retour est élevée. Ce qui couvre à la fois le cas où une page a de nombreux liens retour et celui où une page a peu de liens retour, mais de très haute valeur153. »

La question à un million de dollars était de savoir si PageRank produirait vraiment de meilleurs résultats de recherche. Ils procédèrent donc à un test comparatif. Dans l’un de leurs exemples, ils lancèrent une recherche sur université. Sur AltaVista et d’autres moteurs de recherche, cela donnait une liste aléatoire de pages qui se trouvaient avoir université dans leur titre. « Je me rappelle leur avoir demandé : “Pourquoi vous donnez aux gens des trucs aussi nuls ?” », dit Page. La réponse qu’il reçut était que les résultats médiocres étaient sa faute et qu’il devrait affiner sa requête de recherche. « J’avais appris au cours sur l’interaction humain-ordinateur qu’accuser l’utilisateur est une mauvaise stratégie, alors je savais qu’à la base ils se trompaient. Cette intuition – que l’utilisateur a toujours raison – nous a conduit à l’idée que nous pourrions produire un meilleur moteur de recherche154. » Avec PageRank, la tête de liste pour une recherche sur université afficha Stanford, Harvard, le MIT et l’université du Michigan, ce qui plut énormément à Page et Brin. « Et je me suis dit “Waouh !” raconte Page. Il était évident pour moi et pour le reste du groupe que si vous disposez d’une méthode de classement fondée non seulement sur la page elle-même mais aussi sur ce que le monde pensait de cette page, ce serait un atout très réel pour la recherche155. »

 

Page et Brin entreprirent d’affiner PageRank en ajoutant encore d’autres facteurs, tels que la fréquence, la taille des caractères et l’emplacement des mots clés sur une page Web. Des points supplémentaires étaient ajoutés si le mot clé figurait dans l’URL, était en capitales ou dans le titre. Ils examinaient chaque ensemble de résultats, puis modifiaient et affinaient la formule. Ils découvrirent qu’il était important de donner beaucoup de poids au texte d’appel, les mots soulignés qui dénotent un lien hypertexte. Par exemple, les mots Bill Clinton formaient le texte d’appel de nombreux liens menant à whitehouse.gov, si bien que cette page Web se retrouvait en tête des résultats quand un usager cherchait Bill Clinton, même si le site officiel de la Maison Blanche ne comportait pas le nom de Bill Clinton affiché bien en évidence sur sa page d’accueil. En revanche, l’un des concurrents donnait « La blague du jour sur Bill Clinton » en numéro un quand on tapait Bill Clinton dans sa barre de recherche156.

En partie à cause du nombre gigantesque de pages et de liens impliqués, Page et Brin baptisèrent leur moteur de recherche Google, allusion au googol, le nombre représenté par 1 suivi de cent zéros, qui leur avait été suggéré par l’un de leurs camarades de bureau à Stanford, Sean Anderson. Et quand ils tapèrent Google pour voir si ce nom de domaine était disponible, il l’était. Alors Page sauta sur l’occasion. « Je ne suis pas sûr que nous étions conscients d’avoir fait une faute d’orthographe, dirait plus tard Brin. Mais, de toute façon, googol était déjà pris. Un type avait déjà enregistré Googol.com, et j’ai essayé de le lui racheter, mais il ne voulait pas s’en séparer. Alors nous sommes restés sur Google157. » Un mot facétieux, facile à retenir, à saisir au clavier et à transformer en verbe*10.

Page et Brin s’efforcèrent d’améliorer Google de deux manières. Pour commencer, ils déployèrent bien plus de bande passante, de puissance de calcul et de capacité de stockage que n’importe quel autre de leurs concurrents, dopant leur robot arpenteur du Web pour lui faire indexer cent pages par seconde. En outre, ils étudiaient fanatiquement le comportement des internautes afin de pouvoir modifier en permanence leurs algorithmes. Si les utilisateurs cliquaient sur le résultat numéro un sans retourner ensuite sur la liste, c’est qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient. Mais s’ils lançaient une recherche puis retournaient immédiatement à la liste pour modifier leur requête, cela signifiait qu’ils n’étaient pas satisfaits et que les ingénieurs devraient découvrir, en examinant la requête modifiée, ce qu’ils cherchaient vraiment au départ. Chaque fois que les usagers déroulaient la liste jusqu’à la deuxième ou troisième page de résultats, cela signifiait qu’ils n’étaient pas satisfaits de la hiérarchisation des résultats reçus. Ainsi que l’a fait remarquer le journaliste Steven Levy, cette boucle de rétroaction a aidé Google à comprendre que lorsque les gens tapaient chiens ils cherchaient aussi chiots, et qu’en tapant bouillante ils pensaient peut-être aussi à eau chaude, et Google finit aussi par apprendre que lorsqu’ils tapaient hot dog ils ne cherchaient vraiment pas du tout des chiots bouillants158.

Une seule autre personne inventa un système à base de liens hypertexte très similaire à PageRank : un ingénieur chinois, Li Yanhong (ou « Robin Li »), qui étudia à l’université de l’État de New York (SUNY) à Buffalo puis rejoignit une division de Dow Jones basée au New Jersey. Au printemps 1996, juste au moment où Page et Brin créaient PageRank, Li trouva un algorithme, qu’il baptisa RankDex, pour déterminer la valeur des résultats de recherche à partir du nombre de liens entrants sur une page et du contenu du texte d’appel de ces liens. Il s’acheta un guide pratique des formalités pour faire breveter cette idée, ce qu’il réussit avec l’aide de Dow Jones. Mais cette société ne donna pas suite au projet, et Li migra donc sur la côte Ouest pour travailler chez Infoseek puis retourna en Chine. C’est là qu’il cofonda Baidu, qui devint le plus gros moteur de recherche de ce pays et l’un des plus puissants concurrents mondiaux de Google.

 

Début 1998, la base de données de Page et Brin cartographiait déjà près de cinq cent dix-huit millions de liens hypertexte sur les quelque trois milliards que comptait le Web à l’époque. Page tenait absolument à ce que Google ne demeure pas un simple projet universitaire, mais devienne aussi un produit à succès : « C’était comme le problème de Nicola Tesla. Vous faites une invention que vous trouvez super, alors vous voulez qu’elle soit utilisée par des tas de gens et le plus vite possible159. »

Leur désir de transformer un sujet de thèse en une affaire commerciale n’incitait pas Page et Brin à publier quoi que ce soit sur ce qu’ils avaient réalisé ou à en organiser des présentations formelles. Mais leurs directeurs de thèse ne cessèrent de les harceler pour qu’ils publient quelque chose, alors, au printemps 1998, ils produisirent un article de vingt pages qui réussit à expliquer les théories abstraites derrière PageRank et Google sans trop abattre leurs cartes, pour protéger leurs secrets de leurs concurrents. Intitulé « Anatomie d’un moteur de recherche Web hypertextuel à grande échelle », il fut l’objet d’une communication lors d’un colloque en Australie en avril 1998.

Il commençait ainsi : « Dans cet article, nous présentons Google, prototype d’un moteur de recherche à grande échelle qui utilise puissamment la structure existant dans l’hypertexte160. » En cartographiant plus d’un demi-milliard de liens sur les trois milliards que comptait le Web, ils purent affecter à vingt-cinq millions de pages Web au bas mot un classement qui « correspond bien avec l’idée subjective que les gens se font de l’importance ». Ils détaillaient « l’algorithme itératif simple » qui produisait un classement pour chaque page. « La procédure en usage dans la littérature universitaire a été appliquée au Web, principalement en décomptant les citations ou les liens retour vers une page donnée. Ce qui fournit une valeur approximative de l’importance ou de la qualité de la page. PageRank prolonge cette idée en ne comptant pas uniformément les liens issus de toutes les pages. »

L’article comprenait de nombreux détails techniques sur le classement, les robots d’indexage, l’indexage lui-même, l’itération des algorithmes. Il y avait aussi quelques paragraphes donnant des indications utiles pour des recherches ultérieures. Mais en fin de compte il était clair qu’il ne s’agissait pas là d’un exercice universitaire ou d’une recherche purement érudite. Ils étaient engagés dans ce qui deviendrait manifestement une entreprise commerciale. « Google est conçu pour être un moteur de recherche à échelle variable, déclaraient-ils en conclusion. L’objectif principal est de fournir des résultats de recherche de grande qualité. »

Ce qui aurait pu être un problème dans des universités où la recherche était censée être principalement menée dans un but académique et non en vue d’applications commerciales. Mais à Stanford, non seulement on permettait aux étudiants de travailler sur des projets commerciaux, mais on les y encourageait et on les aidait. Il y avait même un bureau pour faciliter les processus de demande de brevet et d’exploitation sous licence. « Nous avons ici à Stanford un environnement qui promeut l’esprit d’entreprise et la recherche en tant que prise de risques, déclarait John Hennessy, président de l’université. Les gens ici comprennent vraiment que parfois le meilleur moyen de produire un effet sur le monde n’est pas de rédiger un article érudit, mais de prendre la technologie à laquelle on croit et d’en faire quelque chose161. »

Page et Brin commencèrent à essayer de vendre la licence de leur logiciel à d’autres sociétés ; ils rencontrèrent donc les directeurs généraux de Yahoo!, Excite et AltaVista. Ils demandaient un droit d’exploitation d’un million de dollars, ce qui n’était pas exorbitant, puisque cela inclurait les droits de leurs brevets aussi bien que leur assistance technique personnelle. « Ces sociétés valaient au bas mot des centaines de millions de dollars à l’époque, dirait Page plus tard. Ce n’était pas pour elles une dépense significative. Mais il y a eu un manque d’intuition au niveau directorial. Beaucoup nous ont dit : “La recherche n’est pas si importante que ça162.” »

Résultat : Page et Brin décidèrent de lancer leur propre société. Il y avait heureusement dans un rayon de quelques kilomètres autour du campus des entrepreneurs prospères prêts à jouer les business angels – investisseurs providentiels – et des capital-risqueurs impatients juste au coin de Sandhill Road, pour leur fournir la mise de fonds initiale. David Cheriton, l’un de leurs professeurs à Stanford, avait fondé avec le concours d’un de ces investisseurs, Andy Bechtolsheim, une société de produits Ethernet, Granite Systems, qu’ils avaient revendue à Cisco Systems. En août 1998, Cheriton suggéra à Page et Brin qu’ils rencontrent Bechtolsheim, qui avait aussi cofondé Sun Microsystems. Une nuit, et plutôt tard, Brin lui envoya un courriel. Il reçut une réponse sur-le-champ, et tôt le lendemain matin ils se rencontrèrent tous sur la véranda de la résidence de Cheriton à Palo Alto.

Même à cette heure indue pour des étudiants, Page et Brin réussirent à produire une démonstration convaincante de leur moteur de recherche ; ils prouvèrent qu’ils pouvaient télécharger, indexer et classer une bonne partie du Web avec des batteries de mini-ordinateurs. Ce fut une réunion peu stressante au plus fort du boom des start-up, et les questions de Bechtolsheim étaient encourageantes. Contrairement aux dizaines de boniments qu’on lui servait chaque semaine, il ne s’agissait pas de la présentation PowerPoint d’un vaporware, un de ces logiciels fantômes qui n’existent pas encore. Bechtolsheim pouvait taper pour de bon ses requêtes et les réponses qui arrivaient instantanément étaient bien meilleures que ce que produisait AltaVista. En plus, les deux fondateurs étaient super intelligents et fortement motivés, bref, le genre d’entrepreneurs sur lesquels il aimait miser. Bechtolsheim appréciait le fait qu’ils ne gaspillaient pas de grosses sommes d’argent – ou d’argent tout court, en l’occurrence – pour le marketing. Ils savaient que Google était assez performant pour se répandre par le bouche à oreille, et toutes leurs économies passaient dans l’achat des composants des serveurs qu’ils montaient eux-mêmes. « D’autres sites Web qui se faisaient financer par le capital-risque prenaient un gros paquet de dollars et le claquaient sur la pub, disait Bechtolsheim. Leur démarche était à l’opposé. On construit quelque chose qui tient debout et on offre un service assez convaincant pour que les gens se mettent à l’utiliser163. »

Bien que Brin et Page répugnent à accepter de la publicité, Bechtolsheim savait qu’il serait simple – sans qu’on crie à la corruption – de placer des encarts clairement étiquetés sur la page des résultats de recherche. Ce qui signifiait qu’il y avait une source manifeste de revenus à laquelle puiser. « C’est la meilleure idée dont j’ai entendu parler depuis des années », leur dit Bechtolsheim. Puis ils parlèrent évaluation et il leur signala qu’ils fixaient leur prix trop bas. « Bon, je ne veux pas perdre de temps, conclut-il puisqu’il fallait qu’il parte travailler. Je suis sûr que ça va vous servir, les mecs, si je vous fais un petit chèque. » Il alla à sa voiture pour chercher son carnet de chèques et en rédigea un à l’ordre de Google Inc. pour cent mille dollars. « Nous n’avons pas encore de compte en banque, l’informa Brin. « Vous le déposez quand vous en aurez un », répliqua Bechtolsheim. Et il démarra au volant de sa Porsche.

Brin et Page allèrent au Burger King fêter l’événement. « Nous avons pensé que nous devrions manger quelque chose de vraiment bon, même si c’était mauvais pour la santé, explique Page. Et puis ce n’était pas cher. Ça nous a semblé être la formule qui convenait pour célébrer le financement164. »

Le chèque de Bechtolsheim à l’ordre de Google Inc. les incita à se constituer en société commerciale. « Nous avons été obligés de trouver en vitesse un juriste », raconte Brin165. Et Page ajoute : « On s’est dit : “Waouh ! peut-être qu’on devrait vraiment créer notre entreprise maintenant166.” » Grâce à la réputation de Bechtolsheim – et aussi à la nature impressionnante du produit de Google –, d’autres investisseurs se manifestèrent, dont Jeff Bezos d’Amazon : « Je suis carrément tombé amoureux de Larry et Sergey. Ils avaient une vision. Et un point de vue centré sur le client167. » Le buzz favorable autour de Google s’amplifia tellement que, quelques mois plus tard, la société réussit l’exploit peu commun de se faire financer par les deux principales sociétés de capital-risque de Silicon Valley, les rivales Sequoia Capital et Kleiner Perkins.

Silicon Valley détenait un autre atout, en plus d’une université secourable, de mentors actifs et de capital-risqueurs : un grand nombre de garages, comme celui dans lesquels Hewlett et Packard conçurent leurs premiers produits ou celui dans lequel Jobs et Wozniak montèrent les premières cartes-mères de l’Apple I. Lorsque Page et Brin se rendirent compte qu’il était temps de mettre de côté leurs projets de thèse et de quitter le cocon de Stanford, ils trouvèrent un garage – un garage pour deux voitures, auquel s’ajoutaient un bain à remous et deux chambres d’amis dans la maison elle-même –, qu’ils pouvaient louer pour mille sept cents dollars par mois dans la maison de Menlo Park appartenant à une amie de Stanford, Susan Wojcicki, qui ne tarderait pas à rejoindre Google. En septembre 1998, un mois après leur rencontre avec Bechtolsheim, Page et Brin se constituèrent en société commerciale, ouvrirent un compte en banque et encaissèrent le chèque. Ils fixèrent sur le mur du garage un tableau blanc avec l’inscription « Siège mondial de Google ».

 

Outre qu’il rendait intégralement accessibles toutes les informations du Web, Google représentait un saut quantique immense dans la relation entre les humains et les machines – la « symbiose homme-ordinateur » imaginée par Licklider quatre décennies plus tôt. Yahoo! avait tenté une version plus primitive de cette symbiose en recourant à la fois à la recherche électronique et à des annuaires compilés par des humains. La démarche adoptée par Page et Brin pourrait sembler, au premier abord, être un moyen d’enlever les mains humaines de cette formule en confiant exclusivement les recherches à des robots indexeurs et des algorithmes informatiques. Mais un examen plus sérieux révèle que leur démarche était en fait un alliage d’intelligence machinique et d’intelligence humaine. Leur algorithme s’appuyait sur les milliards de jugements humains émis par les internautes chaque fois qu’ils créaient des liens à partir de leurs propres sites Web. C’était une manière automatisée de puiser dans la sagesse humaine – autrement dit, une forme supérieure de symbiose humain-ordinateur. « Le processus pourrait donner l’impression d’être entièrement automatisé, expliquait Brin, mais en ce qui concerne la quantité d’informations d’origine humaine qui entre dans le produit final, il s’agit là de millions de personnes qui prennent le temps de concevoir leurs pages Web, de déterminer vers qui envoyer un lien, et de quelle manière, et cet élément humain y est intégré168. »

Dans son essai fondateur de 1945, « Comme nous pouvons le penser », Vannevar Bush avait lancé le défi : « La somme accumulée de l’expérience humaine augmente à une vitesse prodigieuse, et les moyens que nous utilisons pour nous frayer, dans le dédale résultant, un passage vers l’information momentanément importante sont les mêmes que ceux utilisés à l’époque des navires gréés en carré. » Dans l’article qu’ils soumirent à Stanford juste avant de partir pour lancer leur société, Brin et Page raisonnèrent de même : « Le nombre de documents dans les index a augmenté de plusieurs ordres de grandeur, mais pas la capacité de l’utilisateur à examiner les documents. » Leur texte était moins éloquent que celui de Bush, mais ils avaient réussi à réaliser son rêve d’une collaboration humain-machine pour traiter la surcharge d’information. Ce faisant, Google devint la culmination d’un processus étalé sur soixante ans et visant à créer un monde dans lequel les humains, les ordinateurs et les réseaux étaient intimement liés. N’importe quel internaute pouvait partager ses informations avec n’importe quel autre, où qu’il soit, et, comme le promettait l’almanach victorien, chercher à s’informer sur tout.

Dan Bricklin (né en 1951) et Evan Williams (né en 1972) en 2001.

Dan Bricklin (né en 1951) et Evan Williams (né en 1972) en 2001.

Jimmy Wales (né en 1966).

Jimmy Wales (né en 1966).

Sergey Brin (né en 1973) et Larry Page (né en 1973).

Sergey Brin (né en 1973) et Larry Page (né en 1973).

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*1. Comme le HTTP du Web, Gopher était un protocole d’application Internet (TCP/IP). Il facilitait une navigation par menus pour trouver et diffuser des documents en ligne (en général, des textes). Les liens étaient produits par les serveurs au lieu d’être incorporés aux documents. Le nom gopher renvoyait à l’écureuil terrestre qui est la mascotte de l’université, avec un jeu de mots sur gopher/go for (« aller chercher »).

*2. Un an plus tard, Andreessen s’associerait avec l’entrepreneur aux nombreux succès Jim Clark pour lancer la société Netscape qui produisait une version commerciale du navigateur Mosaic.

*3. Bitcoin et d’autres monnaies dites cryptées intègrent des techniques de chiffrement mathématiquement codées et d’autres principes cryptographiques pour créer une monnaie sécurisée dépourvue de contrôle centralisé.

*4. En mai 2003, le substantif blog et le verbe to blog furent admis dans l’Oxford English Dictionary (blog tel quel entrerait au Petit Larousse et au Petit Robert en 2006 – NdT).

*5. Il est révélateur et tout à l’honneur de Wikipedia que ses articles sur sa propre histoire et sur le rôle de Wales et de Sanger aient fini par être, après de nombreux affrontements sur les forums de discussion, équilibrés et objectifs.

*6. Créé par Paul Terrell, propriétaire de The Byte Shop, qui avait lancé l’Apple I en commandant les cinquante premiers exemplaires pour son magasin.

*7. Celui écrit par Bill Gates.

*8. Bill Gates a financé des bâtiments d’informatique à Harvard, à Stanford, au MIT et à l’université Carnegie Mellon. Celui de Harvard, cofinancé avec Steve Ballmer, s’appelle Maxwell Dworkin, en hommage à leurs mères.

*9. Cette restriction est primordiale : ce critère ne mesure que la notoriété – bonne ou mauvaise – de l’article et/ou de son auteur. (NdT)

*10. L’Oxford English Dictionary a intégré le verbe to google en 2006.