9.

Le logiciel

Lorsque Paul Allen s’approcha du kiosque à journaux encombré au milieu de Harvard Square et aperçut l’Altair en couverture du Popular Electronics daté de janvier 1975, il fut à la fois enthousiasmé et consterné. Bien qu’il soit emballé par la révélation que l’ère de l’ordinateur individuel avait commencé, il craignait d’arriver trop tard pour participer à la fête. Il posa rageusement ses soixante-quinze cents sur le comptoir, s’empara du magazine et trotta dans la neige fondue jusqu’à la chambre en cité universitaire de Bill Gates, son pote de lycée de Seattle, mordu d’informatique lui aussi, qui l’avait convaincu de décrocher de la fac et de s’installer à Cambridge. « Hé ! ce truc est en train de nous passer sous le nez ! », déclara Allen. Gates se mit à osciller d’avant en arrière, comme cela lui arrivait souvent dans des moments particulièrement intenses. Quand il eut fini de lire l’article, il se rendit compte qu’Allen avait raison. Pendant les huit semaines suivantes, ils se lancèrent dans une frénésie programmatrice qui allait changer la nature commerciale de l’informatique1.

Contrairement aux pionniers avant lui, Bill Gates, né en 1955, n’avait pas eu une enfance portée sur le côté matériel de l’électronique. Il n’avait jamais pris son pied à construire des postes de radio en kit ou à souder des circuits sur des cartes. Au lycée, un professeur de physique, agacé par l’arrogance que manifestait parfois Gates aux commandes du terminal en temps partagé de l’établissement, lui avait une fois imposé comme devoir le montage d’un kit Radio Shack. Lorsque Gates le lui remit, raconte l’enseignant, « la soudure dégoulinait sur le panneau arrière » du poste et il ne marchait pas2.

Pour Gates, la magie de l’informatique ne résidait pas dans la matérialité des circuits, mais dans le code des logiciels. « On n’est pas des gourous du matériel, Paul, réitérait-il chaque fois qu’Allen proposait de construire un ordinateur. Ce qu’on connaît, c’est le logiciel. » Même son ami Allen, légèrement plus âgé que lui, qui avait effectivement construit des postes de radioamateur, savait que l’avenir appartenait aux programmeurs. « Le matériel, avouait-il, n’était pas notre domaine de compétence3. »

Ce que Gates et Allen entreprirent de faire en ce jour de décembre 1974 où ils découvrirent la couverture de Popular Electronics fut de créer les logiciels des ordinateurs individuels. Mieux encore, ils voulaient recentrer l’industrie émergente de l’informatique de façon que le matériel devienne une marchandise interchangeable, tandis que les créateurs du système d’exploitation et des logiciels d’application empocheraient l’essentiel des bénéfices. « Quand Paul m’a montré ce magazine, raconte Bill Gates, l’industrie du logiciel n’existait pas. Nous avons eu l’intuition qu’on pourrait en créer une. Et nous l’avons fait. » Des années plus tard, en se penchant sur ses innovations, il dirait : « C’est l’idée la plus importante que j’aie jamais eue4. »

Bill Gates

Le balancement par lequel réagit Bill Gates en lisant l’article de Popular Electronics exprimait l’intensité de son caractère depuis sa petite enfance. « Bébé, il se balançait déjà tout seul dans son berceau », raconte son père, un sympathique avocat aux affaires florissantes. Son jouet favori était un cheval à bascule monté sur ressorts5.

La mère de Bill, personnalité engagée et respectée issue d’une grande famille de banquiers de Seattle, était connue pour sa force de caractère, mais elle découvrit rapidement qu’elle ne faisait pas le poids devant son rejeton. Souvent, quand elle l’appelait pour dîner et lui demandait de quitter sa chambre en sous-sol – qu’elle avait renoncé à lui faire tenir propre –, il ne répondait pas. « Qu’est-ce tu fais ? lui demanda-t-elle un jour.

— Je pense ! lui cria-t-il.

— Tu penses ?

— Oui, maman, je pense. Tu as déjà essayé de penser ? »

Elle l’envoya chez un psychologue, qui l’aiguilla vers des ouvrages sur Freud. Il les dévora, mais fut incapable de réformer son attitude. Au bout d’une année de séances, le psychologue dit à la mère de Gates : « Vous ne gagnerez jamais. Vous feriez mieux de vous adapter à la situation parce qu’il est inutile d’essayer de le battre. » Son père se rappelle « qu’elle a fini par accepter qu’il était futile de vouloir entrer en concurrence avec lui6. »

Malgré de telles rébellions occasionnelles, Gates se plaisait dans cette famille aimante et unie. Ses parents et ses deux sœurs appréciaient les conversations de table animées, les jeux de société, les énigmes et les jeux de cartes. Parce qu’il était né William Henry Gates III, sa grand-mère, joueuse de bridge fanatique (et basketteuse émérite) le baptisa Trey – le terme désignant un trois aux cartes ou aux dés –, qui devint son surnom d’enfant. Les Gates et des amis de la famille passaient la plus grande partie de l’été et certains week-ends dans une série de bungalows le long du canal Hood, près de Seattle. Les enfants participaient à des « Jeux olympiques » de fantaisie : cérémonie d’ouverture formelle avec parade aux flambeaux, suivie de courses à cloche-pied, de lancers d’œufs et d’autres épreuves similaires. « Ces jeux étaient très sérieux, raconte M. Gates. Il était important de gagner7. » C’est là que Bill, à l’âge de onze ans, négocia son premier contrat en bonne et due forme : il rédigea et signa un accord qui lui conférait le droit non exclusif mais illimité d’utiliser le gant de base-ball d’une de ses sœurs pour la somme de cinq dollars. « Quand Trey veut avoir le gant, on le lui donne » – telle en était l’une des dispositions8.

Gates avait tendance à éviter les sports d’équipe, mais il devint un joueur de tennis et un skieur nautique compétent. En outre, il travaillait assidûment à perfectionner certains tours d’adresse, comme sauter hors d’une poubelle cylindrique sans en toucher les bords. Son père avait été scout émérite avec le grade suprême d’Eagle et on vit chez lui, tout au long de sa vie, l’empreinte des douze vertus du scoutisme ; le jeune Bill devint à son tour un scout fervent qui accumula onze brevets, mais il lui en manqua trois pour être Eagle. Lors d’un jamboree, il montra comment se servir d’un ordinateur, seulement c’était avant qu’on puisse décrocher un brevet pour des aptitudes en informatique9.

Malgré toutes ces saines activités, l’intellect exceptionnel de Gates, ses lunettes surdimensionnées, sa maigreur, sa voix aiguë et son style de bûcheur (la chemise souvent boutonnée jusqu’en haut) le faisaient passer pour un maniaque de l’informatique gravement atteint. « C’était un nerd avant même que ce terme soit inventé », résumait un de ses professeurs. Son intensité intellectuelle était légendaire. À dix ans, lorsqu’on donna à la classe un devoir de sciences à développer en cinq pages, il en rendit trente. Cette année-là, il cocha la case « scientifique » quand on lui demanda de choisir sa future profession. Il gagna aussi un dîner au sommet de la Space Needle de Seattle en apprenant par cœur et en récitant sans faute le Sermon sur la Montagne lors d’un concours organisé par un pasteur proche de sa famille10.

En automne 1967, quand Gates venait d’avoir douze ans, mais en paraissait neuf, ses parents comprirent qu’il vaudrait mieux qu’il soit dans une école privée. « Nous avons commencé à nous inquiéter quand il s’apprêtait à entrer au collège, explique son père. Il était tellement chétif, tellement timide, il avait tellement besoin de protection et ses intérêts étaient tellement différents de ceux des élèves de sixième habituels11. » Ils choisirent Lakeside, qui ressemblait à une prépa de la Nouvelle-Angleterre avec ses vieux bâtiments en brique, et qui accueillait les fils (et, bientôt, les filles) des membres de l’aristocratie des affaires et des professions libérales de Seattle.

Quelques mois après son entrée à Lakeside, la vie de Gates fut transformée par l’arrivée d’un terminal informatique dans une petite salle au rez-de-chaussée du bâtiment des sciences et des mathématiques. En réalité, ce n’était pas un ordinateur proprement dit, mais un terminal à téléscripteur connecté par une ligne téléphonique à un système informatique General Electric Mark II à temps partagé. L’association des mères d’élèves de Lakeside avait acheté avec les trois mille dollars provenant d’une vente de charité le droit d’utiliser des heures-machine sur le système au tarif de quatre dollars quatre-vingts par minute. Il se trouva que ces dames avaient déplorablement sous-estimé l’engouement que susciterait cette nouveauté et les frais qu’elle entraînerait. Quand le prof de maths de cinquième lui montra le terminal, Gates fut instantanément conquis. « J’en savais plus que lui ce premier jour, raconte l’enseignant, mais uniquement ce premier jour12. »

Gates se mit à fréquenter la salle d’informatique chaque fois qu’il le pouvait, tous les jours, avec un noyau dur d’amis. « Nous étions partis dans notre propre monde », commente-t-il. Le terminal informatique devint pour lui ce qu’avait été la boussole pour le jeune Einstein : un objet magnétique qui sollicitait sa curiosité la plus intime et la plus passionnée. En s’efforçant d’expliquer ce qu’il aimait dans l’ordinateur, Gates dirait plus tard que c’était la simple beauté de sa rigueur logique, chose qu’il avait lui-même cultivée dans sa façon de penser : « Quand vous vous servez d’un ordinateur, vous ne pouvez pas produire des énoncés flous. Vous ne produisez que des énoncés précis13. »

Le langage utilisé par l’ordinateur était le BASIC (pour Beginner’s All-Purpose Symbolic Instruction Code, « Code universel d’instructions symboliques pour débutant »), qui avait été développé quelques années plus tôt au Dartmouth College pour permettre à des non-ingénieurs d’écrire des programmes. Aucun des enseignants de Lakeside ne connaissait le BASIC, mais Gates et ses amis absorbèrent le manuel de quarante-deux pages et devinrent experts en la matière. Bientôt, ils apprirent tout seuls des langages plus évolués, tels que le Fortran et le COBOL, mais le BASIC demeura le premier amour de Gates. Il était encore au collège quand il produisit des programmes qui jouaient au morpion et convertissaient des nombres d’une base mathématique en une autre.

Paul Allen avait deux ans d’avance sur Gates et était physiquement plus mature (il pouvait même se faire pousser des favoris) lorsqu’ils se rencontrèrent dans la salle d’informatique de Lakeside. Grand et sociable, ce n’était pas le bûcheur typique. Il fut immédiatement amusé et charmé par Gates : « J’ai vu un gringalet de quatrième avec des taches de rousseur qui s’insinuait doucement dans la foule autour du téléscripteur, tout en bras et jambes et énergie nerveuse. Ses cheveux blonds s’étalaient de tous les côtés. » Les deux garçons sympathisèrent ; ils travaillaient souvent tard le soir dans la salle d’informatique. « Il avait vraiment l’esprit de compétition, raconte Allen. Il voulait vous montrer à quel point il était intelligent. Et il était vraiment très, très obstiné14. »

Un jour, Allen, qui venait d’un milieu bien plus modeste (son père travaillait dans l’administration de la bibliothèque à l’université du Washington), rendit visite à Gates chez lui et fut impressionné : « Ses parents étaient abonnés à Fortune et Bill lisait ça religieusement. » Lorsque Gates lui demanda quel effet cela lui ferait de diriger une grosse entreprise, Allen dit qu’il n’en avait aucune idée. « Peut-être qu’on aura notre propre entreprise un jour », déclara Gates15.

Un trait qui les différenciait l’un de l’autre était la concentration. L’esprit d’Allen voletait au milieu de nombreuses idées et passions, mais Gates était obsédé par son objectif. « Alors que moi j’étais curieux et voulais étudier tout ce que je voyais, raconte Allen, Bill se concentrait sur une seule tâche à la fois avec une discipline absolue. Ça se voyait quand il était en train de programmer : il se balançait sur sa chaise et tapait du pied, le feutre entre les dents, blindé contre toute distraction16. »

En surface, Gates pouvait passer à la fois pour un fondu de l’informatique et un petit morveux. Il aimait la confrontation, même avec les professeurs, et piquait une vraie colère quand il était contrarié. C’était un génie, il le savait et il l’affichait. Il avait la dent dure avec les faiblesses d’autrui. « C’est stupide », disait-il à ses camarades de classe comme à ses professeurs. Ou alors il montait l’insulte d’un cran : « C’est le truc le plus stupide que j’aie jamais entendu », voire « C’est la mort cérébrale complète. » Un jour en classe, il se moqua d’un garçon qui était lent à comprendre, ce qui incita un élève assis devant lui à se retourner, l’empoigner par son col boutonné et menacer de lui faire une tête au carré. Le professeur dut intervenir.

Mais pour ceux qui le connaissaient, Gates était plus qu’un nerd ou un morveux insupportable. Intense et impitoyablement intelligent, il avait aussi un sens de l’humour, adorait l’aventure, prenait des risques et aimait organiser des activités. À seize ans, il reçut une Ford Mustang rouge flambant neuve (il l’avait encore plus de quarante ans plus tard, conservée dans le garage de sa résidence) avec laquelle il faisait des virées à fond la caisse avec des amis. Il amena aussi ses copains à la propriété familiale au bord du canal Hood, où il s’adonnait au parachute ascensionnel, tracté par une vedette au bout d’un câble de trois cents mètres. Il apprit par cœur la nouvelle classique de James Thurber La nuit où le lit tomba pour un spectacle à l’école, et eut la vedette dans une production de Comédie dans le noir de Peter Shaffer. C’est à peu près à cette époque qu’il commença à informer négligemment les gens qu’il gagnerait un million de dollars avant d’avoir trente ans. Il s’était terriblement sous-estimé : à trente ans, il vaudrait trois cent cinquante millions de dollars.

Le groupe de programmation de Lakeside

En automne 1968, au moment où Gates entrait en quatrième, Allen et lui créèrent le Groupe de programmation de Lakeside. D’un côté, c’était la version geek de la bande de jeunes. « Au fond, le Groupe était un club de mecs, avec pas mal de gonflette et de testostérone dans l’air », disait Allen. Or il se transforma rapidement en une entreprise monétisable, et compétitive en plus. « C’est moi qui ai fait bouger les choses, déclara Gates. J’étais le mec qui a dit : “On appelle le monde réel et on essaie de lui vendre quelque chose17.” » Comme Allen le noterait plus tard avec un léger agacement, « nous étions tous décidés à montrer ce que nous savions faire, mais Bill était incontestablement le plus motivé et celui qui avait le plus l’esprit de compétition18. »

Le Groupe comprenait deux autres habitués de la salle d’informatique de Lakeside. Rick Weiland, qui était en seconde avec Paul Allen, était enfant de chœur à l’église luthérienne locale, et son père était ingénieur chez Boeing. Deux ans plus tôt, il avait monté son propre ordinateur dans son sous-sol. Il ne ressemblait pas du tout aux autres maniaques terrés dans la salle d’informatique. D’une beauté remarquable, la mâchoire carrée, grand et musclé, il essayait d’assumer le fait qu’il était gay, situation difficile à évoquer dans un lycée traditionaliste des années 1960.

L’autre associé était Kent Evans, qui était en quatrième avec Gates. Fils d’un pasteur unitarien, il était sociable et fidèle en amitié ; il devait son sourire asymétrique mais engageant à l’opération qui avait rectifié son palais fendu. Il n’avait peur de rien et n’avait aucune inhibition, que ce soit pour démarcher les gens au téléphone ou escalader des falaises rocheuses. Il avait inventé l’appellation Lakeside Programming Group afin de soutirer des échantillons gratuits aux sociétés qui plaçaient leur publicité dans les revues d’électronique. Il adorait aussi les affaires, et Gates et lui lisaient ensemble chaque numéro de Fortune. Il devint le meilleur ami de Gates. « Nous allions conquérir le monde, raconte Gates. On se parlait au téléphone pendant des heures. Je me souviens encore de son numéro19. »

Le Groupe se vit confier son premier travail en cet automne 1968. Des ingénieurs de l’université de Washington avaient créé une petite société d’informatique en temps partagé, hébergée dans une concession Buick abandonnée et baptisée Computer Center Corporation ou, plus familièrement, C-Cubed (« C3 »). Ils achetèrent un DEC PDP-10 – un gros système polyvalent qui deviendrait l’outil performant de l’industrie naissante du temps partagé et l’ordinateur favori de Gates –, avec le projet de vendre du temps de calcul à des clients tels que Boeing, qui s’y connecteraient via des lignes de télex et de téléphone. Parmi les associés de C-Cubed, il y avait une mère d’élève de Lakeside qui fit à Gates et sa bande une proposition alléchante, un peu comme si on demandait à une meute de bambins de l’école primaire d’officier comme goûteurs dans une usine de chocolat. Leur mission : pousser le PDP-10 dans ses derniers retranchements, aussi longtemps qu’ils le voudraient, quitte à programmer la nuit et le week-end, histoire de voir ce qu’ils pourraient faire pour le planter. Le marché passé avec DEC était le suivant : C-Cubed n’aurait pas à payer la location-bail du PDP-10 tant que celui-ci ne serait pas débogué et stabilisé. DEC n’avait pas envisagé qu’il soit testé par les casse-cou pré-adolescents du Groupe de Lakeside.

Il y avait deux règles : chaque fois qu’ils plantaient la machine, il fallait qu’ils décrivent ce qu’ils avaient fait pour en arriver là, et ils ne pourraient pas rejouer le même scénario sans y avoir été invités. « Ils nous ont mis dans le coup comme si nous étions des singes détecteurs de bogues, raconte Gates. Alors nous poussions la machine à fond avec des méthodes absolument brutales. » Le PDP-10 comportait trois bandes magnétiques, et les gars de Lakeside les faisaient tourner toutes les trois en même temps puis essayaient ensuite de planter le système en lançant simultanément une bonne douzaine de programmes pour accaparer un maximum de mémoire. « C’était dingue », commenta Gates20. En échange de leurs prestations pendant ce galop d’essai, ils pouvaient utiliser tout le temps partagé qu’ils voulaient pour rédiger leurs propres programmes. Ils créèrent un jeu de Monopoly avec un générateur de nombres aléatoires pour lancer les dés et Gates concrétisa sa fascination pour Napoléon (un autre fort en maths) en élaborant un jeu de stratégie complexe. « Il y avait des armées, et on se livrait des batailles, explique Allen. Le programme devenait de plus en plus gros, et finalement, quand on l’étalait, ça faisait quinze mètres de papier télex21. »

Les garçons prenaient le bus pour aller chez C-Cubed et passaient leurs soirées et leurs week-ends penchés sur le clavier dans la salle du terminal. « Je suis devenu accro, se vantait Gates. On bossait jour et nuit. » Ils programmaient jusqu’à ce que la faim les tenaille, puis traversaient la rue pour aller au Mornington Pizza, un repaire de hippies. Chez Gates, l’informatique tourna à l’obsession. Sa chambre était jonchée de vêtements et de liasses de listage. Ses parents essayèrent de lui imposer un couvre-feu, mais en vain. « Trey était tellement mordu qu’il descendait en catimini au sous-sol quand nous étions couchés et y passait la plus grande partie de la nuit », raconte son père22.

Le cadre de chez C-Cubed qui devint leur mentor n’était autre que Steve Russell, dit Slug (« la Limace »), le programmeur créatif et pince-sans-rire qui avait développé Spacewar quand il était étudiant au MIT. Il passait le flambeau à une nouvelle génération de hackers. « Bill et Paul s’amusaient tellement à planter la machine que j’étais tout le temps obligé de leur rappeler qu’ils n’étaient pas censés recommencer avant qu’on le leur dise, raconte Russell23. Quand je mettais mon nez dans leurs affaires, ils me posaient une question, ou trois, ou cinq, et j’avais naturellement tendance à développer considérablement mes réponses24. » Ce qui étonnait surtout Russell était la capacité de Gates à associer différents types d’erreurs à des programmeurs particuliers de chez DEC. On lisait dans un rapport typique rédigé par Gates : « Bon, le code de M. Faboli dans cette ligne : il a fait la même erreur, ne pas vérifier le sémaphore quand il change le statut. Si nous insérons simplement cette ligne ici, nous pouvons éliminer le problème25. »

Gates et Allen finirent par appréhender l’importance du système d’exploitation de l’ordinateur, qui était une sorte de système nerveux. Comme l’expliquait Allen : « Il fait le travail logistique qui permet à l’unité centrale de calculer : passer d’un programme à un autre, allouer de l’espace mémoire aux fichiers, échanger des données avec modems, les lecteurs de disques et les imprimantes. » Le logiciel du système d’exploitation pour le PDP-10 était le TOPS-10 ; Russell permit à Gates et Allen de lire les manuels sur place, mais pas de les emporter chez eux. Ils restaient parfois jusqu’à l’aube pour s’en imprégner.

Gates se rendit compte que pour comprendre complètement le système d’exploitation il leur faudrait avoir accès au code source, que les programmeurs utilisaient pour spécifier chaque action à accomplir. Mais ce code source était verrouillé par les ingénieurs de la maîtrise et l’accès en était interdit aux petits gars de Lakeside. Ce qui renforçait son caractère de Saint Graal. Un week-end, ils s’aperçurent que les sorties papier du travail des programmeurs étaient jetées dans une grande benne à l’arrière de l’immeuble. Alors Allen fit la courte échelle à Gates – « Il ne devait pas peser plus de cinquante kilos », dit Allen –, et Gates plongea dans la benne pour fouiller au milieu du marc de café et autres déchets et trouver les liasses tachées et froissées de papier à pliage accordéon. « Nous avons rapporté ce précieux butin à la salle du terminal et l’avons examiné pendant des heures, raconte Allen. Je n’avais pas de pierre de Rosette pour m’aider et je comprenais peut-être une ou deux lignes sur dix, mais j’ai été sidéré par l’élégance et la concision du code source. »

Ce qui conduisit Gates et Allen à vouloir creuser jusqu’au niveau suivant. Pour appréhender l’architecture du système d’exploitation, il leur faudrait maîtriser l’assembleur, les instructions codées sous-jacentes – « Charger B. Ajouter C. Stocker en A. » – qui parlaient directement au matériel. « En voyant que ça m’intéressait, Steve Russell m’a pris à part, m’a remis un manuel d’assembleur relié sous couverture plastique et m’a dit : “Il faut que tu lises ça26.” » Gates et Allen lisaient les manuels et avaient parfois encore du mal à comprendre. Russell leur remettait alors un autre manuel en disant : « Maintenant, c’est le moment de lire ça. » Au bout d’un certain temps, ils finirent par maîtriser les complexités et les simplicités qui rendent un système d’exploitation aussi puissant et aussi gracieux.

Lorsque les logiciels DEC furent finalement jugés stables, les gars de Lakeside perdirent leur droit d’utiliser gratuitement le PDP-10. « En gros, ils nous ont dit : “O.K., les mioches, rentrez chez vous.” », commente Gates27. L’association des mères d’élèves de Lakeside vint à leur secours, jusqu’à un certain point. Elle finança des comptes personnels pour les membres du Groupe, mais il y avait une somme et une durée à ne pas dépasser. Gates et Allen, qui savaient très bien qu’ils ne pourraient pas respecter ces limites, tentèrent de tricher en récupérant un mot de passe d’administrateur, puis en piratant le fichier système de la comptabilité interne et en perçant le code de chiffrement. Ce qui leur permit de se servir dans les comptes gratuits. Mais avant qu’ils ne puissent faire beaucoup de dégâts, ils se firent prendre : leur professeur de maths découvrit leur rouleau de papier télex avec tous les numéros de compte et mots de passe. L’affaire remonta jusqu’aux derniers échelons de la hiérarchie chez C-Cubed et chez DEC, et une austère délégation se déplaça à Lakeside pour une réunion dans le bureau du proviseur. Gates et Allen baissèrent la tête pour simuler une profonde contrition, mais cela ne marcha pas. Ils se virent interdire l’accès au système pour le reste du semestre et tout l’été.

« Un temps, j’ai renoncé à l’informatique et j’ai essayé d’être normal, raconte Gates. J’ai décidé de prouver que je pourrais avoir la mention très bien partout sans jamais rapporter un livre de classe à la maison. Au lieu de quoi j’ai lu des biographies de Napoléon et des romans comme L’Attrape-cœur28. »

 

Le Groupe de programmation de Lakeside resta inactif pendant presque un an. Puis, à l’automne 1970, le lycée commença à acheter des heures machine sur un PDP-10 à une société de Portland, dans l’Oregon, Information Sciences, Inc. (ISI). C’était onéreux, quinze dollars de l’heure. Gates et ses amis apprirent rapidement à pirater le système pour s’en servir gratuitement, mais se firent prendre une fois de plus. Alors ils essayèrent une autre démarche : ils envoyèrent à ISI une lettre proposant leurs services en échange de la gratuité du temps partagé.

Les cadres de chez ISI avaient des doutes, aussi les quatre larrons descendirent-ils à Portland munis de liasses de listages et de codes de programmes pour montrer leur compétence. « Nous avons décrit les grandes lignes de notre expérience et soumis nos CV », raconte Allen. Gates, qui venait d’avoir seize ans, écrivit le sien au crayon sur du papier réglé à usage scolaire. Ils eurent pour tâche d’écrire un programme de comptabilité qui calcule les salaires avec les prélèvements et impôts corrects29.

C’est alors qu’apparurent les premières fissures dans la relation entre Gates et Allen. Il fallait que le programme soit écrit non pas en BASIC, langage favori de Gates, mais en COBOL (Common Business-Oriented Language), le langage plus complexe développé par Grace Hopper et d’autres pour le monde de l’entreprise. Rick Weiland, qui connaissait le COBOL, écrivit un éditeur de programme pour le système de l’ISI, qu’Allen maîtrisa rapidement. À ce stade, les deux garçons plus âgés décidèrent qu’ils n’avaient pas besoin de Gates ni de Kent Evans. « Paul et Rick ont décrété qu’il n’y avait pas assez de travail en chantier et nous ont dit : “On n’a pas besoin de vous, les mecs.”, se rappelle Gates. Ils croyaient qu’ils feraient le boulot et auraient du temps de calcul gratuit30. »

Gates resta sur la touche six semaines pendant lesquelles il lut des livres d’algèbre et évita Allen et Weiland. « Et c’est alors que Paul et Rick ont compris leur douleur : merde, on n’y arrive pas. » Le programme exigeait non seulement un programmeur compétent, mais aussi quelqu’un qui puisse calculer les prélèvements de la sécurité sociale, les impôts fédéraux et l’assurance-chômage de l’État. « Alors ils disent : “Hé ! On a des problèmes avec ce truc, tu peux pas venir nous aider ?” » C’est à ce moment que Gates utilisa un levier qui définirait sa relation future avec Allen, et qu’il décrit ainsi : « Et là, je dis : “O.K. Mais c’est moi qui commande. Et je vais m’habituer à commander, alors ça va être difficile de traiter avec moi à partir de maintenant sauf si c’est moi qui commande. Si vous me confiez la responsabilité de ce truc, je m’en occupe, de ça et de tout ce qu’on pourra faire ensuite31.” »

Et c’est ce qui se passa. Lorsqu’il réintégra le Groupe, il insista pour le transformer en un partenariat en bonne et due forme, sur la base d’un accord rédigé avec l’aide de son père. Et bien qu’en général les partenariats n’aient pas de président, Gates commença à se décerner ce titre. Il avait seize ans. Puis il répartit les dix-huit mille dollars de temps partagé qu’ils étaient en train de gagner, non sans arnaquer Allen au passage : « J’ai pris quatre onzièmes pour moi, j’ai donné quatre onzièmes à Kent, deux onzièmes à Rick et un onzième à Paul. Les mecs ont trouvé ces onzièmes vraiment bizarres. Mais Paul était si paresseux, il n’avait jamais rien fait et j’essayais tout simplement de prendre une décision. Bon, il y avait un rapport de un à deux entre ce que Paul avait fait et ce que Rick avait fait, et puis il y avait plus qu’un rapport de un à deux entre ce que Rick avait fait et ce que nous avions fait Kent et moi32. »

Au début, Gates essaya de s’octroyer légèrement plus qu’à Kent Evans. « Mais Kent ne se laissa pas faire. » Evans avait autant la bosse du commerce que Gates. Quand ils eurent terminé le programme de salaires, Evans nota dans le journal de bord qu’il tenait méticuleusement : « Mardi, nous allons à Portland livrer le programme et, comme ils l’ont formulé, “mettre au point un accord pour une collaboration future.” Tout ce qui a été fait jusqu’ici l’a été en échange de sa valeur pédagogique et d’onéreuses heures-machine. Maintenant nous voulons aussi recevoir une rémunération financière33. » Les négociations furent tendues, et ISI essaya un temps de leur retenir une partie du paiement en heures-machine sous prétexte d’un manque de documentation. Mais le différend fut résolu grâce à une lettre rédigée par le père de Gates, et un nouvel accord fut négocié.

À l’automne 1971, alors que Gates entrait en première, Lakeside fusionna avec un lycée de filles. Ce qui créa un cauchemar pour les emplois du temps, si bien que l’administration demanda à Gates et Evans d’écrire un programme pour résoudre le problème. Gates savait que l’emploi du temps d’un établissement exigeait des dizaines de variables – cours obligatoires, emplois du temps des enseignants, configuration des salles, matières principales, matières en option, sections décalées, plages horaires doubles pour les TP –, qui rendraient la tâche extrêmement difficile, alors il refusa. Ce fut donc un enseignant qui releva le défi tandis que Gates et Evans assuraient à sa place son cours d’informatique. Mais en janvier 1972, alors qu’il peinait encore à produire un programme fonctionnel, ce professeur fut tué dans le crash d’un avion de tourisme. Gates et Evans acceptèrent de prendre le relais. Ils passèrent des heures dans la salle d’informatique, dormant parfois sur place, pour tenter d’écrire un nouveau programme à partir de zéro. En mai, ils se donnaient encore beaucoup de mal pour essayer de l’achever de façon à ce qu’il soit prêt pour l’année scolaire suivante.

C’est alors qu’Evans, épuisé comme il l’était, décida de participer quand même à une randonnée en montagne à laquelle il s’était inscrit. Ce n’était pas un sportif. « C’était vraiment inattendu qu’il se soit inscrit à ce stage d’alpinisme, raconte Gates. Je crois qu’il voulait tester ses limites. » Le père d’Evans, qui savait à quel point son fils était fatigué, le supplia d’annuler. « La dernière fois que je lui ai parlé, j’ai essayé de le persuader de ne pas y aller, mais il s’imposait de ne jamais laisser quelque chose d’inachevé. » Les stagiaires étaient en train d’apprendre l’assurage sur une pente pas trop abrupte lorsqu’Evans trébucha. Il essaya de se relever, puis continua de rouler sur plus de deux cents mètres sur la neige puis sur un glacier, rentrant les bras dans un réflexe de protection alors qu’il aurait dû les écarter. Il heurta plusieurs rochers de la tête et mourut dans l’hélicoptère des sauveteurs.

Le proviseur de Lakeside téléphona chez les Gates ; Bill fut convoqué dans la chambre de ses parents, où il apprit la nouvelle*1. Les obsèques furent dirigées par le professeur de dessin de Lakeside, Robert Fulghum, pasteur unitarien comme le père d’Evans, qui deviendrait plus tard un auteur à succès (Tout ce que j’ai réellement besoin de savoir, je l’ai appris à l’école maternelle). « Je n’avais jamais pensé à la mort de quelqu’un, raconte Gates. Pendant l’office, j’étais censé prendre la parole, mais je n’arrivais pas à me lever. Deux semaines durant, j’ai été incapable de faire quoi que ce soit. » Plus tard, il passa beaucoup de temps avec les parents de Kent. « Ils tenaient à Kent comme à la prunelle de leurs yeux34. »

Gates appela Paul Allen, qui venait de terminer sa première année de licence à l’université d’État du Washington, et lui demanda de rentrer à Seattle pour l’aider à terminer le programme de l’emploi du temps. « J’allais le faire avec Kent, lui dit-il. J’ai besoin d’aide. » Il était mal en point. « Bill a été déprimé pendant des semaines », raconte Allen35. Ils apportèrent des lits de camp à Lakeside et, comme au bon vieux temps, passèrent de nombreuses nuits dans la salle d’informatique à communier avec un PDP-10 en cet été 1972. Avec son esprit rigoureux, Gates réussit à décomposer le problème à la Rubik’s Cube posé par les multiples variables de l’emploi du temps en une série de petits sous-problèmes qui pouvaient se résoudre de manière séquentielle. Il réussit également à se mettre dans un cours d’histoire avec toutes les filles bien et un seul autre garçon (« une vraie lavette ») et à s’assurer que ses copains de terminale et lui aient le mardi après-midi de libre. Ils se firent imprimer des T-shirts avec l’image d’un tonneau de bière et l’inscription Tuesday Club36.

 

Cet été-là, Gates et Allen furent enchantés par l’apparition du microprocesseur 8008 de chez Intel, puissante nouvelle version de son 4004, l’« ordinateur sur une puce » originel. Ils furent tellement enthousiasmés par l’article correspondant dans Electronics Magazine que Gates se souviendrait encore des années plus tard du numéro de la page sur laquelle il figurait. Si cette puce pouvait vraiment fonctionner comme un ordinateur et se programmer, pourquoi ne pas lui créer un langage de programmation, plus précisément une version du BASIC ? demanda Allen à Gates. S’ils réussissaient pareil exploit, soutenait Allen, « les gens ordinaires pourraient acheter des ordinateurs pour leur bureau, et même pour chez eux. » Gates rejeta le 8008 comme n’étant pas à la hauteur de cette tâche : « Il serait d’une lenteur pathétique et le BASIC lui-même occuperait presque toute la mémoire. Il n’a pas la puissance qu’il faut, c’est tout. » Allen se rendit compte que Gates avait raison et ils se mirent d’accord pour attendre qu’un microprocesseur deux fois plus puissant apparaisse dans un an ou deux, conformément à la loi de Moore. Les paramètres de leur partenariat se précisaient. « J’étais l’homme des idées, celui qui concevait des trucs dans l’abstrait, explique Allen. Bill m’écoutait et me lançait des défis, puis il se concentrait sur mes meilleures idées pour les faire passer de l’abstraction à la réalité. Il y avait une tension naturelle dans notre collaboration, mais en général celle-ci fonctionnait bien et était fructueuse37. »

Gates avait décroché un contrat pour analyser les flux de circulation au profit d’une société qui comptait le nombre de véhicules roulant sur des tubes pneumatiques fixés en travers de la chaussée. Allen et lui décidèrent de créer un ordinateur dédié qui traiterait les données brutes. Plus soucieux d’efficacité que d’élégance, Gates baptisa Traf-O-Data leur nouveau projet. Ils se rendirent dans un magasin d’électronique de la chaîne Hamilton Avnet et, avec l’aplomb exigé par ce moment historique, payèrent trois cent soixante dollars cash une seule puce Intel 8008. Allen s’en souvient très bien : « Le vendeur nous a remis une petite boîte en carton, qu’il a ouverte devant nous, et là, nous avons vu notre premier microprocesseur. À l’intérieur d’une feuille de papier d’alu, inséré dans une petite dalle de caoutchouc isolant, il y avait un mince rectangle de deux centimètres et demi de long. Pour deux mecs qui avaient passé leurs années de formation à dialoguer avec des gros systèmes, c’était incroyable. » Gates dit au vendeur : « Ça fait beaucoup d’argent pour un si petit machin », mais Allen et lui furent favorablement impressionnés, car ils savaient que cette modeste puce contenait le cerveau de tout un ordinateur. « Ces gens n’avaient jamais imaginé que deux mômes entrent dans le magasin pour acheter un 8008, raconte Gates. Et nous, nous avions terriblement peur de casser le truc en le sortant de son papier d’alu38. »

Afin d’écrire un programme qui fonctionne sur le 8008, Allen élabora un moyen d’émuler le microprocesseur sur un gros ordinateur central. Comme il l’expliquerait plus tard, l’émulation du 8008 « reflétait un truisme technologique qui remontait aux théories d’Alan Turing dans les années 1930 : n’importe quel ordinateur pouvait être programmé pour se comporter comme n’importe quel autre ordinateur ». Il y avait une autre leçon à tirer de cette prouesse alchimique, et qui était au cœur de la contribution apportée par Gates et Allen à la révolution informatique : « Le logiciel l’a emporté sur le matériel », résuma Allen39.

Vu leur préférence affichée pour le logiciel, rien d’étonnant à ce que Gates et Allen réussissent à écrire un bon programme pour leur tabulateur de trafic automobile, mais n’aient jamais pu en faire fonctionner correctement les composants matériels, et en particulier le mécanisme censé lire les bandes magnétiques contenant les données de trafic. Un jour où ils croyaient être parvenus à le faire tourner sans problème, un représentant des services techniques de la ville de Seattle se rendit au domicile des Gates pour une démonstration. Devant le public assis dans le salon, les dieux de la mécanique se vengèrent et le lecteur de bandes ne cessa de tomber en panne. Gates se précipita vers sa mère. « Dis-lui, maman ! implora-t-il. Dis-lui que ça a marché hier soir40 ! »

 

Au printemps 1973, Gates abordait son dernier semestre de terminale quand Allen et lui furent recrutés par la Bonneville Power Administration, qui cherchait dans tous les États-Unis des spécialistes du PDP-10 pour programmer le système de gestion de son réseau électrique. Bill Gates et ses parents parlèrent au proviseur de Lakeside, qui convint que ce travail serait plus éducatif qu’un dernier semestre au lycée. Allen pensait de même à propos de son semestre à l’université d’État du Washington : « C’était l’occasion rêvée de retravailler ensemble sur un PDP-10, et en étant payés pour ! » Ils s’engouffrèrent dans la Mustang cabriolet de Gates et foncèrent plein sud, abattant les deux cent soixante kilomètres entre Seattle et le centre de contrôle de la BPA en moins de deux heures, et louèrent ensemble un appartement bon marché.

Leur lieu de travail était un bunker souterrain au bord de la Columbia, en face de Portland. « Ils avaient cette immense salle des commandes, qui présente mieux que tout ce que j’ai pu voir à la télé », raconte Gates. Allen et lui se lançaient dans des séances de programmation qui duraient douze heures, parfois plus. « Quand Bill se sentait faiblir, il attrapait un bocal de poudre Tang aromatisée orange, s’en mettait dans la paume de la main et la léchait pour un trip au glucose pur, raconte Allen. Ses mains avaient une dominante orange chronique cet été-là. » Parfois, après une orgie de travail de deux jours, ils « faisaient le plein de sommeil », comme disait Gates, en dormant environ dix-huit heures. « On faisait des concours, raconte Gates, pour voir qui pourrait rester dans le bunker trois, quatre jours d’affilée. Des gens un peu plus prudes que les autres nous disaient, “Rentrez chez vous et prenez un bain.” On était blindés, on écrivait du code. Voilà41. »

De temps en temps, Gates marquait une pause pour s’adonner à un ski nautique extrême, avec parfois des départs de type cale sèche depuis un plongeoir, avant de retourner au bunker et de continuer à programmer. Allen et lui s’entendaient bien, sauf quand le style méthodique d’Allen aux échecs triomphait de la démarche agressive et plus casse-cou de Gates. « Un jour que je l’avais battu, il était tellement en colère qu’il a flanqué toutes les pièces par terre, raconte Allen. Après quatre ou cinq parties comme ça, nous avons cessé de jouer42. »

 

En terminale, Gates présenta sa candidature à trois universités seulement – Harvard, Yale et Princeton –, en adaptant sa démarche à chaque fois. « J’étais né pour la fac », se vantait-il, pleinement conscient de sa capacité à dominer les processus méritocratiques. Pour Yale, il se créa un personnage de politicien en herbe et souligna un stage d’été d’un mois qu’il avait effectué au Congrès. Pour Princeton, il se concentra uniquement sur son désir de devenir informaticien. Et pour Harvard, il dit que les maths étaient sa passion. Il avait aussi envisagé le MIT, mais au dernier moment il rata l’entretien pour jouer au billard électrique. Il fut accepté dans les trois établissements et choisit Harvard43.

« Tu sais, Bill, l’avertit Allen, quand tu seras à Harvard, il va y avoir des gens bien plus calés en maths que toi.

— Il n’en est pas question ! répondit Gates.

— Attends un peu et tu verras », dit Allen44.

Bill Gates à Harvard

Quand on demanda à Gates de choisir le type de colocataires qu’il préférait, il précisa un Afro-Américain et un étudiant étranger. Il fut logé à Wigglesworth Hall, une résidence pour étudiants de première année sur Harvard Yard, avec Sam Znaimer, passionné de science dont les parents étaient des juifs pauvres réfugiés à Montréal, et Jim Jenkins, un étudiant noir originaire de Chattanooga, au Tennessee. Znaimer, qui n’avait encore jamais vu de près un Anglo-Saxon blanc protestant privilégié, trouva Gates très sympathique et ses habitudes de travail insolites et fascinantes : « Il étudiait pendant trente-six heures ou plus d’affilée, s’écroulait sur son lit et dormait une dizaine d’heures, ensuite il sortait s’acheter une pizza et remettait ça. Même si ça impliquait de recommencer à trois heures du matin45. » Znaimer s’émerveillait de voir Gates passer plusieurs nuits à remplir les formulaires du gouvernement fédéral et de l’État du Massachusetts pour déclarer les revenus de Traf-O-Data. Quand il travaillait dur, Gates se balançait d’arrière en avant sur sa chaise. Ensuite il réquisitionnait Znaimer pour une frénétique partie de Pong, le jeu vidéo d’Atari, dans le bar de la résidence, ou de Spacewar, au laboratoire d’informatique de Harvard.

Ce laboratoire portait le nom de Howard Aiken, qui avait inventé le Mark I et l’avait piloté pendant la Seconde Guerre mondiale avec l’aide de Grace Hopper. Il abritait la machine favorite de Gates : un DEC PDP-10 originellement destiné à un usage militaire au Vietnam, mais réaffecté pour assister la recherche financée par l’armée à Harvard. Afin d’éviter le déclenchement de manifestations pacifistes, il fut introduit clandestinement dans le laboratoire Howard Aiken un dimanche matin de 1969. Il était subventionné par l’Agence pour les projets de recherche avancée du ministère de la Défense (désignée alors par l’acronyme DARPA), mais le tout restait confidentiel, si bien qu’il n’existait pas de directives écrites stipulant qui avait le droit de s’en servir. Il y avait aussi un tas de PDP-1 pour jouer à Spacewar. Pour son dossier de première année de licence en informatique, Gates connecta le PDP-10 à un PDP-1 pour créer un jeu vidéo de base-ball. « La logique était sur le PDP-10, explique-t-il, mais je l’ai basculée sur le PDP-1 parce que j’utilisais le même affichage que Spacewar, des graphismes au trait comme on n’en voit plus46. »

Gates veillait jusqu’à une heure avancée pour écrire les algorithmes qui commandaient le rebond de la balle et l’angle d’approche des défenseurs. « Les projets sur lesquels il a travaillé pour sa première année n’étaient pas commerciaux, confirme Znaimer. Il faisait ça essentiellement par amour de l’informatique47. » Le responsable du laboratoire, le professeur Thomas Cheatham, avait une opinion mitigée : « C’était un programmeur hors pair. » Mais il était aussi « chiant » et « un être humain odieux […] Il rabaissait les gens sans raison valable et, en général, c’était un individu peu fréquentable48. »

L’avertissement d’Allen suggérant à Gates qu’il ne serait pas le premier de la classe s’avéra correct. Andy Braiterman, de Baltimore, un étudiant de première année qui habitait à l’étage au-dessus, était meilleur que lui en maths. Ils passaient la nuit à se colleter avec des ensembles de problèmes dans la chambre de Braiterman en se nourrissant de pizzas. « Bill était passionné », raconte Braiterman, et c’était aussi « un interlocuteur convaincant49 ». Gates était particulièrement efficace quand il soutenait que tout le monde aurait bientôt un ordinateur à la maison qui pourrait servir à télécharger des livres et d’autres informations. L’année suivante, Braiterman et lui se partagèrent une chambre.

Gates décida de prendre comme matière principale les mathématiques appliquées plutôt que les mathématiques pures, et il réussit à laisser une modeste trace dans ce domaine. Dans un cours enseigné par l’informaticien Harry Lewis, il découvrit un problème classique :

Le cuisinier de notre restaurant est négligent : quand il prépare une pile de crêpes, il n’y en a pas une de la même taille. Alors quand je les apporte à un client, je les redispose pendant le trajet entre la cuisine et sa table afin que la plus petite se retrouve en haut de la pile, et ainsi de suite, jusqu’à la plus grande tout en dessous. J’en prends donc plusieurs sur le haut de la pile et je les retourne, et je répète l’opération (en faisant varier le nombre de retournements) autant de fois que c’est nécessaire. S’il y a n crêpes, quel est le nombre maximal de retournements (exprimé comme une fonction f(n) de n) que j’aurai à opérer pour les redisposer ?

La réponse exigeait de trouver un bon algorithme, comme dans tout programme informatique. « J’ai posé la question en cours, raconte Lewis, et je suis passé à autre chose. Un jour ou deux plus tard, ce deuxième année futé entre dans mon bureau et m’explique qu’il a un algorithme à cinq tiers de N. » Autrement dit, Gates avait trouvé une solution avec cinq tiers de retournements par crêpe dans la pile. « Ça impliquait une analyse de cas complexe des configurations possibles pour les premières crêpes du haut de la pile. C’était très astucieux. » Un enseignant auxiliaire qui assistait au cours, Christos Papadimitriou, présenterait plus tard cette solution dans un article conjointement signé par lui et Gates50.

 

Pendant l’été 1974, tandis que Gates se préparait à entamer sa deuxième année, il convainquit Allen de s’installer dans la région de Boston et de prendre un emploi chez Honeywell – précisément celui originellement proposé à Gates. Allen décrocha de l’université du Washington, mit le cap à l’est avec sa Chrysler et pressa Gates de décrocher lui aussi. Sinon, affirmait-il, la révolution informatique allait se faire sans eux. Autour d’une pizza, ils fantasmaient sur la création de leur propre entreprise. « Si tout se passait bien, quelle taille pourrait avoir notre entreprise, à ton avis ? » demanda Allen. Gates répondit : « Je crois qu’on pourrait aller jusqu’à trente-cinq programmeurs51. » Mais Gates s’inclina devant la pression de ses parents et resta à Harvard, pour le moment, du moins.

Comme de nombreux innovateurs, Gates était un rebelle juste pour la beauté de la chose. Il décida qu’il n’assisterait à aucun des cours auxquels il était inscrit, et qu’il suivrait en auditeur libre uniquement des cours auxquels il n’était pas inscrit. Il se conforma scrupuleusement à cette règle. « Dès ma deuxième année de licence, j’assistais en auditeur libre à des cours qui se déroulaient en même temps que ceux que j’étais censé suivre, pour être sûr de ne jamais me tromper. J’étais donc le parfait réfractaire52. »

Il se mit aussi au poker, avec acharnement. Sa variante préférée était le stud à sept cartes en mode high/low. On pouvait y gagner ou perdre mille dollars ou plus par soirée. Gates, dont le quotient d’intelligence surpassait le quotient émotionnel, était plus doué pour calculer les probabilités que pour lire les pensées des autres joueurs. « Bill était un monomaniaque, disait Braiterman. Il se concentrait sur quelque chose et ne lâchait jamais le morceau. » À un moment, il confia son carnet de chèques à Allen afin de s’empêcher de gaspiller encore de l’argent, mais il ne tarda pas à le prier de le lui rendre. « Il prenait des leçons de bluff très onéreuses, raconte Allen. Il gagnait trois cents dollars un soir, il en lâchait six cents le lendemain. Bill a perdu des milliers de dollars cet automne-là, n’empêche qu’il n’arrêtait pas de me dire “Je fais des progrès53”. »

Dans un cours d’économie de niveau troisième cycle, il fit la connaissance d’un étudiant qui habitait au bout du couloir au même étage que lui. Steve Ballmer était très différent de Gates en apparence. Grand, turbulent et sociable, c’était le genre d’activiste étudiant à tous crins qui aimait rejoindre ou diriger de multiples organisations. Il était membre du Hasty Pudding Club, qui écrivait et produisait des comédies musicales, et gérait avec un enthousiasme de cheerleader l’équipe de football américain de l’université. Il était à la fois l’éditeur du Harvard Advocate, la revue littéraire du campus, et le directeur de la publicité du Harvard Crimson, son quotidien. Il rejoignit même l’un des clubs étudiants unisexe en voie de déliquescence et persuada son nouveau meilleur ami Gates de faire de même. « Une expérience bizarre », d’après Gates. Ce qui les réunissait, c’était l’extrême intensité de leur motivation. Ils parlaient, se disputaient et étudiaient ensemble à volume maximal en se balançant chacun sur leur chaise. Ensuite, ils allaient au cinéma ensemble. « Nous sommes allés voir Chantons sous la pluie et Orange mécanique, dont le seul point commun est une chanson, raconte Gates. Ensuite nous sommes devenus super-bons amis54. »

La vie chaotique de Gates à Harvard fut brusquement bouleversée en décembre 1974, au milieu de sa deuxième année de licence, quand Allen débarqua dans sa chambre de la Currier House avec le dernier numéro de Popular Electronics qui affichait l’Altair en couverture. Le cri de ralliement d’Allen, « Hé ! ce truc est en train de nous passer sous le nez ! » dégrisa Gates et il embraya sec.

Un basic pour l’Altair

Gates et Allen entreprirent d’écrire des logiciels qui permettraient aux bricoleurs de créer leurs propres programmes sur l’Altair. Plus précisément, ils décidèrent d’écrire un interpréteur pour le BASIC, le langage de programmation qui tournerait sur le microprocesseur Intel 8080 de cet ordinateur. Il deviendrait le premier langage de programmation commercial natif de haut niveau pour un microprocesseur. Et il lancerait l’industrie du logiciel pour ordinateurs individuels.

Recyclant du vieux papier à lettres à l’en-tête de Traf-O-Data, ils écrivirent à MITS, la toute jeune entreprise d’Albuquerque qui fabriquait l’Altair, et prétendirent avoir créé un interpréteur BASIC pouvant tourner sur le 8080. « Nous aimerions vendre des exemplaires de ce logiciel aux amateurs d’électronique par votre intermédiaire55. » Ce n’était pas strictement vrai. Ils n’avaient pas encore écrit la moindre ligne de ce logiciel. Mais ils savaient qu’ils pourraient démarrer sur les chapeaux de roue si MITS était intéressé.

La lettre restant sans réponse, ils décidèrent de téléphoner. Gates suggéra qu’Allen se charge de l’appel, puisqu’il était plus mûr. « Non, c’est toi qui devrais le faire, tu es plus doué que moi pour ce genre de truc », objecta Allen. Ils trouvèrent un compromis : Gates téléphonerait en déguisant sa voix aiguë, mais il se ferait passer pour Paul Allen, parce qu’ils savaient que ce serait Allen qui prendrait l’avion pour Albuquerque si tout marchait bien. « J’avais déjà de la barbe et au moins je ressemblais à un adulte, se souvient Allen, alors que Bill passait encore pour un élève de seconde56. »

Quand un Ed Roberts bourru répondit au téléphone, Gates prit une voix grave et dit : « Ici Paul Allen à Boston. Nous avons un BASIC pour l’Altair qui est presque terminé, et nous aimerions venir vous le montrer. » Roberts répliqua qu’il avait déjà reçu beaucoup d’appels de ce genre. La première personne qui passerait le seuil de sa boutique d’Albuquerque avec un BASIC fonctionnel décrocherait le contrat. Un Bill Gates triomphant se tourna vers Allen et dit : « Nom de Dieu, on a intérêt à ne pas traîner sur ce coup-là ! »

Comme ils n’avaient pas d’Altair à leur disposition, Allen fut obligé d’en émuler un sur le PDP-10 de Harvard, reprenant ainsi la tactique adoptée pour construire leur Traf-O-Data. Ils achetèrent donc un manuel pour le microprocesseur 8080 et, en l’espace de quelques semaines, Allen avait préparé l’émulateur et d’autres outils de développement.

Entre-temps, Gates écrivait furieusement le code de l’interpréteur BASIC sur des blocs de papier jaune grand format tels qu’en utilisent les juristes. Lorsqu’Allen eut terminé l’émulateur, Gates avait déjà tracé les grandes lignes de la structure du code et d’une grande partie de son contenu. « Je le vois encore en train de faire les cent pas puis de se balancer sur sa chaise, et ainsi de suite pendant de longues périodes avant d’écrire sur un bloc jaune, les doigts tachés par un arc-en-ciel de feutres, raconte Allen. Une fois que mon émulateur a été en place et qu’il a pu se servir du PDP-10, Bill s’est installé devant un terminal et s’est mis à se balancer sans quitter des yeux son bloc-notes. Ensuite il tapait une avalanche de code avec sa bizarre position des mains sur le clavier, et il recommençait. Il pouvait continuer comme ça plusieurs heures d’affilée57. »

Un soir qu’ils dînaient à Currier House, la résidence universitaire de Gates, attablés avec les autres matheux, ils se mirent à déplorer la tâche fastidieuse qui les attendait : rédiger des sous-programmes de maths en virgule flottante, ce qui permettrait au programme de traiter à la fois des nombres très petits et des nombres très grands, et les décimales en notation scientifique*2. Un petit gars de Milwaukee aux cheveux bouclés nommé Monte Davidoff se risqua à dire : « J’ai déjà écrit ce genre de sous-programmes58. » C’était l’un des avantages d’être un geek à Harvard. Gates et Allen se mirent à le bombarder de questions sur sa capacité à écrire du code en virgule flottante. Convaincus qu’il savait de quoi il parlait, ils l’accompagnèrent chez Gates et négocièrent une rémunération de quatre cents dollars pour ses services. Il devint le troisième membre de l’équipe et finirait par gagner beaucoup plus.

Gates laissa tomber les révisions qu’il était censé faire pour ses examens et cessa même de jouer au poker. Pendant huit semaines, Gates, Allen et Davidoff, terrés dans le laboratoire Aiken de Harvard, écrivirent l’Histoire sur le PDP-10 subventionné par le ministère de la Défense. De temps en temps, ils s’interrompaient pour aller manger un morceau à la House of Pizza de Harvard ou au restaurant pseudo-polynésien Aku Aku. Au petit matin, Gates s’endormait parfois devant le terminal. « Il était au milieu d’une ligne de code, et il basculait progressivement en avant jusqu’à ce que son nez touche le clavier, raconte Allen. Après un petit somme d’une heure ou deux, il ouvrait les yeux, louchait sur l’écran, clignait des yeux deux fois et repartait à l’endroit précis où il s’était arrêté – une prodigieuse prouesse de concentration. »

Ils écrivaient sans arrêt sur leurs blocs, se lançant de temps en temps des défis pour voir lequel pourrait exécuter un sous-programme dans le minimum de lignes. « Je peux y arriver en neuf lignes ! » criait l’un. Et l’autre lui répondait sur le même ton : « Eh bien moi, j’y arrive en cinq ! » Allen précise : « Nous savions que chaque octet économisé correspondait à autant de place de gagnée pour les applications des utilisateurs. » L’objectif était de faire tenir le programme dans les moins de 4 kilo-octets de mémoire qu’aurait un Altair amélioré, de façon à ce qu’il reste de la place pour le consommateur. (Un smartphone de 16 giga-octets a quatre millions de fois plus de mémoire.) La nuit, ils étalaient en éventail les listages du programme sur le plancher et cherchaient comment le rendre plus élégant, plus compact et plus efficace59.

Fin février 1975, après huit semaines d’une intense programmation, ils arrivèrent à un résultat brillant : un programme réduit à 3,2 kilo-octets. « La question n’était pas de savoir si je pouvais ou non écrire le programme, mais si je pouvais le faire tenir sous la barre des 4 kilo-octets et le rendre super-rapide, raconte Gates. C’était le programme le plus cool que j’aie jamais écrit60. » Gates le vérifia une dernière fois puis ordonna au PDP-10 du laboratoire Aiken d’en produire une bande perforée afin qu’Allen puisse l’emporter à Albuquerque.

Pendant le vol, Allen s’aperçut qu’il n’avait pas écrit le chargeur, la séquence d’instructions qui indiquerait à l’Altair comment mettre en mémoire l’interpréteur BASIC. Tandis que l’avion se préparait à atterrir, il s’empara d’un bloc-notes et écrivit vingt et une lignes dans le langage machine employé par le microprocesseur Intel, où chaque ligne était un nombre de trois chiffres en hexadécimal. Il transpirait déjà dans son complet Ultrasuede en polyester marron clair lorsqu’il quitta l’aérogare et se mit à chercher Ed Roberts. Il finit par repérer un colosse joufflu de cent cinquante kilos en jean et cravate-lacet assis au volant d’un pick-up. « Je m’attendais à un de ces cadres ambitieux de l’industrie de pointe comme on en trouve dans les sociétés agglutinées le long de l’autoroute 128, le périphérique high-tech autour de Boston », raconte Allen.

De même, le siège mondial de MITS n’était pas exactement ce à quoi Allen s’attendait. Il était dans un centre commercial linéaire aux loyers modestes, et l’unique Altair doté d’assez de mémoire pour exécuter du BASIC était encore en cours de tests. Ils durent donc remettre au lendemain matin l’essai du programme et se dirigèrent vers « un buffet à trois dollars dans une gargote mexicaine appelée Pancho’s où l’on en avait pour son argent et pas plus », raconte Allen. Roberts l’amena au Sheraton local, où le réceptionniste informa Allen que sa chambre lui coûterait cinquante dollars. C’était dix dollars de plus que ce qu’il avait sur lui, si bien qu’après un regard gêné Roberts fut obligé de payer la chambre. « Je crois qu’il ne s’attendait pas à ça lui non plus », dit Allen61.

Le lendemain matin, Allen retourna chez MITS pour le test décisif. Le chargement du code pour l’interpréteur BASIC que Gates et lui avaient écrit prit presque dix minutes. Roberts et ses collègues échangèrent des regards amusés, se doutant déjà que la présentation serait un fiasco. C’est alors que le téléscripteur crépita. « MEMORY SIZE ? » demanda-t-il. « Hé ! la machine a écrit quelque chose ! » cria l’un des membres de l’équipe de MITS. Allen était agréablement sidéré. Il tapa la réponse : 7168. L’Altair accusa réception : « O.K. » Allen tapa « PRINT 2+2 ». C’était la plus simple des commandes, mais elle testerait non seulement la programmation de Gates, mais aussi les sous-programmes de maths en virgule flottante de Davidoff. L’Altair répondit : « 4. »

Jusque-là, Roberts avait regardé la scène sans mot dire. Il avait entraîné sa société chancelante encore plus loin dans les dettes dans le fol espoir de pouvoir créer un ordinateur de prix abordable qu’un électronicien amateur pourrait utiliser. À présent il regardait l’Histoire en marche. Pour la première fois, un programme logiciel avait tourné sur un ordinateur de salon. « Oh, mon Dieu ! s’écria-t-il. Il a imprimé “462” ! »

Roberts invita Allen dans son bureau et accepta une licence d’exploitation de l’interpréteur BASIC qui serait intégré à tous les exemplaires de l’Altair. « Je n’arrivais pas à m’arrêter de sourire », avoue Allen. Quand il rentra à Cambridge avec un Altair fonctionnel qu’ils installeraient dans la chambre de Gates, ils sortirent arroser ça. Gates choisit son cocktail habituel : un Shirley Temple – un soda au gingembre avec du sirop de marasquin et une cerise confite63.

Un mois plus tard, Roberts proposa à Allen le poste de directeur du logiciel chez MITS. Ses collègues de chez Honeywell trouvèrent qu’il serait bien fou d’accepter : « Tu as un boulot sûr chez Honeywell. Tu peux travailler ici pendant des années. » Mais la sûreté de l’emploi n’était pas un idéal adopté par les gens impatients de conduire la révolution informatique. Au printemps 1975, Allen déménagea donc pour Albuquerque, ville dont il avait récemment appris qu’elle n’était pas en Arizona.

Gates décida de rester momentanément à Harvard. C’est là qu’il subit ce qui est devenu un rite de passage, amusant seulement avec le recul, pour beaucoup de ses étudiants les plus brillants : être convoqué devant le très discret Conseil d’administration pour une procédure disciplinaire dite « Ad Boarding » (par référence à Administration Board). Gates attira l’attention sur sa personne lorsque des auditeurs du ministère de la Défense décidèrent de vérifier l’utilisation du PDP-10 qu’il subventionnait au laboratoire Aiken de Harvard. Ils découvrirent qu’un étudiant de deuxième année de licence, W. H. Gates, en était le principal utilisateur. Très inquiet, Gates prépara pour sa défense un mémoire où il décrivait comment il avait créé une version du BASIC en se servant du PDP-10 comme émulateur. Finalement, il ne fut pas sanctionné pour son usage de la machine, mais « réprimandé » pour avoir autorisé un non-étudiant, Paul Allen, à se connecter avec son mot de passe. Gates ne contesta pas cette remontrance mineure et accepta de mettre sa première version de l’interpréteur BASIC (mais pas la version améliorée qu’Allen et lui étaient en train de préparer) dans le domaine public64.

À ce moment-là, Gates se concentrait déjà plus sur son partenariat avec Allen que sur ses études à Harvard. Il termina sa deuxième année au printemps 1975, puis prit l’avion pour Albuquerque. À la fin de l’été, il décida d’y rester au lieu de regagner le campus pour le premier semestre de sa troisième année. Il retourna à Harvard pour deux semestres de plus, au printemps et en automne 1976, mais quitta alors l’université pour de bon alors qu’il lui restait encore deux semestres avant la licence. En juin 2007, lorsqu’il retourna à Harvard pour recevoir un diplôme honorifique, il commença son allocution par un aparté adressé à son père présent dans le public : « J’ai attendu plus de trente ans pour te dire ça : papa, je t’ai toujours dit que je reviendrais et que j’aurais mon diplôme65. »

Micro-Soft

Lorsque Gates arriva à Albuquerque pendant l’été 1975, Allen et lui fournissaient toujours le BASIC de l’Altair sur la base d’un accord tacite avec Ed Roberts. Gates insista pour avoir un accord formel et, après avoir pas mal marchandé, accepta de conférer la licence à MITS pour une période de dix ans, pendant laquelle le logiciel serait intégré à chaque Altair pour trente dollars de droits par exemplaire. Gates réussit à arracher deux clauses qui auraient une signification historique. Il insista pour qu’Allen et lui-même conservent la propriété du logiciel, MITS n’ayant que le droit de l’exploiter sous licence. Il exigea aussi que MITS fasse « tout son possible » pour imposer une sous-licence d’exploitation du logiciel à d’autres fabricants d’ordinateurs, dont il partagerait les bénéfices avec Gates et Allen. Ce qui instituait un précédent pour le marché que Gates conclurait six ans plus tard avec IBM : « Nous avons pu nous assurer ainsi que notre logiciel fonctionne sur de nombreux types de machines. C’est ce qui nous a permis – à nous et pas aux fabricants de matériel – de définir le marché66. »

Maintenant, il leur fallait un nom. Ils en essayèrent quelques-uns, dont « Allen & Gates », qui ressemblait décidément trop à un cabinet d’avocats. Ils finirent par choisir un nom qui n’était ni particulièrement excitant ni évocateur, mais traduisait bien le fait qu’ils écrivaient des logiciels pour des micro-ordinateurs. Dans les documents finaux relatifs à l’accord avec MITS, ils se désignèrent comme « Paul Allen et Bill Gates en affaires sous le nom de Micro-Soft ». Une ligne de signature apparaissait dans le code source qui était alors leur seul produit : « BASIC Micro-Soft : Paul Allen a écrit la partie conception. Bill Gates a écrit la partie exécution. Monte Davidoff a écrit la partie maths. » Deux ans plus tard, le nom était simplifié en Microsoft.

Après avoir campé quelque temps au Sundowner Motel sur une allée commerciale de l’autoroute 66 plus connue pour ses prostituées que pour ses programmeurs, Gates et Allen emménagèrent dans un appartement meublé bon marché. Monte Davidoff, l’homme de la virgule flottante, et Chris Larson, un étudiant plus jeune et ancien élève de Lakeside, vinrent les rejoindre, transformant l’appartement en un local de corpo étudiante fonctionnant comme un bunker pour geeks. Le soir, Allen branchait sa Fender Stratocaster et jouait sur les disques d’Aerosmith ou de Jimi Hendrix ; Gates ripostait en braillant le My Way de Frank Sinatra67.

Gates était le meilleur exemple de l’innovateur : « Un innovateur est probablement un fanatique, quelqu’un qui aime ce qu’il fait, qui travaille jour et nuit, qui ignore peut-être la réalité jusqu’à un certain point et risque par conséquent de passer pour un peu déséquilibré, dirait-il en 2009. J’ai certainement correspondu à ce modèle quand j’étais adolescent et avant la trentaine68. » Il travaillait sans s’arrêter, comme il l’avait fait à Harvard, parfois jusqu’à trente-six heures d’affilée, avant de s’écrouler sur le plancher de son bureau et de s’endormir. D’après Allen, « il vivait sur un mode binaire. Soit il débordait d’énergie nerveuse, dopé par sa dizaine de Coca-Cola quotidiens, soit il était complètement coupé du monde, mort pour ainsi dire. »

Gates était aussi un rebelle qui ne respectait guère l’autorité – encore une caractéristique des innovateurs. Auprès de gens comme Ed Roberts, ancien officier de l’armée de l’air dont les cinq fils lui disaient « Monsieur », il passait pour un morveux. « C’était un enfant gâté au sens propre du terme, c’était là tout le problème », dirait plus tard Roberts. La réalité était toutefois plus complexe. Gates travaillait dur et vivait frugalement de ses maigres revenus d’alors, mais il ne croyait pas à la valeur du respect. Gates le gringalet affrontait sur un pied d’égalité le colosse Roberts avec son mètre quatre-vingts et se lançait dans des disputes si violentes que, d’après les souvenirs d’Allen, « on les entendait gueuler d’un bout à l’autre de l’usine, un vrai spectacle ! »

Allen présumait que son partenariat avec Gates se ferait sur une base de 50/50. Ils formaient une équipe depuis toujours, et il semblait inutile de se battre encore pour savoir qui en avait fait plus l’autre. Mais depuis leur querelle à propos du programme de comptabilité au temps du lycée, Gates n’avait cessé d’insister pour prendre les commandes. « C’est injuste que tu reçoives la moitié des bénéfices, dit-il à Allen. Tu avais ton salaire chez MITS tandis que moi à Boston j’ai fait presque tout le boulot sur le BASIC à l’œil. Je devrais avoir plus. Je crois que ça devrait être soixante pour cent. » Que Gates ait raison ou non, c’était dans sa nature d’insister sur ces détails, et c’était l’inverse chez Allen. Allen fut déconcerté, mais il accepta. Pis encore, Gates insista pour réviser les pourcentages deux ans plus tard. « J’ai fait la plus grande partie du travail sur le BASIC et je me suis privé de tas de choses en quittant Harvard, dit-il à Allen pendant une promenade. Je mérite plus que soixante pour cent. » Sa nouvelle exigence était soixante-quatre pour cent pour lui, trente-six pour Allen. Allen était furieux : « L’incident a exposé les différences entre le fils d’un bibliothécaire et le fils d’un avocat. On m’avait appris qu’un accord était un accord et que notre parole nous engageait. Bill était plus flexible. » Néanmoins, Allen céda, une fois de plus69.

Au crédit de Gates, il faut souligner que c’était déjà lui qui dirigeait en réalité la jeune entreprise. Non seulement il écrivait une bonne partie du logiciel, mais il était aussi responsable des ventes et téléphonait en général lui-même aux clients. Il échangeait pendant des heures des idées sur la stratégie commerciale avec Allen, mais c’était lui qui décidait en fin de compte quelles versions du Fortran, du BASIC ou du COBOL seraient développées. Il était également chargé des marchés passés avec les fabricants de matériel, et il était encore plus dur dans les négociations avec eux qu’il l’avait été avec Allen. En plus, il était responsable du personnel, ce qui impliquait de recruter, de licencier, et de dire aux gens avec des mots d’une syllabe que leur travail ne valait rien, ce qu’Allen ne ferait jamais. Il avait la crédibilité nécessaire ; quand il y avait des concours au bureau pour voir qui pourrait écrire un programme avec le moins de lignes de code possible, c’était en général Gates qui gagnait.

Allen arrivait parfois en retard et osait même croire qu’il était licite de quitter le travail à temps pour le dîner. Mais pas Gates et sa garde rapprochée. « Ça bossait dur, raconte-t-il. Moi-même et un petit groupe avions l’habitude de travailler jusqu’à tard dans la nuit. Et parfois je passais toute la nuit sur place, ensuite je dormais dans mon bureau et ma secrétaire me réveillait si nous avions une réunion70. »

Né avec le gène du risque, Gates se défoulait tard dans la nuit en roulant à une vitesse terrifiante sur les routes de montagne qui menaient à une cimenterie abandonnée. « Je me suis parfois demandé pourquoi Bill roulait si vite, raconte Allen. J’ai conclu que c’était sa manière à lui de décompresser. Il était tellement remonté à bloc par notre travail qu’il avait besoin d’un moyen de ne plus penser au boulot et au code pendant un moment. Son style de conduite casse-cou n’était pas très loin du poker ou du ski nautique pratiqué comme sport extrême. » Quand ils eurent gagné un peu d’argent, Gates en claqua une partie sur une Porsche 911 verte qu’il poussait dans ses derniers retranchements sur l’autoroute après minuit. Une fois, il se plaignit auprès du concessionnaire local que la vitesse maximale de la voiture était donnée pour 201 kilomètres-heure, mais qu’il n’arrivait pas dépasser les 195. Une nuit, il fut pris en flagrant délit d’excès de vitesse et se disputa avec le policier qui lui demandait pourquoi il n’avait pas de permis sur lui. Il fut jeté en prison. « J’ai été arrêté », dit-il quand Allen décrocha le téléphone. Il fut relâché quelques heures plus tard, mais la photo d’identité judiciaire prise cette nuit-là deviendrait une icône mémorable de l’histoire geek71.

Sa détermination farouche se révéla payante. Elle permit à Microsoft de tenir des délais apparemment impossibles dans l’élaboration des logiciels, de devancer ses concurrents sur le marché à chaque nouveau produit, et d’exiger un prix si modeste que les fabricants d’ordinateurs songeaient rarement à écrire ou à contrôler leurs propres logiciels.

Le logiciel veut être libre (et gratuit)

En juin 1975, le mois où Gates s’installa à Albuquerque, Ed Roberts décida d’envoyer l’Altair sur les routes comme une attraction de fête foraine. Son objectif était de répandre la bonne parole sur les merveilles de l’Altair et de créer des fan-clubs d’un bout à l’autre de l’Amérique. Il aménagea un minibus Dodge, le baptisa « MITS Mobile » et partit pour une tournée couvrant soixante localités en remontant la côte californienne, puis redescendit vers le sud-est des États-Unis, avec des étapes dans des points chauds comme Little Rock, Baton Rouge, Macon, Huntsville et Knoxville.

Gates, qui l’accompagna sur une partie du trajet, trouva que c’était une bonne technique de marketing : « Ils ont acheté ce gros bus bleu, ils ont fait le tour du pays en créant des clubs d’informatique partout où ils passaient72. » Il assista aux présentations au Texas, puis Allen les rejoignit quand ils arrivèrent en Alabama. À l’Holiday Inn de Huntsville, soixante personnes, mélange de bidouilleurs hippies et d’ingénieurs à coupe en brosse, payèrent dix dollars, soit environ quatre fois le prix d’une séance de cinéma à l’époque, pour voir le spectacle. La présentation dura trois heures. À la fin d’un jeu vidéo de type alunissage, des sceptiques regardèrent sous la table, croyant y trouver des câbles reliant discrètement l’Altair à un mini-ordinateur plus puissant. « Mais une fois qu’ils ont vu que ce n’était pas truqué, raconte Allen, les ingénieurs en titubaient presque d’enthousiasme73. »

 

Le 5 juin, ils étaient au Rickeys Hyatt House de Palo Alto. C’est là que se produisit une rencontre décisive quand le Microsoft BASIC fut présenté à un groupe d’électroniciens amateurs, donc beaucoup étaient membres du Homebrew Computer Club récemment fondé. D’après le bulletin du Club, « la salle était bondée, pleine d’amateurs et d’expérimentateurs impatients de découvrir ce nouveau jouet électronique74. » Or certains étaient impatients d’appliquer le credo des hackers voulant que les logiciels soient gratuits. Ce n’était pas surprenant, vu les attitudes sociales et culturelles, si différentes du zèle entrepreneurial d’Albuquerque, qui avaient convergé au début des années 1970 pour conduire à la fondation du Homebrew Club.

Un grand nombre de membres du Club venus voir le MITS Mobile avaient déjà monté leur Altair et attendaient impatiemment de pouvoir profiter du programme en BASIC qu’avaient rédigé Gates et Allen. Certains avaient déjà envoyé des chèques à MITS dans cet espoir. Aussi furent-ils ravis de constater qu’une version de ce BASIC tournait sur l’Altair en démonstration. Cédant à l’idéologie hacker, l’un des membres du Club, Dan Sokol, « emprunta » la bande de papier perforé contenant le programme et se servit d’un PDP-11 pour en faire des copies75. Lors de la réunion suivante du Homebrew Club, il y avait un carton rempli de dizaines de bandes de BASIC à la disposition des membres*3. Il était stipulé que chacun devait faire quelques copies pour remplir à nouveau le carton communautaire. « N’oubliez pas de rapporter plus de copies que vous n’en avez pris », plaisanta Lee Felsenstein. C’était sa définition personnelle, transformée en slogan, du partage des logiciels76. C’est ainsi que le BASIC Microsoft se répandit librement (et gratuitement).

Ce qui déchaîna, on s’en doute, la colère de Gates. Avec tout le tact d’un garçon de dix-neuf ans, il écrivit une lettre ouverte passionnée qui servit de coup de semonce dans la guerre relative à la protection de la propriété intellectuelle à l’ère de l’ordinateur individuel :

 

Lettre ouverte aux amateurs…

Il y a presque un an, Paul Allen et moi-même, nous attendant à l’expansion du marché amateur, avons recruté Monte Davidoff et développé l’Altair BASIC. Bien que le travail initial ait pris deux mois seulement, nous avons tous les trois passé la plus grande partie de l’année dernière à documenter et améliorer ce BASIC, et à lui ajouter des fonctionnalités. Nous avons maintenant un BASIC 4 kilo-octets, un BASIC 8 kilo-octets, un BASIC étendu, un ROM BASIC et un DISK BASIC. La valeur des heures d’ordinateur que nous avons utilisées excède les quarante mille dollars.

Le retour que nous avons eu de la part des centaines de personnes qui disent utiliser ce BASIC a été unanimement positif. Toutefois, deux faits surprenants sont apparus : 1) La plupart de ces « utilisateurs » n’ont jamais acheté le BASIC (moins de dix pour cent de tous les possesseurs d’Altair ont acheté le BASIC) et 2) Le montant des droits d’auteur que nous avons reçus à partir des ventes aux amateurs réduit la rémunération au temps passé sur l’Altair BASIC à moins de deux dollars l’heure.

Pourquoi en est-il ainsi ? Comme la majorité des amateurs doivent en être conscients, la plupart d’entre vous utilisent des logiciels volés. Le matériel, il faut le payer, mais le logiciel est quelque chose qu’on partage. Peu importe que les gens qui ont travaillé dessus soient rémunérés ou non.

Est-ce juste ? Une chose que vous ne ferez pas en utilisant des logiciels volés, c’est de vous adresser à MITS si vous avez un problème […] Une chose que vous ferez certainement, en revanche, c’est d’empêcher l’élaboration de bons logiciels. Qui peut se permettre de faire un travail professionnel pour rien ? Quel électronicien amateur peut investir l’équivalent du travail de trois personnes en un an dans l’écriture d’un logiciel, la détection et correction de toutes les erreurs, la documentation du produit et ensuite le diffuser gratuitement ? En fait, personne à part nous n’a investi beaucoup d’argent dans des logiciels pour amateurs. Nous avons écrit le 6800 BASIC et nous écrivons actuellement le 8080 APL et le 6800 APL, mais nous sommes très peu tentés de mettre ces logiciels à la disposition des amateurs. Soyons francs : ce que vous faites, c’est du vol […]

Il me serait agréable de recevoir des lettres de la part de quiconque voudrait payer son dû, ou aurait une suggestion ou un commentaire à faire. M’écrire à l’adresse suivante : 1180 Alvaro SE, #114, Albuquerque, New Mexico 87108. Rien ne me ferait plus plaisir que de pouvoir recruter dix programmeurs et d’inonder de bons logiciels le marché amateur.

Bill Gates

Associé gérant, Micro-Soft

 

La lettre fut publiée dans le bulletin du Homebrew Computer Club, et aussi dans les Computer Notes du groupe des utilisateurs d’Altair et dans la People’s Computer Company77. Elle déchaîna un tollé frénétique. « J’en ai pris plein la gueule », avoua Gates. Sur les trois cents lettres qu’il avait reçues, seules trois contenaient des paiements spontanés. Presque toutes les autres l’accablaient d’injures78.

En principe, Gates avait raison. La création de logiciels avait tout autant de valeur que la création de matériels. Les créateurs de logiciels méritaient une rémunération. Sinon, plus personne n’écrirait de logiciels. En résistant à la culture hacker pour laquelle tout ce qui pouvait être copié devait être gratuit, Gates contribua à assurer la croissance de la nouvelle industrie.

Il y avait quand même une certaine audace dans cette lettre. Gates était après tout un voleur en série d’heures-machine, et il avait manipulé des mots de passe pour pirater des comptes depuis la quatrième au collège jusqu’à sa deuxième année de licence à Harvard. Et, de fait, lorsqu’il prétendait dans sa lettre qu’Allen et lui avaient utilisé pour plus de quarante mille dollars d’heures-machine pour créer leur BASIC, il oubliait de préciser qu’il n’avait en réalité jamais payé ces heures-machine, et qu’il en avait utilisé une grande partie sur un ordinateur de Harvard fourni par l’armée et financé par les contribuables américains. Le rédacteur en chef d’un bulletin pour amateurs écrivit : « Il circule depuis quelque temps dans la communauté des informaticiens amateurs des rumeurs selon lesquelles le développement du BASIC auquel fait allusion la lettre de Bill Gates aurait été effectué sur un ordinateur de l’université Harvard fourni, au moins en partie, sur des fonds gouvernementaux et qu’il y aurait des doutes sur la moralité voire la légalité de la vente des résultats79. »

En outre, bien que Gates n’en ait pas pris la juste mesure à l’époque, le piratage largement répandu du Microsoft BASIC finirait par influencer positivement le développement de sa jeune entreprise. En se répandant aussi rapidement, le Microsoft BASIC devint un standard, et d’autres fabricants d’ordinateurs furent obligés de l’exploiter sous licence. Lorsque, par exemple, National Semiconductor mit sur le marché un nouveau processeur, il avait besoin d’un BASIC et décida de prendre celui de Microsoft parce que tout le monde l’utilisait. « Nous avons fait de Microsoft un standard, disait Felsenstein, et pour nous remercier Microsoft nous a traité de voleurs80. »

Fin 1978, Gates et Allen quittèrent Albuquerque pour rapatrier leur société dans la région de Seattle. Juste avant le départ, l’un des douze membres de l’équipe gagna une séance de portrait gratuite chez un photographe local ; ils posèrent donc pour ce qui deviendrait un cliché historique, où Allen et la plupart des autres ressemblaient à des réfugiés échappés d’une communauté hippie, et Gates, au premier plan, à un jeune scout. En remontant la côte californienne en voiture, il écopa de trois contraventions pour excès de vitesse, dont deux dressées par le même motard81.

Apple

Parmi les gens présents dans le garage de Gordon French lors de la première réunion du Homebrew Computer Club se trouvait Steve Wozniak, un jeune ingénieur matériel pas très bien dans sa peau qui avait décroché de l’université et travaillait à la division des calculatrices chez Hewlett-Packard, à Cupertino, dans Silicon Valley. Un ami lui avait montré le tract « Vous construisez votre propre ordinateur ? » et Wozniak avait pris son courage à deux mains pour assister à la réunion. « Cette soirée se révéla être l’une des plus importantes de ma vie », dirait-il plus tard82.

Le père de Wozniak était un ingénieur de chez Lockheed qui adorait expliquer l’électronique. « L’un de mes souvenirs les plus anciens, c’est quand il m’a amené sur son lieu de travail un week-end et m’a montré quelques composants électroniques, qu’il a posés sur une table avec moi pour que je joue avec », raconte Wozniak. Il y avait toujours des transistors et des résistances surnuméraires qui traînaient dans la maison, et quand Steve demandait « C’est quoi, ça ? », son père commençait à partir de zéro et lui expliquait le comportement des électrons et protons. « De temps en temps, il sortait un tableau noir, et il répondait à n’importe quelle question et faisait les schémas correspondants. Il m’a appris comment bricoler une porte ET et une porte OU à partir des composants qu’il avait – des diodes et des résistances. Et il m’a expliqué qu’elles avaient besoin d’un transistor entre elles pour amplifier le signal et connecter la sortie d’une porte à l’entrée d’une autre. Jusqu’à maintenant, c’est comme ça que fonctionnent tous les dispositifs numériques de la planète à leur niveau le plus basique. » C’était un exemple frappant de l’empreinte qu’un parent peut laisser chez un enfant, surtout à l’époque bénie où les parents savaient comment fonctionnaient les postes de radio et pouvaient montrer à leurs enfants comment tester les lampes radio et remplacer celle qui avait grillé.

Wozniak construisit un poste à galène avec des pièces d’un cent qu’il avait économisées quand il avait sept ans, un système d’interphone reliant plusieurs maisons pour les gosses de son quartier quand il en avait onze, et un poste de radio à ondes courtes Hallicrafters quand il en eut treize (son père et lui obtinrent leur licence de radioamateur ensemble) ; plus tard, la même année, il apprit lui-même comment appliquer l’algèbre de Boole à un schéma de circuit électronique et en faire la démonstration avec une machine qui ne perdait jamais au morpion.

Quand il entra au lycée, Wozniak utilisait déjà ses talents de sorcier de l’électronique pour faire des farces. Par exemple, il relia un métronome à des piles dénudées pour simuler une bombe à retardement. Lorsque le directeur découvrit l’engin qui tictaquait dans un casier de vestiaire, il se hâta de l’emporter dans la cour loin des élèves et appela les démineurs. Wozniak fut obligé de passer une nuit à la prison locale. Il montra à ses compagnons de cellule comment déconnecter les fils du ventilateur de plafond et les mettre en contact avec les barreaux pour donner une décharge au gardien quand il viendrait ouvrir la porte. Bien qu’il ait appris à programmer correctement, il était viscéralement un ingénieur matériel, contrairement à des virtuoses du logiciel comme Gates. Un jour il construisit une sorte de roulette où les joueurs mettaient leurs doigts dans des fentes ; le « gagnant » recevait une décharge quand la bille s’arrêtait sur son numéro. « Les mecs du hardware y jouent, pas les mecs du soft, ils ont toujours les jetons », disait-il.

Comme d’autres, il combinait l’amour de la technologie avec un look hippie, sans toutefois adopter complètement le mode de vie de la contre-culture : « J’avais les cheveux longs, un bandeau indien, et je m’étais laissé pousser la barbe. En haut, j’avais la tête de Jésus-Christ, mais plus bas je m’habillais encore comme un gosse normal, un ingénieur en herbe : un vrai pantalon, une chemise avec un col. Je n’ai jamais eu de fringues hippies extravagantes. »

Pour s’amuser, il étudiait les manuels des ordinateurs de bureau fabriqués par Hewlett-Packard et DEC puis essayait de refaire le schéma des machines en utilisant moins de puces. « Je ne sais vraiment pas pourquoi c’est devenu le passe-temps de toute ma vie, avouerait-il. Je faisais ça tout seul dans ma chambre, la porte fermée. C’était une sorte de violon d’Ingres secret. » Ce n’était pas le genre d’activité à faire de lui un boute-en-train, et il devint donc une sorte de solitaire, mais son talent d’économiseur de puces lui servit quand il décida de construire son propre ordinateur. Il y arriva avec vingt puces seulement, au lieu des centaines qui se rencontraient dans la plupart des vrais ordinateurs. Un copain qui habitait au bout de la rue vint l’aider pour les soudures, et comme ils carburèrent au soda mousse Cragmont, le résultat s’appela le Cream Soda Computer. Pas d’écran ni de clavier : les instructions étaient introduites via des cartes perforées et les réponses données par des diodes clignotant sur la face avant.

Cet ami présenta Wozniak à un lycéen qui habitait à quelques blocs de là et partageait leur intérêt pour l’électronique. Ce Steve Jobs avait presque cinq ans de moins qu’eux et était encore à la Homestead High School, que Wozniak avait fréquentée. Assis sur le trottoir, ils échangeaient des histoires sur les canulars qu’ils avaient réussis, les chansons de Bob Dylan qu’ils aimaient et les montages électroniques qu’ils avaient réalisés. « Comme d’habitude, j’avais vraiment du mal à expliquer aux gens le genre de schémas que je concevais, mais Steve a pigé tout de suite, raconte Wozniak. Il m’a plu. Il était plutôt maigrichon et nerveux, et plein d’énergie. » Jobs avait été impressionné lui aussi. « Woz était la première personne que j’aie rencontrée qui s’y connaisse plus en électronique que moi », dirait-il plus tard en exagérant un peu ses propres compétences.

Leur aventure la plus remarquable, qui jeta les bases de leur futur partenariat informatique, impliqua ce qu’on appela la Blue Box. En automne 1971, Wozniak lut un article dans Esquire décrivant comment des « phone phreaks » – des pirates du téléphone – avaient créé un dispositif qui imitait exactement les bips de tonalité pour tromper le système téléphonique Bell à fréquence vocale et passer gratuitement des appels longue distance. Avant même d’avoir fini de lire l’article, il appela Jobs, qui commençait tout juste sa terminale à Homestead High, et lui en lut quelques passages. C’était un dimanche, mais ils savaient comment entrer en douce dans une bibliothèque de Stanford qui aurait peut-être le Bell System Technical Journal, dont l’article d’Esquire disait qu’il indiquait toutes les fréquences pour les tonalités. Après avoir fouillé les rayons, Wozniak trouva finalement le BSTJ. « J’en tremblais presque, avec la chair de poule et tout le reste, raconte-t-il. C’était vraiment un moment Euréka. » Ils firent un saut chez Sunnyvale Electronics pour acheter les composants dont ils avaient besoin, les soudèrent puis testèrent le montage avec un fréquencemètre que Jobs avait construit comme projet de travaux pratiques au lycée. Mais leur Blue Box était un matériel analogique, et ils n’arrivaient pas à lui faire produire des tonalités qui soient assez précises et assez constantes.

Wozniak se rendit compte qu’il lui faudrait en construire une version numérique utilisant un circuit à transistors. Cet automne-là était l’un des rares semestres où il retournait à l’université, à Berkeley en l’occurrence. Aidé par un étudiant en musique de sa résidence, il réussit à construire l’appareil juste avant Thanksgiving. « Je n’ai jamais conçu de circuit dont je sois plus fier, dirait-il plus tard. Je pense toujours que c’était un truc incroyable. » Ils le testèrent en appelant le Vatican ; Wozniak prétendit être Henry Kissinger qui avait besoin de parler au pape ; il fallut un certain temps aux fonctionnaires du Saint-Siège pour finalement se rendre compte de la supercherie avant qu’ils ne réveillent le pontife.

Wozniak avait conçu un ingénieux gadget, mais en s’associant avec Jobs il réussit à faire bien plus : créer une entreprise commerciale. « Et si on vendait ces machins ? » suggéra un jour Jobs. C’était un schéma qui conduirait à l’un des partenariats les plus documentés de l’ère numérique, au même niveau que Paul Allen et Bill Gates ou Robert Noyce et Gordon Moore. Wozniak réussissait une astucieuse prouesse d’ingénierie, et Jobs trouvait le moyen de l’améliorer, de lui fabriquer une image de marque et de la vendre avec une marge confortable. « Je me suis procuré le reste des pièces, comme le boîtier, l’alimentation et le clavier, et j’ai cherché quel prix nous pourrions en tirer », raconte Jobs à propos de la Blue Box. En investissant pour quarante dollars de matériel dans chaque Blue Box, ils en produisirent une centaine qu’ils vendirent cent cinquante dollars pièce. L’aventure se termina lorsqu’ils furent dévalisés sous la menace d’une arme de poing en essayant de placer une Box dans une pizzeria, mais elle sema les germes qui produiraient la future société. « S’il n’y avait pas eu de Blue Box, il n’y aurait pas eu d’Apple, dirait plus tard Jobs. Woz et moi avons appris à travailler ensemble. » Et Wozniak confirme : « Ça nous a donné un avant-goût de ce que nous pourrions accomplir avec mes aptitudes d’ingénieur et sa vision à lui. »

 

Jobs passa l’année suivante à fréquenter irrégulièrement Reed College puis à rechercher l’enrichissement spirituel dans un pèlerinage en Inde. Lorsqu’il rentra à l’automne 1974, il alla travailler chez Atari sous la direction de Nolan Bushnell et Al Alcorn. Atari, qui surfait alors sur le succès de Pong, recrutait à tout va. « Amusez-vous et gagnez de l’argent », proclamait l’une des annonces placées par la société dans le San Jose Mercury. Jobs se présenta habillé en hippie et déclara qu’il ne quitterait pas le hall d’accueil tant qu’il ne serait pas engagé. Pressé par Alcorn, Bushnell décida de lui donner sa chance. C’est ainsi que le flambeau passa de l’entrepreneur le plus créatif en matière de jeux vidéo à l’homme qui deviendrait l’entrepreneur le plus créatif en matière d’ordinateurs individuels.

Malgré sa sensibilité zen fraîchement acquise, Jobs avait tendance à informer ses collègues de travail qu’ils étaient des « petites merdes » dont les idées étaient nulles. Or il réussissait on ne sait comment à captiver et à inspirer. Il portait parfois une robe safran, allait pieds nus, et croyait que son régime strict exclusivement à base de fruits et de légumes signifiait qu’il n’avait pas besoin d’utiliser de déodorant ou de prendre des douches. Comme le raconte Bushnell, « ça, c’était une théorie erronée ». Il affecta donc Jobs à l’équipe de nuit, quand il n’y avait presque personne dans les locaux. « Steve était difficile à vivre, mais je l’aimais bien quand même. Alors je lui ai demandé de passer en équipe de nuit. C’était un moyen de le sauver. »

Jobs dirait plus tard qu’il avait appris des leçons importantes chez Atari, la plus durable étant que les interfaces devaient rester simples et intuitives. Les instructions devaient être d’une simplicité folle, du style « Insérez votre pièce, évitez les Klingons ». Les appareils devaient pouvoir s’utiliser sans manuels. « Cette simplicité a déteint sur lui et a fait de lui un collaborateur très concentré sur le produit », déclare Ron Wayne, qui travailla avec Jobs chez Atari. En outre, Bushnell réussit à former Jobs et à le transformer en un entrepreneur. « Il y a quelque chose d’indéfinissable chez un entrepreneur, et ça, je l’ai vu chez Steve, raconte Bushnell. Il ne s’intéressait pas seulement à l’aspect technique, mais aussi à l’aspect commercial. Je lui ai enseigné que si on se comporte comme si on savait faire quelque chose, alors ça marche. Je lui ai dit : “Fais comme si tu maîtrisais complètement la situation, et les gens supposeront que c’est le cas.” »

Wozniak aimait passer chez Atari presque tous les soirs, après avoir fini son travail chez Hewlett-Packard, pour traîner avec Jobs et s’adonner au jeu vidéo de course automobile Gran Trak 10 qu’Atari avait finalement développé. « Le meilleur jeu que j’aie jamais pratiqué », disait-il. Dans son temps libre, il bricola une version de Pong avec laquelle il jouait sur son téléviseur. Il réussit à la reprogrammer pour cracher les jurons Hell ! ou Damn ! chaque fois qu’un joueur ratait la balle. Une nuit, il le montra à Alcorn, qui eut alors une idée géniale : il chargea Jobs d’élaborer une version à un seul joueur de Pong, qui s’appellerait Breakout et dans laquelle l’utilisateur pourrait lancer la balle contre un mur de briques et gagner des points à chaque brique délogée. Alcorn présuma – correctement – que Jobs persuaderait Wozniak de se charger de l’élaboration du circuit. Jobs n’était pas un ingénieur extraordinaire, mais il excellait à faire travailler les autres. « Je voyais ça comme une sorte d’exploitation assumée, explique Bushnell. Des deux, Woz était le meilleur ingénieur. » C’était aussi un sympathique et naïf gros nounours, aussi impatient d’aider Jobs à produire un jeu vidéo que les amis de Tom Sawyer l’étaient pour repeindre sa clôture. « C’était la plus merveilleuse proposition qu’on m’ait jamais faite, de concevoir pour de vrai un jeu que les gens utiliseraient », confirme-t-il.

Tandis que Wozniak passait la nuit à concocter le schéma élément par élément, Jobs, assis sur un banc à sa gauche, s’appliquait à réaliser les connexions enroulées du circuit. Wozniak croyait que la tâche prendrait des semaines, mais, dans une des premières manifestations de ce que les collègues de Jobs appelleraient son champ de distorsion de la réalité, il réussit à regarder Wozniak dans les yeux sans ciller et le convaincre qu’il pourrait faire le travail en quatre jours.

Steve Jobs (1955-2011) et Steve Wozniak (né en 1950) en 1976.

Steve Jobs (1955-2011) et Steve Wozniak (né en 1950) en 1976.

Illustration graphique de Steve Jobs sur l’écran du premier Macintosh en 1984.

Illustration graphique de Steve Jobs sur l’écran du premier Macintosh en 1984.

Richard Stallman (né en 1953).

Richard Stallman (né en 1953).

Linus Torvalds (né en 1969).

Linus Torvalds (né en 1969).

La première réunion, en mars 1975, du Homebrew Computer Club, se tint juste après que Wozniak eut terminé la conception de Breakout. Au début de la séance, il ne se sentit pas à sa place. Il avait travaillé sur des calculatrices et des affichages de jeux vidéo pour téléviseur de salon, mais le principal sujet de discussion était un tout nouvel ordinateur, l’Altair, qui, au début, ne l’intéressait pas. Timide jusqu’à l’excès, il se réfugia dans un coin de la salle. Plus tard, il décrirait la scène : « Un type brandissait le magazine Popular Electronics, qui avait en couverture la photo d’un ordinateur appelé l’Altair. Finalement, tous ces gens-là étaient vraiment des fans de l’Altair, et pas des gens branchés sur les terminaux télé, comme je l’avais cru. » Les participants se présentèrent les uns après les autres, et quand ce fut son tour, il dit : « Je suis Steve Wozniak, je travaille sur les calculatrices chez Hewlett-Packard et j’ai conçu un terminal vidéo. » Il ajouta qu’il aimait aussi les jeux vidéo et les systèmes de films payants pour hôtels, d’après le compte rendu de Fred Moore.

Mais une chose éveilla l’intérêt de Wozniak. Un des participants fit circuler la fiche technique du tout nouveau microprocesseur Intel. « Ce soir-là, raconte Wozniak, j’ai regardé de près la fiche technique du microprocesseur et j’ai repéré une instruction pour ajouter un emplacement en mémoire au registre A. Je me suis dit, voyons voir. Ensuite, il y avait une autre instruction qu’on pouvait utiliser pour retrancher de la mémoire au registre A. Ça alors ! Bon, peut-être que tout ça ne vous dira rien, mais moi je savais exactement ce que signifiaient ces instructions, et c’était une découverte extraordinaire. »

Wozniak était en train de concevoir un terminal avec un moniteur vidéo et un clavier. Il l’avait prévu comme terminal passif ; il n’aurait par lui-même aucune puissance de calcul, mais serait connecté via une ligne téléphonique à un ordinateur à temps partagé quelque part ailleurs. Mais lorsque Wozniak vit les caractéristiques du microprocesseur – une puce qui contenait une unité centrale –, il eut une intuition : il pourrait se servir d’un microprocesseur pour mettre une portion de la puissance de traitement dans le terminal qu’il était en train de construire. Ce serait un grand bond en avant par rapport à l’Altair : un ensemble intégrant ordinateur, clavier et écran ! « Toute cette vision d’un ordinateur individuel a fait clic dans ma tête. Cette nuit-là, j’ai commencé à esquisser sur le papier ce qui deviendrait plus tard l’Apple I. »

Après une journée de travail sur la conception des calculatrices chez HP, Wozniak rentrait chez lui dîner en vitesse puis retournait à son box pour travailler sur son ordinateur. Le dimanche 29 juin 1975 à dix heures du soir, une étape historique eut lieu : Wozniak appuya sur quelques touches de son clavier, le signal fut traité par un microprocesseur et des lettres apparurent à l’écran. « Ça m’a fait un choc, avoue-t-il. C’était la première fois dans l’Histoire que quelqu’un avait tapé un caractère sur un clavier et l’avait vu apparaître sur l’écran juste en face de lui. » Ce n’était pas strictement vrai, mais c’était la première fois qu’un clavier et un moniteur étaient intégrés à un ordinateur conçu pour des informaticiens amateurs.

La vocation du Homebrew Computer Club était de partager librement et gratuitement les idées. Ce qui le mettait dans la ligne de mire de Bill Gates, mais Wozniak embrassa la culture communautaire : « Je croyais tellement à la mission d’encouragement à l’informatique du Club que j’ai photocopié une centaine d’exemplaires de mon schéma complet et l’ai donc donné à quiconque le désirait. » Il était trop timide, au début, pour prendre la parole devant le groupe et faire une présentation en bonne et due forme, mais il était tellement fier de sa création qu’il adorait la montrer à l’écart aux gens qui s’agglutinaient autour de lui, distribuant les schémas du circuit. « Je voulais donner la machine gratuitement aux autres. »

Jobs pensait différemment, tout comme il l’avait fait pour la Blue Box. Il s’avérerait que son désir de fabriquer l’image de marque d’un ordinateur facile d’emploi et de le vendre – et l’instinct nécessaire pour le faire – changerait le monde de l’informatique individuelle tout autant que le fit l’astucieuse conception des circuits de Wozniak. En fait, Wozniak n’aurait eu droit qu’à des notules dans le bulletin du Homebrew Club si Jobs n’avait pas insisté pour qu’ils créent une société afin de commercialiser son invention.

Jobs commença à téléphoner aux fabricants de circuits intégrés comme Intel pour obtenir des échantillons gratuits. « Parce que, lui, il savait parler aux commerciaux, raconte un Wozniak admiratif. Je n’aurais jamais pu faire ça. Je suis bien trop timide. » Jobs se mit à accompagner Wozniak aux réunions du Homebrew Club – il transportait le moniteur et se chargeait des démonstrations. Il imagina un plan pour vendre des cartes mères avec les circuits de Wozniak préimprimés dessus. C’était un trait typique de leur partenariat. « Chaque fois que je mettais au point un truc extra, Steve trouvait le moyen de nous faire gagner de l’argent avec, raconte Wozniak. Il ne m’était jamais venu à l’esprit de vendre des cartes mères d’ordinateurs. C’est Steve qui a dit : “On lance la pub et on en vendra.” » Jobs vendit son bus Volkswagen et Wozniak sa calculatrice HP pour réunir les fonds nécessaires à cette entreprise.

Leur partenariat était insolite, mais efficace : « Woz » le panda était un naïf angélique, Jobs le lévrier un magnétiseur diabolique. Gates avait forcé Allen à lui accorder plus de la moitié de leurs bénéfices communs. Dans le cas d’Apple, ce fut le père de Wozniak, un ingénieur qui respectait les ingénieurs et méprisait les commerciaux et les gestionnaires, qui insista pour que son fils, responsable de la conception, obtienne plus de cinquante pour cent du partenariat. Il affronta Jobs quand celui-ci passa chez les Wozniak : « Tu ne mérites pas le moindre sou. Tu n’as rien produit du tout. » Jobs se mit à pleurer et dit à Steve Wozniak qu’il était disposé à annuler leur partenariat. « Si nous ne sommes pas associés à 50/50, dit Jobs, tu peux tout garder pour toi. » Toutefois, Wozniak comprenait que Jobs contribuait à leur partenariat, et que cette contribution valait au moins la moitié. Livré à lui-même, Wozniak n’aurait peut-être jamais progressé au-delà de la distribution gratuite de ses schémas.

Après une démonstration de l’ordinateur lors d’une réunion du Homebrew Club, Jobs fut abordé par Paul Terrell, propriétaire d’une petite chaîne de boutiques d’informatique, The Byte Shop. À la fin de leur conversation, Terrell dit « Restons en contact » et donna sa carte de visite à Jobs. Le lendemain, Jobs entra pieds nus dans le magasin de Terrell et annonça : « Je reste en contact. » Quand Jobs eut terminé son boniment, Terrell était déjà d’accord pour commander cinquante exemplaires de ce qu’on appellerait plus tard l’Apple I. Mais il voulait des ordinateurs complètement montés, pas de simples cartes mères avec un paquet de composants. C’était une étape de plus dans l’évolution des ordinateurs individuels. Ils ne seraient plus exclusivement destinés aux bricoleurs virtuoses du fer à souder.

Jobs avait compris cette tendance. Lorsque vint le moment de construire l’Apple II, il ne perdit pas beaucoup de temps à étudier les fiches techniques des microprocesseurs. Au lieu de quoi il alla au magasin Macy’s dans la galerie marchande de Stanford et étudia le robot-mixeur Cuisinart. Il décida que le prochain ordinateur individuel devrait être comme un appareil électroménager : tout monté, prêt à l’emploi, élégamment carrossé. De l’alimentation au logiciel, du clavier au moniteur, tout devait être étroitement intégré. « Ma vision, c’était de créer le premier ordinateur clés en main, expliquait-il. Notre cible ne serait plus la poignée de bricoleurs qui aimaient monter eux-mêmes leur ordinateur, qui savaient où et comment acheter des transformateurs et des claviers. Pour chacun d’entre eux, il y avait mille personnes qui voudraient que la machine soit prête à l’emploi. »

Début 1977, quelques autres entreprises d’informatique ciblant les bricoleurs avaient déjà émergé du bouillonnement suscité par le Homebrew Club et autres chaudrons magiques. Lee Felsenstein, le maître des cérémonies du Club, avait lancé Processor Technology et sorti un ordinateur appelé Sol. Parmi les autres sociétés, on pouvait citer Cromemco, Vector Graphic, Southwest Technical Products, Commodore et IMSAI. Mais l’Apple II fut le premier ordinateur individuel à être simple et complètement autonome aux niveaux matériel et logiciel. Il fut commercialisé en juin 1977 au prix de 1 298 dollars et il s’en vendit cent mille en trois ans.

L’ascension d’Apple marqua le déclin de la culture de l’électronique amateur. Des dizaines d’années durant, de jeunes innovateurs tels que Kilby et Noyce avaient été initiés à l’électronique en apprenant à identifier les différentes versions des transistors, capacités et diodes, puis à les connecter par enroulage ou les souder pour en faire des cartes mères et créer des circuits qui deviendraient des postes de radioamateur, des contrôleurs de fusées, des amplificateurs et des oscilloscopes. Mais en 1971 les microprocesseurs rendirent obsolète la réalisation de cartes mères complexes, et les fabricants japonais d’électronique commencèrent à produire en grande série des composants moins chers que ceux fabriqués maison. Les ventes de kits de montage s’effondrèrent. Des hackers branchés matériel tels que Wozniak perdirent leur hégémonie au profit de rédacteurs de logiciels tels que Bill Gates. Avec l’Apple II et, surtout, le Macintosh en 1984, Apple inaugura la pratique consistant à créer des machines dont les utilisateurs n’étaient pas censés ouvrir et tripoter les entrailles.

L’Apple II établit d’autre part une doctrine qui deviendrait un credo religieux pour Steve Jobs : le matériel créé par sa société était indissociable du logiciel de son système d’exploitation. Jobs était un perfectionniste qui tenait à contrôler de bout en bout l’« expérience utilisateur ». Il ne voulait pas vous vendre un Apple pour que vous fassiez tourner dessus le système d’exploitation ringard de quelqu’un d’autre, ni vous vendre le système d’exploitation Apple pour que vous le mettiez sur la machine imparfaite d’un concurrent.

Ce modèle d’intégration ne deviendrait pas une pratique universelle. Le lancement de l’Apple II réveilla les grosses sociétés d’informatique, en premier lieu IBM, et suscita l’émergence d’un autre modèle. IBM – plus précisément IBM mis en échec par Bill Gates – accepterait une démarche dans laquelle le matériel de l’ordinateur et son système d’exploitation seraient faits par des sociétés différentes. Le logiciel se taillerait la part du lion et, sauf chez Apple, le matériel informatique deviendrait en général un produit comme les autres.

Dan Bricklin et VisiCalc

Pour que les ordinateurs individuels soient utiles et que des individus à l’esprit pratique en justifient l’achat, il fallait qu’ils deviennent des outils au lieu d’être de simples jouets. Même l’Apple II aurait pu être une mode éphémère, une fois retombé l’enthousiasme des bricoleurs, si ses utilisateurs n’avaient pu lui assigner la moindre tâche pratique. C’est ainsi qu’il y eut une demande croissante pour des logiciels d’application, des programmes capables d’appliquer la puissance de traitement d’un ordinateur individuel à une tâche spécifique.

Le pionnier le plus influent dans ce domaine fut Dan Bricklin, qui conçut le premier programme de tableur financier, VisiCalc83. Bricklin était un diplômé d’informatique du MIT qui avait passé quelques années à développer des logiciels chez la Digital Equipment Corporation et qui s’était ensuite inscrit à la Harvard Business School. Un jour qu’il assistait à un cours magistral au printemps 1978, il regarda le professeur créer au tableau des rangées et des colonnes pour un modèle financier. Lorsqu’il trouvait une erreur ou désirait changer une valeur dans une cellule, le professeur était obligé non seulement de modifier la cellule en question, mais aussi d’effacer et de corriger les valeurs dans un grand nombre d’autres cellules84.

Bricklin avait vu Doug Engelbart faire une démonstration de son oNLine System, rendu célèbre lors de la Mère de toutes les démos, qui comportait un affichage graphique et une souris pour sélectionner une zone de l’écran et cliquer dessus. Bricklin se mit à envisager un tableur électronique qui utiliserait une souris et une interface simple : pointer-déplacer-cliquer. Cet été-là, pendant une randonnée à bicyclette sur l’île de Martha’s Vineyard, il décida de transformer son idée en un produit. Il était bien préparé pour une telle entreprise. C’était un ingénieur logiciel avec l’instinct d’un chef de produit : il avait le chic pour deviner ce que voulait l’utilisateur. Ses parents étaient des entrepreneurs, et il était enthousiasmé par la perspective de se lancer dans les affaires. C’était aussi un bon joueur d’équipe, qui savait comment trouver les partenaires adéquats : « Je possédais la combinaison idéale d’expérience et de connaissances pour développer un logiciel qui corresponde aux besoins des gens85. »

Il s’associa donc avec un ami rencontré au MIT, Bob Frankston, un autre ingénieur en logiciel dont le père était chef d’entreprise. « La capacité de Dan et de moi-même à travailler en équipe a été cruciale », confirme Frankston. Bien que Bricklin ait pu écrire le programme lui-même, il en ébaucha les grandes lignes puis en confia le développement à Frankston. « Ce qui lui donnait la liberté de se concentrer sur ce que le programme devrait faire plutôt que sur la manière dont il le ferait », explique Frankston86.

La première décision qu’ils prirent fut de développer un programme destiné à un ordinateur individuel plutôt qu’à un ordinateur professionnel DEC. Ils choisirent l’Apple II parce que Wozniak lui avait donné une architecture suffisamment ouverte et transparente pour que les fonctions nécessaires aux développeurs de logiciels soient aisément accessibles.

Ils créèrent le prototype en un week-end sur un Apple II emprunté à quelqu’un qui deviendrait un troisième collaborateur, Dan Fylstra. Frais émoulu de la Harvard Business School, Fylstra avait lancé une maison d’édition de logiciels axée sur des jeux tels que les échecs, qu’il dirigeait à partir de son appartement de Cambridge. Pour qu’une industrie du logiciel se développe indépendamment de l’industrie du matériel, il était absolument nécessaire que les éditeurs sachent comment promouvoir et distribuer leurs produits.

Comme Bricklin et Frankston avaient le sens des affaires et une bonne perception des désirs des consommateurs, ils tinrent à faire de VisiCalc un vrai produit et non pas un simple programme. Ils utilisèrent leurs amis et leurs professeurs comme groupes cibles afin de s’assurer que l’interface soit intuitive et facile à utiliser. « L’objectif était de donner à l’utilisateur un modèle conceptuel qui ne le surprenne pas, explique Frankston. C’était le “principe de la surprise minimale”. Nous étions des illusionnistes en train de synthétiser une expérience87. »

Parmi ceux qui aidèrent VisiCalc à devenir un phénomène économique se trouvait Ben Rosen, alors analyste chez Morgan Stanley, qui transformerait plus tard son bulletin d’information et ses forums influents en une entreprise à part entière puis créerait une société de capital-risque à Manhattan. En mai 1979, Fylstra fit une démonstration d’une version provisoire de VisiCalc au Forum de l’ordinateur individuel organisé par Rosen dans sa ville natale de La Nouvelle-Orléans. Dans son bulletin, Rosen fut enthousiaste : « VisiCalc est visuellement convaincant […] En quelques minutes, des gens qui ne se sont jamais servis d’un ordinateur écrivent des programmes et les utilisent. » Il termina sur une prédiction qui s’avérerait exacte : « Comme la queue qui remue le chien, VisiCalc pourrait devenir le logiciel qui fait vendre l’ordinateur. »

VisiCalc déclencha l’ascension foudroyante de l’Apple II, car une année durant il n’en exista pas de versions pour d’autres ordinateurs individuels. « C’est ce qui a vraiment propulsé l’Apple II vers le succès qu’il a obtenu », dirait plus tard Jobs88. VisiCalc fut rapidement suivi par des logiciels de traitement de texte tels que Apple Writer et EasyWriter. Ainsi VisiCalc ne se contenta pas de stimuler le marché de l’ordinateur individuel, mais il contribua à créer toute une industrie lucrative – l’édition de logiciels d’application dits « propriétaires ».