14

Le tonnerre gronde dans le ciel au-dessus de Myrra, les éclairs lèchent les bandes de nuages noirs comme la langue d’un dewback. L’obscurité s’est installée et la pluie a commencé à tomber. Norra regarde par la fenêtre. L’eau ruisselle sur les vitres circulaires. Norra tressaille à chaque éclair et chaque coup de tonnerre.

— Je suis sûre qu’il va bien, déclare sa sœur, Esmelle.

Esmelle est beaucoup plus âgée qu’elle – quand Norra est venue au monde, Esmelle traînait déjà en ville avec une bande de voyous. Son esprit rebelle s’est assagi depuis lors. C’est une femme d’âge mûr, ravie de rester chez elle dans sa maison de la Colline du Verger, comme si elle attendait de mourir enfin et de rejoindre les tombes plus loin dans la rue. Des tombes sous les arbres fruitiers, pour que ceux qui nous ont quittés continuent à nous nourrir et que nous ne les oubliions jamais, annonce une plaque sur la grille du verger. Cette idée a toujours révulsé Norra.

Norra se tourne vers sa sœur. Elle aimerait contenir sa colère, l’enfermer dans une bouteille avec un bouchon hermétique, mais elle est sur les nerfs et sent que la bouteille est secouée et que le verre se fendille.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Esmelle, toute frêle, sourit.

— Il s’en est toujours sorti.

— Oui. Il s’en est sorti jusqu’ici. Très bien. À merveille. Comme c’est formidable qu’il ne vive pas ici avec toi, comme c’est formidable que tu le laisses habiter notre ancienne maison et la transformer en marché noir avec pignon sur rue. Comme c’est formidable qu’il gère ses affaires tout seul et reçoive des menaces de… de criminels, qu’il vole et revende je ne sais quoi, au nom des étoiles…

Sans se départir de son sourire, Esmelle tapote l’épaule de Norra.

— Norra, ma chérie, tu devrais être fière de lui. Grâce à l’éducation que tu lui as donnée, il est malin. Indépendant. Tu ne peux pas lui en vouloir d’être devenu ce que tu lui as appris à être.

Norra éclate d’un rire creux et amer.

— Ce n’est pas à lui que j’en veux, Esme. C’est à toi. Je te l’avais confié. Tu étais censée lui servir de parent. Et maintenant, je découvre que tu as laissé tomber. As-tu même essayé ?

— Si j’ai essayé ?

Le sourire disparaît du visage d’Esmelle comme la dernière feuille d’un arbre secoué par la tempête. Ses yeux se plissent. Très bien, se dit Norra. Allons-y. Crevons l’abcès.

— Est-ce que je peux te rappeler, ma chère Norra, que tu t’es barrée ? Moi, je n’ai pas choisi comme toi de me lancer dans une croisade idiote à l’autre bout de la galaxie. Tu as choisi de te soucier d’autres individus que de ton propre fils. Et tu te demandes pourquoi le gamin aime traîner avec des criminels. Ici, en plus – Esmelle émet un son exaspéré, pff. Puis-je te rappeler que ton propre mari était…

Norra lève une main.

— Arrête.

Esmelle cligne des yeux. Avale sa salive. Comme si elle se rendait compte qu’elle s’est approchée trop près du précipice, que le bord s’effrite déjà sous ses pieds.

— Je dis simplement que le dernier souvenir que ce garçon a de son père est le moment où ils sont venus le chercher et l’ont traîné dans les rues comme un vulgaire bandit en cavale.

— Brentin était un homme bien. Il transportait des messages pour la Rébellion, avant même qu’elle ne s’organise. Et aujourd’hui, c’est plus qu’un mouvement rebelle. C’est une nouvelle aube, une nouvelle ère, une Nouvelle République. En partie grâce à des gens comme lui.

Esmelle part d’un petit rire moqueur.

— Oui et je suppose que tu crois que tu fais partie des héros, toi aussi. Tu as sauvé la galaxie, mais tu as perdu ton fils. Est-ce que ça en valait vraiment la peine, chère sœur ?

Quoi… espèce d’adder venimeux des canyons…

La femme d’Esmelle, Shirene, intervient. Elle glisse son coude dans celui d’Esmelle et dépose un baiser sur sa joue.

— Esme, ça te dirait un thé bien chaud ? J’ai laissé la thermocarafe sur la cuisinière.

— Oui, oui, bonne idée. Je… je vais chercher du thé.

Esmelle affiche un sourire tendu, puis part en mettant un terme à la dispute, comme elle a l’habitude de le faire.

Shirene soupire. Elle est l’opposé d’Esmelle en de nombreux points. Esmelle est mince, a des traits anguleux et est pâle comme un fantôme. Shirene est dodue, ses traits sont arrondis et sa peau sombre comme de la terre fraîchement retournée. Ses cheveux sont courts et bouclés ; ceux d’Esmelle sont longs et tombent en cascade argentée dans son dos.

— Shirene, tu n’es pas obligée de te mêler de ça…

Shirene fait claquer sa langue.

— Je t’en prie, Norra. Je suis mêlée à tout ça. J’aime Temmin comme mon propre fils. Mais tu dois comprendre qu’il n’est pas notre fils.

Norra fait mine de protester, mais Shirene la fait taire, d’une façon douce, agréable et ferme.

— Il ne faut pas mal interpréter mes paroles. Je veux juste dire que nous n’étions pas préparées pour ça. Pour lui. Ta flamme brille en lui. La tienne et celle de Brentin. Il n’est pas facile à gérer parce qu’il est malin comme un serpent-fouet et débrouillard comme un oiseau-voile. Pardonne Esmelle. Pardonne-moi. Nous n’étions tout simplement pas prêtes. Et comme tu étais partie, nous n’avions pas le choix.

— Il le fallait. Je devais me battre.

— Je le sais. Et je suis désolée que tu n’aies pas retrouvé Brentin.

Norra grimace. Cette phrase lui fait l’effet d’une gifle. Shirene ne disait pas cela méchamment : Norra voit bien à son expression qu’elle était sincère, que ce n’était pas une attaque. Mais cela n’atténue pas la douleur.

— Ce n’était pas un criminel.

— Je le sais bien. Et Esmelle le sait aussi.

Dehors, le ciel se sépare en deux, fendu par un coup de tonnerre qui ne tombe pas loin. La pluie s’écrase contre la façade. Ce genre d’épisode violent est normal à cette époque de l’année : les tempêtes mausim sont déjà passées et ont cédé la place à la saison des pluies.

— Voilà la vérité des étoiles, reprend Shirene, Temmin s’occupe plus de nous que nous de lui. Il nous aide à payer des factures. Il débarque en début de semaine avec un panier de fruits et de pain, parfois avec du wyrg séché ou un peu de saucisse d’arguez piquante. Si notre évaporateur ou notre pompe à inondations tombent en panne, il vient avec les pièces de rechange et les outils pour les réparer. Nous sommes deux vieux débris et il prend bien soin de nous. Il va nous manquer.

— Vous pouvez nous accompagner. Cette offre est toujours valable…

— Non, Norra, pour le meilleur ou pour le pire, nous créons des racines. Nous sommes aussi accrochées à cette colline que le verger au bout de la route, aussi ancrée dans le sol que les os six pieds sous terre. Emmène ton fils vers un meilleur endroit.

Norra soupire.

— Ce n’est pas comme s’il avait envie de venir.

— C’est vrai qu’il s’est construit une vie ici. Sa boutique…

Sa boutique.

C’est comme si la foudre venait de frapper Norra.

— C’est là qu’il est allé, déclare-t-elle, furieuse. Il n’a jamais eu l’intention de venir ici. Il est retourné dans son antre.

Je n’aurais jamais dû l’en arracher.

— Eh bien, ça ne pose pas de problème…

— Si. Ces criminels dont j’ai parlé, ils le cherchent. Blast ! Je suis tellement dépassée par les événements que je n’ai même pas compris. Les stormtroopers ne l’ont pas attrapé. Il s’est enfui, c’est tout.

Elle soupire encore, ferme les yeux et appuie sur ses paupières. Tellement fort qu’elle voit des étoiles strier l’obscurité.

— Il faut que j’emprunte votre bala-bala.

Shirene lui adresse un sourire triste.

— Bien sûr, Norra. Tout ce dont tu as besoin.

 

Maudite pluie ! Temmin est couché sur le ventre sur le toit du magasin de Maître Hyor-ka, un marchand de baoden – des brioches à la vapeur – juste en face de sa propre boutique. Même abrité sous une bâche, il est trempé comme un rat de vase tombé dans une citerne. La pluie le cloue au sol comme une main divine.

Il porte à nouveau les macro-jumelles à ses yeux. Passe en vision nocturne. Deux des laquais de Surat Nuat – un Rodien avec une grosse panse et ce Herglic à peau grasse – accomplissent la même tâche depuis une heure. Ils jettent de la ferraille de la boutique de Temmin dans la rue avec des cliquetis sonores. Puis le même duo de singes-lézards kowakiens descend du toit et de l’auvent tout proche pour se servir. Ils choisissent les pièces les plus étincelantes, avant de repartir en gloussant comme des gosses.

À l’intérieur, le vacarme continue. Le bruit d’une perceuse. Ils se crient dessus. Ils essaient de trouver le moyen d’accéder au niveau inférieur. Ils veulent récupérer ce que Temmin a volé à Surat.

Temmin ne sait pas exactement de quel objet il s’agit.

Il pense que c’est une arme. Ça ne peut être que ça.

De toute façon, elle lui appartient désormais. Elle n’est plus la propriété de ce tueur sullustéen.

Quand la porte s’ouvre, Temmin arrive tout juste à apercevoir l’intérieur – il reconnaît les pieds familiers du droïde de combat B1 qui lui sert de garde du corps : Monsieur Os. Les pieds sont immobiles, ils ont l’air repliés contre les jambes, ce qui signifie que le droïde bancal est remisé en mode stockage. Pire, Temmin remarque qu’un halo bleu entoure le métal.

Il soupçonne qu’il s’agit de la lueur émise par un verrouillage ionique. Cela explique pour quelle raison Monsieur Os ne répond pas à son comlink. Ils ont éteint son droïde et l’ont enfermé dans un champ ionique.

Bien joué.

Une possibilité d’agir en moins. En fait, Monsieur Os représentait sa meilleure chance de récupérer la boutique rapidement (même de façon temporaire). Temmin comptait envoyer le droïde B1 modifié et amélioré pour botter les fesses des intrus. Temmin en aurait alors profité pour s’introduire discrètement dans la boutique, filer à l’étage inférieur et récupérer ses affaires.

Maintenant que cette possibilité n’est plus envisageable, une seule autre solution semble viable, même si elle est plus longue et plus ardue : il doit dénicher un accès aux vieilles catacombes sous la ville, puis retrouver un chemin qui mène à sa boutique. Il connaît le trajet, mais il n’est pas rapide. Il ferait mieux de s’y mettre. Il espère y arriver avant que la bande de décérébrés de Surat ne parvienne à pénétrer dans sa pièce secrète.

Temmin veut ranger ses jumelles…

Quand un gloussement suraigu s’élève à sa droite.

Il reconnaît ce son.

En un mouvement rapide, une silhouette de singe-lézard fonce sur lui et s’empare de ses jumelles. Le petit démon montre les dents et lui crache dessus, puis lui mordille les mains quand Temmin essaie de récupérer son matériel en tirant de son côté.

— Lâche ça !

Mais un projectile s’abat comme un boulet de canon dans le creux de son dos.

Un deuxième singe-lézard.

Celui-ci se met à lui griffer les oreilles et à lui arracher des mèches de cheveux à coups de dents. Tout cela en riant. Ce rire à lui seul suffirait à déconcentrer Temmin.

Les jumelles lui glissent des mains et le singe-lézard détale, ravi de son larcin.

Temmin se relève d’un bond et plonge vers l’animal… Le deuxième singe se jette par terre pour lui bloquer la route.

La cheville de Temmin percute le corps de la créature, qui enroule sa queue autour de la cuisse du garçon en tirant de toutes ses forces. Quelques secondes plus tard, Temmin culbute par-dessus le bord du toit et atterrit sur l’auvent de la boutique de dao-ben. Il roule jusqu’au sol et finit sa course dans une flaque profonde. Plouf.

Temmin se relève en recrachant de l’eau. Tout son corps ruisselle comme une chute d’eau boueuse et ses cheveux collent à son visage. Il écarte les mèches qui lui bouchent la vue…

Et la pointe incurvée d’une hache géante s’introduit sans ménagement à l’intérieur d’une de ses narines et tire sa tête vers le haut. Aïe, aïe, aïe ! La hache est celle du Herglic, dont la bouche est tordue par un sourire sinistre. Ses multiples rangées de dents crénelées grincent les unes contre les autres avec un bruit de râpe à bois.

— C’est le gamin ! s’écrie-t-il. J’ai le gamin !

Au-dessus de leurs têtes, les singes-lézards gloussent et entonnent une sorte de chant.

 

Il titube à travers la forêt. La forêt en feu. Par endroits, la brousse se consume encore. Non loin de là, un casque de stormtrooper, carbonisé et à moitié fondu. Un tronc dévoré par les flammes. Au loin, il aperçoit le squelette d’un TB-TT. Son sommet a été arraché dans l’explosion, il est ouvert comme une fleur de métal, en feu, comme tout le reste.

Des cadavres partout.

Certains n’ont pas de visage, pas de nom. Pour lui, du moins. Mais il en reconnaît certains. Il les a connus. Là, Cerk Lommin, un jeune officier. Brave gamin. Soucieux de bien faire. Il a rejoint l’Empire comme tout le monde. Il n’y croyait pas vraiment, pas du tout, même. Un peu plus loin, le capitaine Blevins. Lui, il y croyait à fond. Un vantard qui se mettait en colère pour un rien. Un salaud. Son visage n’est plus qu’un masque de sang. Sinjir est content qu’il soit mort. Non loin de lui, une jeune femme. Il reconnaît son visage pour l’avoir croisée au mess, mais pas son nom. L’insigne de son grade est couvert de sang. De toute façon, elle n’est plus personne désormais. Du compost pour la forêt. De la nourriture pour les Ewoks qui peuplent cette lune. De la poussière d’étoiles et du vide.

Nous ne sommes jamais que de la poussière d’étoiles et du vide, se dit-il.

Une pensée absurde. Mais moins absurde que celle qui la suit :

Tout ça est de notre faute.

C’est pourtant eux qu’il devrait tenir pour responsables. Les Rebelles. Il les entend applaudir en ce moment même. Tirer en l’air avec leurs blasters. Des ploucs, des bouseux. Des garçons de ferme qui jouent aux guerriers et des pilotes plombiers.

Bien joué.

Ils ont mérité de célébrer leur victoire.

Et nous, nous méritons nos tombes.

 

Un caillou le réveille. Poc ! Il rebondit sur sa tête et atterrit à côté de son visage, avant de rejoindre un petit tas d’autres pierres. Sinjir a l’impression que sa tête a été écrasée par la jambe d’un bipode impérial. Il pousse un grognement et tente de se relever.

Le sol sous ses pieds tangue, Sinjir sent qu’il va tomber. Il est pris de vertige. Il cligne des yeux. Cherche à reprendre ses esprits.

Il est dans une cage. En fer. Rouillée. De la forme d’une cage à oiseau, sauf qu’elle est à taille humaine. Tout juste. Elle est suspendue à une solide chaîne. Une chaîne qui monte le long d’un rocher escarpé et humide, puis plonge dans un long puits sombre. Sous lui…

Il n’y a rien.

Une énorme faille, un abîme noir entre des parois escarpées et détrempées. Ces parois sont faiblement éclairées par des braseros alignés le long d’un mur éloigné – un pan de roche équipé d’une étroite passerelle en métal accrochée au-dessus du vide.

Une silhouette marche le long de cette passerelle. Un Sakiyan, à en juger par son crâne chauve et sa peau noire comme de l’encre. Le garde tient en main l’extrémité d’une laisse roulée autour de son poignet jusqu’au coude. À l’autre bout de la corde ? Une longue bête aux yeux rouges. Sa peau est aussi épaisse et irrégulière que le mur devant lequel elle chemine. Une gueule étroite pleine de dents. Un ventre qui pendouille jusqu’au sol.

— Vous êtes réveillé, déclare une voix dans son dos.

Sinjir sursaute, ce qui fait balancer sa cage. Ce qui lui donne encore plus mal à la tête. Il se demande s’il ne va pas vomir.

Derrière lui : une demi-douzaine de cages identiques à la sienne.

Deux seulement sont occupées.

Dans une : un squelette. Pas des restes d’humain, mais d’humanoïde. Une espèce dotée d’une corne sur la tête. Le peu de peau qui reste sur ces os ressemble à des lambeaux de cuir pourri.

Dans l’autre : c’est elle. La chasseuse de primes zabrak.

Heureusement, c’est elle qui a parlé, pas le squelette. Parce que ce serait… dérangeant.

— Vous, grommelle-t-il. C’est vous qui me jetez ces cailloux ?

— Oui. Moi. Celle que vous avez essayé d’acheter.

— Pas comme ça. Pas ce que vous croyez.

— Alors comment ?

Il appuie le front contre le fer froid. Des gouttes d’eau tombent sur sa tête, roulent jusqu’au bout de son nez (une goutte de sang reste là en suspension avant qu’il ne la chasse d’un éternuement : un souvenir qui lui revient et le frappe comme une secousse sismique).

— Vous ne vous souvenez vraiment pas de moi ?

— Non.

La déception le mine soudain, comme s’il s’enfonçait dans les sables mouvants.

— Je croyais que nous avions partagé un moment particulier.

— Ce n’est visiblement pas le cas.

— Endor. Après tout ce qui s’est passé. Après la victoire des Rebelles. Je… nous nous sommes vus.

Elle hésite.

— Oh. D’accord.

— Alors, vous vous souvenez ?

— Je suppose que oui.

— Bon et vous ne trouvez pas que c’est quelque chose ? Que c’est un moment d’une importance cosmique ? Que la galaxie essaie de nous dire quelque chose ? Je veux dire… qu’elle était la probabilité que ça se produise ?

Elle ricane.

— Je n’ai pas de droïde pour effectuer le calcul.

— Eh bien, disons qu’elle était infime, alors.

— Et qu’est-ce que ça implique ?

— Je… je ne sais pas. Je crois juste que ça signifie quelque chose.

Tout à coup, un caillou jaillit de la pénombre et l’atteint à la tête.

— Aïe ! Vous êtes obligée de me lancer des pierres ? Je suis réveillé.

— Tout a une signification, d’accord, mais toutes les significations n’ont pas la même importance. Je ne crois pas à l’ordre cosmique. Je me fiche de la magie, de la Force ou des rituels du style embrasser un crédit et le jeter dans une fontaine pour s’attirer la bonne fortune. Ce qui m’importe, c’est ce que je vois, ce que je goûte, ce que je sens et – le plus important – ce que je peux faire. Vous ne signifiez rien pour moi tant que je n’ai pas ces infos. Vous êtes un Rebelle ?

Sinjir se mordille la lèvre.

— Oui.

— Pour quelle raison êtes-vous ici ?

— Je suis venu voir Surat pour trouver un moyen de quitter ce rocher humide couvert de jungle. Tiens, vous savez ce qui est arrivé à mon copain ? Celui avec des lekkus ?

— Ils ont porté son corps dehors après avoir traîné le vôtre.

— Il est… ?

— Mort, oui.

Sinjir ferme les yeux. Marmonne une petite prière dénuée de sens pour cet imbécile et son regard pétillant d’enthousiasme. Comment s’appelait-il déjà ? Orgadomie, Orlagummo, Orgie-Borgie, machin-truc-bazar, tu ne méritais pas ça.

— Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ? demande Sinjir.

Mais la Zabrak ignore sa question. Elle tend le cou pour regarder hors de sa cage.

Il suit son regard. Sur la passerelle, le garde et la créature en laisse s’engouffrent dans un tunnel.

— J’ai l’intention de sortir d’ici.

— Ah ! Excellente initiative. Je peux vous accompagner ?

Elle tend un bras et tripote son crâne. Il regarde ses doigts courir le long des cornes pointues qui forment une couronne d’épines sur sa tête. Avec une grimace de douleur, elle casse une corne, qui se brise avec fracas.

— Ça a l’air douloureux.

— Pas du tout. C’est une fausse.

Elle extrait un objet de la corne. Un truc métallique. On dirait une clé. Elle l’introduit dans la serrure de la porte.

C’est un crochet.

Malin.

— Vous pouvez venir avec moi, si vous êtes utile.

— Je suis très utile. Je suis un Rebelle super utile.

La serrure cède et la porte s’ouvre dans un claquement de métal.

— Vous n’apportez pas beaucoup de preuves de ce que vous avancez.

Elle saute de la cage à reculons et se raccroche au rebord du plancher à l’aide de ses mains. Toute la structure oscille d’un côté à l’autre. La Zabrak se balance quelques fois et courbe le dos, Sinjir est persuadé que s’il faisait pareil, sa colonne vertébrale se briserait comme une stalactite qui se détache. Elle expédie ses jambes vers le haut, entoure la cage de ses pieds et lâche les mains.

Puis, à l’aide de ses jambes, elle remonte le torse.

— Vous êtes… une acrobate.

— Et vous m’avez l’air parfaitement inutile. Sincères condoléances.

Elle se hisse jusqu’en haut de la chaîne à laquelle est suspendue la cage et disparaît rapidement dans l’obscurité. Non, non, non ! Elle est sa seule chance ! Il est dans cette cage parce qu’il a essayé de la sauver !

— Attendez ! Je ne suis pas un Rebelle ! Je suis un Impérial ! Un ex-impérial, crie-t-il plus fort. J’avais volé les vêtements d’un Rebelle sur Endor. Et son…

Mais elle est partie. Sa cage a déjà cessé de se balancer.

— … identité, complète-t-il.

Et sa vie et son vaisseau. Et apparemment son sens moral.

Bon.

Il pousse un grognement. Et se demande à nouveau s’il va vomir.

Tout à coup, sa cage tremble.

Et le visage de la Zabrak, à l’envers, apparaît à la hauteur du sien.

— Un officier du Renseignement, gronde-t-elle. Vous voilà un plus intéressant. Et utile.

La chasseuse de primes tient son crochet dans la main.

— Vous allez m’aider à attraper ma proie. C’est ma proposition. Si vous l’acceptez, j’ouvre cette porte. Si vous refusez, Surat va probablement vous vendre à l’Empire. Ils n’aiment pas trop les déserteurs, si j’ai bien compris. Autrefois, ils vous auraient peut-être traîné devant un tribunal, mais par les temps qui courent, ils vous abattront dans la rue comme un misérable bâtard.

— J’accepte, à condition que vous m’aidiez à quitter cette planète ensuite.

Elle réfléchit.

— Marché conclu.

— Je m’appelle Jas Emari, précise la Zabrak en crochetant la serrure.

— Sinjir Rath Velus.

— Enchantée. Si vous essayez de me doubler, je vous étripe sur place.

— C’est noté.

La porte s’ouvre avec un déclic et elle lui tend la main.

— Allons-y.

 

Toomata Wree, qu’on surnomme Tooms la plupart du temps, est occupé à fouiller le bric-à-brac du gamin. Les autres sont partis. Dès que l’ado s’est pointé, ils ont arrêté de creuser et de fouiner. Surat est persuadé qu’ils parviendront à lui soutirer toutes les informations dont ils ont besoin. Parce que, même si c’est un trafiquant, ce n’est encore qu’un gamin. Il révélera ses cartes comme un joueur débutant et leur expliquera comment atteindre l’étage inférieur, pour récupérer ce que le gamin a volé à Surat et pourquoi pas d’autres trésors.

Tooms plonge la main dans sa poche et en sort du spray insensibilisant. Il en asperge généreusement son visage tuméfié – pschit pschit pschit – et instantanément, la douleur disparaît sous un tapis anesthésique bien agréable.

Ce droïde ne l’a pas raté.

Un droïde de combat.

Ce gamin est peut-être un voyou, mais il ne manque pas de talent.

Bref. En ce moment, Tooms passe la boutique au peigne fin. Il va peut-être trouver un truc pour sa copine, Looda. Il n’a pas la cote avec elle en ce moment (toujours la même rengaine : tu travailles trop, Toomate ; tu ne m’aimes pas ; si tu aimes tant Surat, pourquoi est-ce que tu ne deviens pas son amant), un petit cadeau pourrait faire de l’effet. Mais tout ce bazar ? Des pièces de droïdes, des tuyaux, des débris de vaisseaux récupérés après un accident. Par là, il y a des pièces d’évaporateur. Et en dessous d’elles ? D’autres pièces d’évaporateur. Puis des circuits dans une caisse recouverte de moisissures. Une autre emplie de détonateurs thermiques défectueux, juste bons à servir de presse-papier.

Tout à coup, il aperçoit quelque chose.

La tête d’un droïde de traduction, cassée, mais toujours scintillante. Looda adore tout ce qui brille. Il pourrait peut-être fabriquer quelque chose avec. Y placer quelques orchidées-sang ou défoncer la tête au marteau pour la transformer en… plat à fruits.

Il tend la main pour la saisir, ses doigts s’enfoncent dans les yeux…

La tête ne bouge pas de l’étagère. Elle est solidement fixée dessus.

Il tire plus fort…

Et les yeux s’enfoncent dans le crâne du droïde avec un cliquetis et un bourdonnement.

Une porte s’ouvre. Un léger vent souffle depuis le trou qui vient d’apparaître. Le Rodien aperçoit des marches qui descendent. C’est ça. Il l’a trouvé. C’est le passage vers la cave ! Vers la cachette secrète de Temmin Wexley ! Tooms empoigne le comlink à sa ceinture, mais suspend son geste. Il ferait peut-être mieux de descendre d’abord jeter un coup d’œil. Pour Looda.

Il éclate d’un petit rire et se dirige vers la porte.

Une voix s’élève derrière lui.

— Où est mon fils ?

Une voix de femme.

Le Rodien serre ses lèvres fendillées, pivote à toute allure en dégainant son blaster.

La femme tire la première.

Le coup l’atteint à l’estomac. Il pousse un cri, titube en arrière en tentant de pointer son blaster vers elle, mais la femme tire à nouveau et l’arme de Tooms est projetée au loin. Il serre son ventre fumant.

Elle s’approche et il aperçoit son visage sous le capuchon. Un regard noir et glacé. Il la reconnaît, il l’a vue dans la boutique.

Elle semble très en colère. La mère du gamin enfonce son pistolet sous le menton de Tooms.

— Je vous le demande encore une fois : où est mon fils, Temmin ?

 

Une botte appuie sur la nuque de Temmin.

Ses mains sont solidement attachées dans son dos, entravées par des chaînes et immobilisées par des menottes magnétiques. Il a un goût de terre et de sang dans la bouche.

— Tu m’as volé, déclare Surat en renouvelant la pression de sa semelle.

Temmin se retient de crier, mais il a horriblement mal et un son s’échappe malgré tout de sa gorge, celui d’un animal blessé.

Il est dans le bureau de Surat. La pièce est austère, avec une décoration aussi minimaliste que glauque : des murs rouges auxquels sont attachées des chaînes ; au centre de la pièce, un bureau dont la surface horizontale est constituée du corps d’un Sullustéen congelé dans la carbonite. Sur ce bureau est posé un blaster, quelques plumes dans une tasse, une bouteille d’encre. Un seul autre meuble occupe la pièce : une haute armoire noire, scellée à l’aide d’un verrou magnétique.

— Je… ne… savais…, balbutie Temmin. C’était un accident. Je ne savais pas.

Il est remis debout d’un geste brusque. C’est le Herglic qui le soulève. Surat lui fait face, les lèvres pincées, comme s’il s’apprêtait à donner un baiser. Le gangster sullustéen passe un index le long de ses bajoues et retire de la poussière du bout des doigts.

— Tu mens, gamin. Et même si tu ne mentais pas, quelle importance ? Tu m’as manqué de respect et cet affront doit être réparé en nature. Sinon, de quoi aurais-je l’air ?

— Vous auriez l’air indulgent.

Le Sullustéen saisit Temmin à la gorge. Il serre. Le sang commence à battre dans les tempes du gamin. Il a du mal à respirer et il gargouille pour tenter d’engouffrer une bouffée d’air. Tout son visage se met à palpiter. Un voile noir obscurcit sa vision, comme si l’on venait de déverser des flaques de carburant devant ses yeux.

— La seule indulgence que j’aie jamais eue dans ma vie, c’était une esclave corellienne. Elle était gentille avec moi. J’étais gentil avec elle. La plupart du temps.

Puis le seigneur du crime le lâche. L’oxygène revient dans la gorge brûlante de Temmin. Il halète, tousse, de la bile sur les lèvres.

Le Herglic lui donne un coup de pied à l’arrière du genou et Temmin tombe, une fois de plus. Comme il a les bras attachés derrière le dos, il parvient juste à pivoter pour tomber sur l’épaule, pour éviter que sa tête ne heurte le sol en métal si dur.

— Laisse-moi t’expliquer qui je suis, reprend Surat, pour que tu comprennes de quoi je suis capable. J’ai tué ma propre mère parce qu’elle avait osé me contredire. Nous habitions dans un tunnel d’éoliennes sur Sullust et je l’ai jetée dans les pales. Quand mon père l’a appris, évidemment, il a voulu se venger. Mais mon père ? C’était un homme mou, docile. Il a tenté de me frapper et je lui ai tranché la gorge à l’aide d’un couteau de cuisine. Le plus difficile, ça a été mon frère. Nous nous sommes battus pendant des années. Des affrontements dans l’ombre. Il était impitoyable. Rutar était un adversaire digne de ce nom.

Le Sullustéen hoche la tête d’un air grave, comme s’il était perdu dans ses souvenirs. Puis il redresse la tête et fait un geste du menton.

— C’est lui, là, indique-t-il en montrant le bureau. Congelé dans la carbonite. Certains disent que c’est l’Empire qui m’a montré cette technique, mais je t’assure que c’est moi qui la leur ai apprise.

— Je vous en prie, plaide Temmin.

Des bulles de salive se forment au bord de ses lèvres.

— Donnez-moi une chance de me racheter. Je peux vous rembourser. Je peux assumer une dette…

— La question est plutôt : que puis-je prendre tout de suite ? Une oreille ? Une main ? Mon frère m’a pris un œil lors de notre combat final…

Surat incline la tête pour que son œil vitreux soit tourné vers Temmin.

— Et c’est devenu mon rituel. Mes ennemis doivent repartir en me laissant quelque chose de vital. Pas juste de l’argent. Les crédits, c’est tellement vulgaire. Quelque chose de nécessaire. Une partie d’eux-mêmes en cadeau. Qu’avez-vous à m’offrir ?

— Non, pas ça. Vous pouvez prendre ma boutique, mes droïdes, je vous rendrai l’arme, ce que vous voulez. Discutons-en. On peut en discuter. Non ?

Surat soupire.

— J’ai l’impression que ce n’est plus le moment de discuter.

Il lance un doigt en l’air et un large sourire fend son visage.

— Tu aimes parler, on dirait ? Alors, je vais prendre ta langue.

Temmin replie ses jambes sous lui et tente de se relever en hurlant sous l’effet de la colère et de la panique. Le Herglic lui balance un coup de genou à la taille qui le réexpédie au tapis.

La brute à la peau luisante éclate de rire.

— Gor-kooda, emmène-le à la citerne, ordonne Surat. Je vais chercher mon matériel.

D’un pas joyeux, Surat se dirige vers son armoire. Il remonte une manche, faisant apparaître un bracelet qu’il agite devant le verrou magnétique, qui s’ouvre avec un déclic.

Tandis que Gor-kooda, le Herglic, traîne dehors Temmin, qui hurle et se débat encore, Surat sort de l’armoire une longue blouse chirurgicale qu’il enfile en fredonnant.

 

— Ça n’a pas l’air essentiel.

— Ça l’est.

— Ce n’est pas notre problème.

— Ils vont lui couper la langue !

— Oh, vous éprouvez de la compassion à présent ? Je croyais que vous n’aidiez que ceux qui vous étaient – comment dites-vous déjà ? – « utiles, ».

— Le garçon est utile. Je pense qu’il peut me fournir de quoi réparer mon arme. Sinon, je le laisserais à son sort. Pas vous ?

Sinjir tressaille en entendant la question. Il s’interroge à nouveau : Quel genre d’homme suis-je devenu ? Suis-je capable de passer mon chemin ? Ai-je changé ou pas ? Il a été profondément ébranlé ce jour-là, sur Endor. Un déclic s’est produit au fond de lui. Le choc violent qu’il a ressenti après avoir tout perdu l’a profondément ébranlé. Mais à quel point ? Qui est-il aujourd’hui ? Un homme meilleur ou un lâche ?

Sinjir et Jas sont tous deux accroupis dans les tunnels sous l’Alcazar, la cantina qui sert de QG à Surat. Après que la chasseuse de primes l’a hissé hors de sa prison, ils ont rampé dans ce sous-terrain en cherchant la sortie, c’est ainsi qu’ils ont surpris des voix provenant d’une pièce. Surat torture et menace un adolescent.

Le martèlement des pas du Herglic s’accompagne des grognements et des gémissements du gamin – sans parer de l’écho de ses jambes qui martèlent le sol et les murs, tandis qu’il tente de s’échapper.

— À vous l’honneur, glisse Jas à l’oreille de Sinjir.

Et elle le pousse devant le Herglic.

Le Herglic est une immense créature luisante. De petits yeux dans une tête monstrueuse. Pas de cou. Des dents minuscules perdues dans une gueule monumentale. Pas de menton.

— Hein ? fait le Herglic.

Sinjir grimace, puis projette son pied en avant pour frapper le monstre au genou : c’est un point faible commun à beaucoup d’humanoïdes, mais c’est comme s’il heurtait un arbre. Bim. Le Herglic baisse les yeux et ricane. Le colosse lâche les poignets entravés du gardon et agrippe Sinjir à deux mains – des mains tellement gigantesques qu’il pourrait nouer une moto speeder comme un bretzel. Mais ces mains humides sont glissantes et Sinjir parvient à s’échapper. Sans attendre, il s’attaque à un autre point faible du monstre : sa gorge. Sinjir étend les bras pour tenter de serrer le cou de la créature. Oups, le Herglic n’a pas de cou ! Il glousse, puis se déhanche à droite, puis à gauche projetant à chaque fois Sinjir contre le mur – boum ! bam ! Des étoiles dansent devant les yeux de Sinjir, son cerveau est secoué comme un cocktail.

Une voix. La sienne. Celle de la Zabrak.

— Le nez !

Il balance de toutes ses forces la paume de sa main, qui s’abat en plein dans le nez du Herglic.

Le monstre hurle de douleur et ferme les yeux. Une sorte de morve saline s’écoule de ses perforations nasales et le pauvre bougre se tapote le museau comme s’il était en feu.

— Occupez-vous du gamin, ordonne Jas.

Sinjir se faufile derrière le corps massif du Herglic et aide le garçon à se relever. Il est si crasseux qu’on dirait un voyou qui traîne dans les rues. Il a la peau bronzée, ses cheveux sont emmêlés et quelqu’un s’est acharné sur lui. Des ecchymoses fleurissent sur sa joue, il a la lèvre fendue.

— Nous sommes l’équipe de sauvetage, annonce Sinjir avec un sourire un peu crispé.

Puis il écarte le garçon, pour qu’il soit hors de portée de la grosse paluche du Herglic, qui frappe à l’aveugle.

Le gamin s’intéresse à la chasseuse de primes.

— Vous, je vous connais.

— Nous ferons les présentations plus tard, réplique-t-elle. Nous devons partir. Tout de suite.

 

C’est sa vie : la vie des chasseurs de primes. Jamais facile, à vrai dire. Beaucoup essaient : ils veulent faire le boulot, mais ils sont mal préparés. Parce que ce boulot n’est jamais simple. On s’imagine que ça va être du gâteau de choper un bookmaker quarren qui vole l’Empire et on s’aperçoit qu’il a six frères et sœurs à tête de poulpe, qui lui ressemblent comme deux gouttes d’eau. On passe à la mission suivante, qui s’annonce comme une promenade de santé : il suffit de tuer un gentil comptable du Soleil Noir, mais le chasseur de primes se rend compte que sa propre tête est mise à prix et se retrouve dans la cale d’un vaisseau appartenant à Dengar, ce minable à tête de lépreux, pendant que la proie s’est réfugiée aux confins de la Bordure Extérieure. Alors on se dit, chouette, je vais en profiter pour descendre cette audacieuse Princesse-guerrière rebelle dont l’Empire veut la peau, puis les Rebelles font basculer la bataille et on réalise que le camp gagnant ne gagne plus et que, si on veut survivre, on a vachement intérêt à changer de peau ou à se faire oublier sur une étoile lointaine.

Alors on se dit : Je vais juste abattre Arsin Crassus. Un coup, tac, c’est plié.

Et là, on se rend compte qu’on a mis le pied dans un essaim d’impériaux. Des officiers de haut rang, dont la tête est mise à prix pour une fortune. C’est pile à ce moment-là qu’on fait une vilaine chute, qu’on casse son arme et qu’on se fait enlever par un gangster local qui a la folie des grandeurs. On est obligé de s’évader de prison, de sortir de sa cantina, mais quand on arrive en haut et qu’on veut ouvrir la porte…

On se retrouve nez à nez avec un officier impérial en compagnie d’un quatuor de stormtroopers. Et d’un autre gangster du gang de Surat – sans parler de ceux qui risquent de débarquer d’une minute à l’autre.

Parce qu’on vient de s’évader de leur prison.

Et aussi parce qu’on a libéré quelques autres prisonniers au passage.

Ce boulot est toujours aussi tordu. Jamais aussi facile que ça n’en a l’air. Même les missions compliquées se révèlent au final encore plus compliquées.

Mais c’est la vie que Jas a choisie. Elle a appris à gérer ces situations périlleuses sans paniquer ou, du moins, sans laisser cette panique transparaître. La trouille peut être un moteur puissant, à condition de la contrôler et de ne jamais la laisser prendre les rênes.

La cantina, qui fait aussi office de salle de jeu, est pleine à craquer, même à cette heure. Bien plus encore que quelques heures auparavant. Un brouillard de fumée flotte dans l’air, il est si épais qu’on pourrait le saisir par une extrémité et le rouler en boule. La salle bourdonne : les voix des clients, les cartes qu’on mélange, les osselets que l’on jette sur les tables.

Là, sur le côté. Une petite porte qui donne vers l’extérieur. Probablement sur une ruelle. Celle qu’on appelle la porte de la honte. Celle qu’on emprunte quand on a bu trop de ’skee, qu’on a perdu son pantalon à une partie de Roue de Kessel ou qu’on a fait une agréable connaissance et qu’on veut sortir sans être vu… Ou quand on est discrètement éjecté par un des gros bras de Surat : ce n’est pas bon pour les affaires de jeter ce genre d’individus devant la porte principale. Cela refroidit ceux qui voudraient entrer pour dépenser leurs crédits.

Le problème, c’est que la porte de la honte est toujours gardée.

Ce soir, c’est un Ithorien. Un pan de sa tête en forme de marteau est emmailloté dans un bandage, qui lui couvre un œil.

Jas ne dit rien aux autres de son plan. Elle pointe du doigt la destination et se met en route. Ils la suivent.

L’Ithorien pousse un grognement en les voyant approcher. L’humanoïde gargouille quelque chose dans sa langue, en leur faisant signe de s’éloigner.

Puis son œil encore en état s’écarquille. Il les a reconnus.

— Hé ! s’exclame-t-il en basic.

Jas passe l’intérieur de sa jambe derrière celles de l’Ithorien massif comme si c’était un poteau et se sert de son élan pour lui cogner la tempe contre le mur. Le deuxième œil se ferme et le garde s’écroule comme un ashsap abattu par un bûcheron.

Sinjir se dirige vers la porte pour l’ouvrir et jure dans sa barbe.

— Saleté de bout de bois de poodoo brûlé par les étoiles.

Il donne des coups de pied dans le battant.

Au début, Jas ne comprend pas ce qu’il fabrique, puis elle réalise que la serrure est verrouillée. Le corps de l’ithorien cachait la serrure à roue : trois plaquettes métalliques insérées dans un cercle, comme de larges rayons plats.

Si on forme la bonne combinaison avec les trois plaquettes et qu’on tourne la roue, la porte s’ouvre. Le seul hic, c’est qu’ils ne connaissent pas la bonne combinaison.

Sa planète pour un droïde astromech.

Elle perçoit du mouvement…

De l’autre côté de la salle, à l’entrée de la cantina, un stormtrooper tapote l’épaule de l’officier impérial d’une main. Et de l’autre ?

Il les pointe du doigt.

— On est repérés, siffle-t-elle entre ses dents.

Elle décoche un rapide coup de pied dans la hanche de l’ithorien et approche la pointe de sa botte du holster. D’un premier coup de pied, elle fait glisser le blaster hors de l’étui ; d’un second, elle envoie l’arme en l’air et la rattrape.

Derrière eux, par la porte qu’ils viennent d’emprunter pour accéder à la cantina, un trio d’hommes de Surat fait son entrée.

— Là ! crie un Rodien à la nuque épaisse. Tuez-les !

Il lève son arme – une petite arbalète laser de chez Blastech – et ouvre le feu.

Jas attrape Temmin, le force à se plier en deux et l’écarte de la porte. Pile au moment où le tir de blaster les frôle en grésillant et frappe le battant, juste à côté de la serrure à roue.

Dans une pluie d’étincelles, le panneau et la fermeture se détachent de la porte, comme un tableau secoué par un tremblement de terre, Jas serre les dents : plus possible de fuir de ce côté.

Mais le battant se met à trembler et s’ouvre d’un coup en projetant lui aussi des étincelles. Le système est HS et joue en leur faveur.

— Dehors ! crie-t-elle en poussant le garçon et l’ex-Impérial sous la pluie qui arrose la ruelle.

Elle esquive de nouveaux tirs, puis pivote et franchit la porte d’un bond…

Dans le ciel, la tempête fait rage. La pluie ruisselle entre les bâtiments : les lumières des néons reflétées dans l’eau ressemblent à des serpents roses qui ondulent sous la surface. La pluie tombe avec une telle violence et une telle rapidité qu’on n’y voit rien. Le ciel se zèbre d’éclairs bleus, suivis très vite par un tonnerre qui secoue le sol. L’œil a du mal à se réajuster à la faible luminosité.

Choisis une direction, se dit-elle.

Elle fait un pas dans un sens…

— Là ! crie quelqu’un.

Des silhouettes blanches droit devant. Des stormtroopers. Ils viennent de déboucher de l’entrée de l’Alcazar. Jas tire plusieurs fois dans leur direction, puis pousse Sinjir et le garçon dans l’autre.

Ils foncent dans l’allée. Leurs pas projettent de l’eau. La pluie semble vouloir les pousser sur le plastobéton craquelé et les noyer comme des chatons dont on veut se débarrasser.

Ils prennent un virage serré…

De nouveaux éclairs révèlent une impasse.

Des voix dans leur dos. Des bruits d’éclaboussures.

Cette ruelle était censée être leur issue de secours, elle se transforme en piège mortel.

— Nous sommes coincés, décrète Sinjir.

Temmin donne un coup d’épaule à Jas.

— Mes menottes. Tirez dessus !

Il tourne le dos vers elle et étend les bras au maximum.

Jas saisit un de ses poignets et pointe le canon du blaster volé…

Quand elle presse la détente, une lueur rouge se produit, accompagnée d’une pluie de braises. La serrure grince, Temmin pousse un cri de douleur et titube en avant en secouant ses mains comme si elles avaient été piquées par une guêpe.

— Venez, dit-il. Regardez : une échelle d’orage.

Il indique quelque chose et Jas suit la direction de son doigt. Au bout de l’allée, effectivement, il y a une échelle – une échelle articulée fabriquée à partir de chaînes. Elle est enroulée au sommet d’un toit. Une échelle d’orage, c’est ça. En cas de forte tempête, cette voie permet d’évacuer le sol rapidement si l’eau monte trop vite. Beaucoup de toits en sont équipés par ici.

Ils courent jusqu’au fond du cul-de-sac. Temmin se colle contre le mur et le palpe jusqu’à repérer le bouton.

Il le frappe de la paume. Au-dessus de sa tête, un cliquetis se fait entendre, au moment où l’échelle est libérée de ses amarres. Elle chute dans un grincement de métal et cogne le mur.

Des bruits de pas. Des cris. Ils vont débouler dans l’impasse, ils ne sont même plus à quinze mètres. Un tir de blaster fend la pluie et termine sa course dans le mur.

Temmin commence à escalader l’échelle…

Mais au-dessus de lui, le métal grince. L’échelle se détache soudain, les crochets qui maintenaient les chaînes en place ont lâché. Temmin fait une chute d’un mètre, atterrit sur le dos, le souffle coupé. Jas lui crie de s’écarter et il se fait rouler juste à temps pour éviter l’enrouleur de l’échelle qui s’écrase là où sa tête se trouvait une seconde plus tôt.

Jas l’aide à se relever.

Leur seul moyen de se hisser hors de cette voie sans issue n’existe plus.

Leurs ennemis n’ont plus besoin de tirer désormais, car la capture est assurée. Un curieux groupe approche, les Impériaux et les malfrats avancent côte à côte. Les hommes de Surat se tiennent aux extrémités, les Impériaux – un officier et quatre stormtroopers – sont au milieu. L’officier a un nez crochu et un air suffisant, il sourit comme s’il avait goûté en premier le volatile servi pour le Jour des Fondateurs.

— Lâchez ce blaster, crie-t-il par-dessus le crépitement de la pluie.

Jas réfléchit un instant. Pousser le garçon et l’ex-Impérial l’un vers l’autre, sauter sur leurs têtes, puis bondir d’un casque de stormtrooper à l’autre en espérant s’enfuir, profilant de l’obscurité de la nuit et du mauvais temps. En croisant les doigts pour qu’ils se contentent de la capture de Sinjir et du garçon.

Ça ne marchera pas. Trop risqué.

Elle laisse le blaster tomber dans l’eau qui ruisselle à leurs pieds, en poussant un grognement. Un nouvel éclair illumine la scène.

Et c’est là qu’elle le voit.

 

Ce truc a failli m’écrabouiller la tête, se dit Temmin, tandis que l’eau gargouille dans ses oreilles. Les nuages d’orage blanchissent un instant avant de décharger des éclairs qui zèbrent le ciel. La femme, une chasseuse de primes si ses souvenirs sont exacts, se penche vers lui la main tendue pour l’aider à se relever.

Il est encore étourdi, quand il se rend compte que leur escapade est terminée. Ils sont faits comme des droïdes prêts à être découpés pour leur métal.

Les Impériaux ordonnent à Jas de lâcher le blaster.

Elle hésite, puis le fait.

Le cœur de Temmin se serre. Ils étaient si près du but. Surat ne se contentera plus de sa langue cette fois. Puis, un nouvel éclair illumine la ruelle.

Et un sourire se dessine sur sa figure.

La lumière a éclairé une silhouette sur un toit derrière la masse formée par les Impériaux et les malfrats. Quand l’éclair s’arrête, la silhouette se fond dans l’obscurité. Mais sa forme reste imprimée sur la rétine de Temmin, comme un rayon X. Il connaît cette forme squelettique. Cette tête en forme de bec. Ces articulations noueuses.

Monsieur Os est là.

Un nouvel éclair illumine l’impasse…

Le voilà. Suspendu dans les airs. Ses bras griffus autour de ses genoux. Il pirouette dans le vide, saisi dans la lumière stroboscopique de l’éclair, et il disparaît à nouveau quand l’obscurité revient.

Mais il n’a pas vraiment disparu.

Le droïde atterrit lourdement dans un clac sonore accompagné d’éclaboussures.

Les festivités ne font que commencer.

 

Ce qui se passe ensuite ressemble à une scène de cauchemar, se dit Sinjir. Même si ce cauchemar a l’air de se dérouler en leur faveur. Ils sont là, prêts à se rendre, quand Sinjir détecte un mouvement en l’air, quelque chose qui tournoie, puis entend quelque chose se poser.

Les Impériaux et les hommes de Surat sont lents à réagir.

Trop lents, en réalité.

Deux cris étranglés fusent, rapidement réduits au silence et deux casques de stormtroopers bondissent en l’air en tournant comme des toupies. Sinjir met quelques instants avant de réaliser que ce ne sont pas les casques, mais les têtes des stormtroopers.

Les deux autres soldats se retournent – imités par la bande de malfrats de Surat. L’officier, qui ne réalise pas ce qui est en train de se jouer, est projeté au sol par un objet qui passe au milieu de leur groupe à la façon d’une moissonneuse-batteuse.

Une silhouette, une sorte d’assemblage d’os, tourne à toute vitesse en brandissant une vibrolame qui bourdonne. Des hommes poussent des cris, ils tirent, mais cette chose est rapide, trop rapide, d’une rapidité incroyable, et ils finissent par se tirer dessus, tandis que la chose se baisse en pliant tout son corps puis détale comme une araignée qu’on aurait dérangée. La chose se glisse sous l’officier juste au moment où il se relève. Il est à nouveau traîné sur le sol. Il se débat – des os craquent et les cris de l’impérial cessent d’un coup.

Sinjir reste bouche bée.

Qu’est-ce que c’est que ce démon jailli de l’enfer ?

Le garçon lui donne un coup de coude :

— Il faut y aller !

Sinjir hoche vaillamment la tête. Il est bien d’accord. Oui, oui, ils doivent y aller.

 

Ils courent. Passent devant le chaos. Devant les corps qui affrontent un droïde de combat dément, sous une pluie battante. Le droïde entonne une chanson sur un ton complètement faux. Il tourne sur lui-même en brandissant sa lame, projette des stormtroopers au sol et se débarrasse des acolytes de Surat en exécutant une chorégraphie démente.

Temmin fonce, il est à deux doigts de perdre l’équilibre à cause de l’eau qui afflue autour de ses pieds. Ça ne l’aide pas d’avoir des vertiges, d’être affamé et tellement remonté à l’adrénaline qu’il a l’impression d’être sur le point d’exploser à chaque instant en un nuage de molécules éparses.

Un Gran à trois yeux leur barre la route. Un des gros bras de Surat. Le museau caprin de la créature émet un bêlement d’avertissement et le Gran brandit un pistolet à filet. Temmin se raidit en prévision du coup qui va partir. Mais un nouvel éclair illumine la ruelle inondée de pluie derrière le Gran et, tout à coup, les trois yeux roulent sous leurs paupières épaisses, puis le Gran plonge la tête la première sur le sol.

Maman !

Norra est là. Elle a enfourché un bala-bala speeder – un véhicule étroit et maniable conçu pour emprunter les artères labyrinthiques de Myrra et négocier les virages serrés. Le véhicule le plus courant, dont tout le monde se sert pour se rendre à son travail ou pour déplacer des caisses. Du matin au soir, le Quartier financier est encombré de ces speeders. Il y en a de toutes les couleurs et chaque propriétaire apporte ses modifications, si petites soient-elles. Ce modèle-ci est bleu avec un porte-paquet accroché à l’arrière, où sont également fixées une chaîne et une attache-remorque.

Dès qu’il l’aperçoit, Temmin reconnaît le bala-bala de ses tantes.

Norra leur fait signe.

— Venez ! Venez !

Temmin saute à l’arrière du speeder, derrière sa mère. Quand Norra veut enclencher l’accélérateur, Temmin lui crie d’arrêter et d’attendre ses amis. Elle se tourne vers lui, le visage balayé par un étrange mélange d’émotions.

— Nous devons partir, plaide-t-elle.

— Ils m’ont sauvé la vie. Soit ils viennent avec nous, soit je reste ici.

Elle acquiesce d’un signe de tête.

L’homme, le plus grand, celui qui est arrivé avec la chasseuse de primes, court vers eux en baissant la tête pour éviter des tirs de blaster. Il manque de trébucher, mais se rattrape au speeder. Temmin lui indique le porte-paquet. Le grand type fait une tête déconfite, mais monte quand même et s’assied en boule comme s’il était un animal trop grand dans une caisse trop petite.

Il crie :

— Et elle ?

Jas arrive, un blaster en main. Elle a dû le récupérer. Elle tire pour couvrir leur fuite. La chasseuse de primes zabrak se retourne et aperçoit le bala-bala.

Ils échangent des regards paniqués.

Les portes de la cantina s’ouvrent d’un coup. Encore des malfrats et des brutes. Le Herglic dirige l’assaut. Surat se tient au milieu du groupe, il porte encore sa blouse de chirurgien. Il les montre du doigt en hurlant.

La chasseuse de primes réagit au quart de tour.

Elle court en fourrant le blaster dans son pantalon.

Elle frappe dans ses mains et crie à l’homme :

— Lancez-moi la chaîne !

Le grand type lui lance le bout de la chaîne, elle l’attrape au vol comme si c’était le mouvement le plus naturel du monde, puis l’enroule autour du Gran qui gît au sol. Temmin n’en croit pas ses yeux. Est-ce qu’elle va faire ce qu’il croit qu’elle va faire ?

Oui, car dès qu’elle a mis la chaîne en place, elle se penche pour éviter les tirs de blaster et lance :

— En route, en route, en route !

Norra accélère à fond. Le bala-bala bondit comme un tautaun qui s’est fait marcher sur la queue. Le corps de la créature à trois yeux suit le mouvement lui aussi. D’abord, il tressaute dans les flaques puis il rase les flots.

La chasseuse de primes se sert du corps comme d’une monture, sans avoir l’air de trouver ça extraordinaire. C’est une journée comme les autres dans la vie de Jas Emari.