Postface
Il y a des années que j’ai découvert Malpertuis, et il y a des années que je la cherche. Peut-être suis-je passé près d’elle au cours de mes voyages à Gand ou dans quelque port hanséatique noyé de brumes et de crachins. Parfois, Jean Ray m’accompagnait, et si nous avons côtoyé la terrible maison, il n’en laissa jamais rien paraître ; mieux, il feignit toujours ignorer le but de mes recherches — je ne puis dire de « nos » recherches. Comme s’il pouvait ignorer ce qui se passe dans la tête des hommes, ce vieux sorcier que je soupçonne fort d’avoir fait un pacte avec vous-savez-qui. À moins qu’il ne soit justement vous-savez-qui…
Je puis me permettre de poser n’importe quelle question à Jean Ray, car nous naviguons sur le même bateau tous les deux, et cela sans qu’il prenne son air de porte de prison. Pourtant, chaque fois que je lui parlai de Malpertuis, il prenait une allure de mystère, parlait d’autre chose, me laissait en panne avec ma question où s’amusait, par de sombres détours mentaux, à m’embrouiller davantage. J’avais chaque fois envie de le prendre par la cravate pour le forcer à me répondre. Mais on ne prend pas Jean Ray par la cravate. Ce tigre fait homme n’aime pas les caresses.
Un jour, il n’y a pas longtemps de cela, je le pris au dépourvu, lui qui ne sursauterait même pas si une cartouche de dynamite lui explosait sous les pieds.
Nous étions installés face à face dans une hostellerie de Gand, dont les vieux pignons se dressent sur le tribord de Saint-Bavon, devant un fin repas arrosé de succulente bière.
Comme nous arrivons au Irish Stew, je fonce, prenant mon gaillard en son moment de faiblesse.
— Alors, Jean Ray, Malpertuis, allez-vous me dire où elle se trouve ?
Il a un sourire de requin qui vient d’avaler les jolies jambes d’une danseuse. Il paraît content de lui. Content peut-être de s’être laissé prendre en défaut, pour changer.
De son doigt court et gros de marin, il se frappe le front.
— Elle sort de là-dedans, cette maudite bicoque, finit-il par dire. J’ai mis plus de dix ans à l’imaginer, à la peupler… C’est te dire… Bien sûr, il y avait la paresse… Et puis non, je ne l’ai pas inventée tout à fait. Elle est composée de plusieurs maisons de Gand, de Hidelsheim et de Hanovre, la plus belle ville du monde… Des maisons que j’ai visitées, où j’ai vécu… Dans mon esprit, c’est un ancien hôtel du XVIIIe siècle, de style néo-classique, bâti sur les ruines d’un moutier du Moyen Age… Un moutier de Barbusquins… Des moines qui n’ont d’ailleurs jamais existé que dans l’imagination d’Élodie, la vieille bonne qui m’a élevée et qui, quand je n’étais pas sage, ce qui m’arrivait plus souvent qu’à mon tour, me disait : « Les Barbusquins vont venir te prendre… »
— Et les personnages, Cassave, Lampernisse, Jean-Jacques Grandsire, l’abbé Doucedame, Philarète, Euryale, les sœur Cormélon, Eisengott, vous les avez inventés aussi ?
Il cligne de l’œil.
— D’abord, tous ces gens-là, ou presque, sont des dieux ou des démons. Et, crénom, est-ce qu’on ne les invente pas toujours plus ou moins ? Mais si tu veux savoir… Lampernisse, c’était un saoulard, une véritable épave, qui habitait rue Saint-Jean, à Gand, et qui un jour disparut sans laisser de traces. Bien sûr, il devait s’appeler autrement, mais j’ai oublié… Quant à la boutique de couleurs, elle a bien existé, rue du Chantier, et était tenue par un vieux type à barbiche, qu’on appelait la Chèvre, et qui était bien mystérieux, car on venait de très loin pour le voir. Peut-être qu’il avait trouvé le secret de l’Élixir de Longue Vie, ou qu’il pouvait guérir les maladies de la peau par simple attouchement, comme les rois de France… Euryale, la dernière Gorgonne ? Une bourgeoise nommée Irma. Elle avait des cheveux de feu et des yeux verts. J’avais vingt ans à l’époque et j’avais déjà pas mal bourlingué, mais c’était à elle que je pensais au cours des interminables nuits marines… Peut-être, tout compte fait, est-ce elle qui m’a donné l’idée d’écrire Malpertuis…
— Et les sœurs Cormélon ?… Les Euménides ?…
— Elles ne s’appelaient pas Cormélon, mais je ne jurerais pas qu’elles ne fussent pas les Euménides. Elles avaient tout pour ça… Trois vieilles filles, qui habitaient rue Charles-Quint, toujours à Gand. Elles tenaient une confiserie et elles étaient hargneuses comme des chouettes. Sauf la plus jeune, qui était jolie… Son vrai nom, c’était… Éléonore je crois. J’en fis Alecta… L’abbé Doucedame, c’était un curé tournaisien, que j’ai bien connu à l’époque où j’étudiais dans cette région. Un bon vivant, latiniste érudit, mais qui n’avait qu’un défaut, celui de partir la nuit pour gravir les pentes, désolées à l’époque, du mont Saint-Aubert, Surtout les nuits de pleine lune… Ça devait être un lycanthrope… Un loup-garou… Eisengott, dans mon esprit, c’est un bonhomme que j’ai toujours vu dans Gand sans bien le connaître. Il avait une grande barbe et une houppelande verte, et je le croisais presque chaque jour dans le Ham, avec de vieux livres, des in-folio, sous le bras. Philarète, le taxidermiste, a existé. Non seulement il empaillait les animaux morts, mais il vendait aussi, dans son infâme boutique, de petits automates qui pouvaient fort bien sentir le roussi, tellement à l’époque ils me semblaient étranges, m’émerveillaient.
Jean Ray se tait. J’insiste :
— Et Cassave ?… Et Jean-Jacques Grandsire ?
Son œil se plisse, cachant en partie la prunelle glauque, transparente comme un éclat de verre.
— Cassave, Jean-Jacques Grandsir ? C’est une autre histoire…
Il se tait. Est-ce qu’il voudrait dire que Cassave, le magicien, possesseur de terribles secrets, c’est lui-même, homme, et que Jean-Jacques Grandsire c’est encore lui, mais enfant, déjà livré aux terribles forces de l’épouvante ?
L’Irish Stew s’écrase comme pâte entre les mâchoires semblables à un piège, et Jean Ray continue :
— Et à la base de tout, il y a assurément cette vieille maison, hôtel délabré et insalubre, où mes parents habitaient, dans le Ham, et sur le pas de laquelle, Wantje Dimez, la vieille conteuse d’histoires, nous serinait à longueur de soirées des contes à faire se dresser les cheveux sur la tête de Belzébuth lui-même…
Tout à coup, je me fâche. D’un grand geste de la main, je balaie toute cette confession, et je crie :
— Vous mentez, Jean Ray… Une fois encore vous essayez de brouiller les pistes… Je sais que Malpertuis existe, et je continuerai à la chercher…
Le terrible visage de bourreau se fait grave. La bouche se ferme comme une fenêtre à guillotine. Les yeux minéraux se rétrécissent. Et, sans que ses lèvres bougent, Jean Ray me lance cet avertissement :
— Continue à chercher Malpertuis… Soit… Mais n’oublie pas que, si tu ne la trouves pas, cette maudite maison de l’enfer, elle te trouvera peut-être, elle… Et alors…
HENRI VERNES.