Chapitre onzième

LES IDES DE MARS

Il n’y a pas de loi, sur terre, qui n’évoque les Euménides.
PETIT-STENN. (Portefeuille.)

…et que de dieux sont passés du côté du diable !
WICKSTEAD. (Le Grimoire.)

Oh ! Une voix, une voix pour crier !
EDGAR POE. (Le Puis et le Pendule.)

Le frère Morin, qui avait un peu braconné dans sa jeunesse et que je suspectais de tendre encore quelques collets, m’annonça que les draines, qui avaient hiverné dans les bois de conifères, devenaient inquiètes et que la chouette revêche avait changé son cri.

Dans les marais, les rousserolles rauquaient et tourmentaient les roseaux de leurs vols nerveux. À la nuit tombante, les courlis fuyaient au ras de l’eau en gémissant, et, une fois la nuit close, les plaintes des premières grues cendrées en appelaient au ciel.

Morin prit un air soucieux pour me confier que l’oiseau du mystère crépusculaire, l’engoulevent, avait devancé de plus de trois semaines son silencieux retour.

— C’est de mauvais présage, affirma-t-il. Et je le menaçai de pénitence pour oser verser dans la superstition.

Mais pouvais-je lui en vouloir ?

Une atmosphère délétère, faite de vagues angoisses et de soucis, nous environnait. Les bons pères étaient inquiets et les exercices de piété s’en ressentaient.

Ma propre affliction d’ailleurs était grande, car l’état du jeune Jean-Jacques Grandsire ne s’améliorait guère.

Son intelligence semblait avoir sombré au cours des trop lourdes épreuves qui lui avaient été imposées, sa mémoire ne se réveillait pas. Pouvais-je m’en plaindre ? Je ne le crois pas.

Il reconnaissait Bets, pour qui je continuais d’enfreindre la saine norme de notre couvent, en lui permettant de longues visites au malade ; et il me voyait venir avec plaisir à son chevet, bien qu’il m’appelât tantôt son cher abbé Doucedame, tantôt son pauvre Lampernisse.

Vers le milieu de mars, par une journée presque printanière égayée par les premiers bavardages des sarcelles bleues, sa lucidité parut lui revenir quelque peu.

Il ne témoigna pourtant d’aucun effroi et n’évoqua aucun souvenir de la fatale maison qui l’avait tenu sous son emprise.

— Si je revois le Dr Mandrix, je lui demanderai ce qu’il est advenu de ma sœur Nancy, dont j’ai vu pleurer les yeux, dit-il.

Je lui dis avec conviction qu’il ne s’était agi que d’un vilain rêve, mais il secoua tristement la tête.

— Mandrix ou Eisengott… Je ne le crois pas méchant.

Il posa sa main amaigrie sur la mienne.

— Je l’attends… Il se peut qu’il vienne demain, dit-il.

Puis il réclama des images, car il se plaisait beaucoup à regarder les vieux tomes de notre bibliothèque, que des religieux de talent avaient enrichis de splendides enluminures.

Dans la soirée, le temps changea brusquement et le vent, se levant en tempête, chassa devant lui des nuages lourds de pluie et de grêle.

Deux frères lais, revenus du village, me signalèrent d’importantes crues de la rivière proche et des ruisseaux voisins, et je décidai d’organiser des postes de veille dans la crainte d’éventuelles inondations.

Moi-même, je me refusai le repos nocturne et je me réfugiai dans la bibliothèque dont les fenêtres donnaient sur les étangs, et par où je pourrais surveiller la crue si, d’aventure, elle se produisait.

C’était une salle toute en longueur, tapissée de livres, très agréable pendant les heures claires de la journée, mais pourvue d’un éclairage artificiel peu considérable, ce qui, dès la nuit tombée, la rendait particulièrement obscure.

Au début de ma veille, j’eus fort à faire pour lutter contre le sommeil ; la douceur de la prière murmurée m’alourdissait les paupières et j’eus recours à un de mes livres pieux préférés pour me tenir en éveil. C’était un Palmier Céleste ou entretiens de l’âme avec N.-S. Jésus-Christ, de belle édition, dont j’aimais, par-dessus tout, la magnifique oraison universelle.

Je murmurais avec joie : « Mon Dieu, rendez-moi prudent dans les entreprises, courageux dans les dangers, patient dans les travers, humble dans les succès. Que je n’oublie jamais de joindre l’attention à mes prières, l’exactitude à mes emplois, et la confiance à mes résolutions. Seigneur, inspirez-moi… »

Par trois fois, je répétai : « Seigneur, inspirez-moi », car l’invocation me paraissait plus que jamais appropriée à l’heure, quand il me sembla que ma voix trouvait un écho.

Quelqu’un avait répété : « Inspirez-moi », mais avait substitué un nom étranger à celui du Très-Haut que j’appelais.

La voix, dans la nuit, suppliait : « Moïra, inspirez-moi ! »

Je me retournai, effrayé et indigné à la fois ; il m’a fallu parfois, à ma réelle affliction, combattre, chez des hommes de grande piété, des penchants hérésiarques.

Je croyais à la présence de quelque moine studieux, qui se fût glissé derrière moi dans la bibliothèque, dans une semblable intention de chasser le sommeil pour veiller au péril menaçant.

— Qui est là, demandai-je, car je ne pouvais voir à travers l’ombre épaisse, à peine étoilée par la petite lampe d’étude, et que dites-vous ?

La voix reprit, sur un mode infiniment triste qui me pinça le cœur.

— Moïra, inspirez-moi !

— Que signifie ?… m’écriai-je, nettement alarmé cette fois-ci.

J’avais reculé ma chaise et ma lampe envoya des rais de clarté sur les rayons proches des antiphonaires.

Une haute silhouette était debout, immobile, le dos aux livres.

Le rayon de clarté s’attacha à deux mains jointes, grandes et belles, puis à une longue barbe d’argent. Enfin un visage noble et triste sortit de l’ombre.

— Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas d’ici… Comment êtes-vous arrivé et pourquoi ? demandai-je d’une haleine.

— Je suis attendu, dit-il, et si vous voulez me donner un nom, appelez-moi Eisengott.

— Mon Dieu ! balbutiai-je. Et je fis le geste de la croix. Je le vis frémir.

— Faites, murmura-t-il. Votre geste ne peut rien contre moi ; je n’appartiens pas à ceux qui veulent du mal aux hommes.

— S’il en est ainsi, dis-je en reprenant courage et en me sentant tout à coup rassuré à son endroit, priez avec moi.

Son tremblement s’accentua, il s’approcha doucement de moi et je pus mieux le voir.

Je ne pourrai jamais expliquer pourquoi, à ce moment, je sentis une tristesse immense envahir tout mon être.

— Malheureux, m’écriai-je, la divine consolation de la prière vous serait-elle refusée ? Alors dites-moi qui vous êtes et si je puis vous être de quelque secours ?

Il tourna vers moi des yeux brillants comme des étoiles.

— Que Celui que vous invoquez vous épargne cette connaissance, s’écria-t-il avec passion, sinon vous ne connaîtrez plus la paix sur cette terre !

Une violente rafale se rua à cet instant contre les murs du couvent, j’entendis le grincement affolé des girouettes, les rudes gifles des volets enlevés à leurs crochets et un rugissement torrentiel de pluie battante. Presque en même temps, un énorme éclair en nappe illumina l’espace et je vis, par les fenêtres, la vastité tourmentée des eaux en proie à l’assaut furibond des éléments.

L’inconnu leva ses immenses bras au ciel, dans un geste terrible d’invocation.

— Voilà la tempête, cria-t-il, et sur ses ailes monstrueuses volent les forces de la plus grande épouvante. Elles viennent, à l’instant elles seront sur nous ! Serviteur du Nazaréen et de sa croix victorieuse, appelez votre maître à votre secours !

Une de ses grandes et belles mains blanches s’abattit sur mon épaule et elle me parut lourde comme du fer.

Soudain, plus aveuglante que les éclairs labourant le ciel, une révélation m’éblouit !

— Eisengott ! Eisengott est Zeus ! Le dieu des dieux !

Je m’attendais à un recul furieux de sa part, peut-être à un brusque et terrible retour de son ancienne omnipotence.

Mais ses yeux s’emplirent d’une détresse infinie qui me brisa le cœur et m’arracha des larmes.

— Venez, dit-il avec une douce fermeté. Il nous faut assister Jean-Jacques Grandsire.

C’était un ordre bien plus qu’une prière et je sentis, malgré mon trouble et ma répulsion, que je n’aurais pu m’y soustraire.

Je le suivis sans mot dire dans les couloirs où les moines veilleurs couraient de-ci de-là, murmurant des prières protectrices ou poussant des gémissements de frayeur.

Le couvent tremblait sur ses bases. Des torrents de feu céleste, accompagnés d’un formidable rugissement de tonnerre, joignaient la nue à la terre ; une des fenêtres fut arrachée et une vague d’eau noire s’engouffra par l’ouverture béante.

Deux fois, je fus renversé par la violence du vent, avant d’avoir pu atteindre la chambre du jeune malade.

Nous le trouvâmes dressé sur son séant, les yeux remplis d’horreur, tournés vers le ciel en furie.

Eisengott se jeta sur lui en criant :

— Ne regardez pas ! Baissez les yeux !

Mais le jeune homme ne paraissait pas l’entendre.

Je vis Eisengott tirer à lui une des couvertures du lit et en couvrir le visage du malade.

— Faites qu’il ne regarde pas… faites qu’il ne voie pas ! supplia le vieillard.

Une galopade se produisit dans les corridors et j’entendis la voix affolée du frère Morin :

— Les diables ! Les diables !

La main de fer d’Eisengott pesait sur mon bras.

— Quand je vous dirai de ne plus regarder, vous détournerez les yeux, sous peine de perdre la vie à l’instant, ordonna-t-il. Pour l’heure regardez donc et peut-être qu’il vous sera donné de comprendre.

Une autorité puissante émanait de ses paroles et, abandonnant toute velléité de résistance, je suivis des yeux son long bras qui montrait le ciel.

Les éclairs y palpitaient sans répit, entretenant dans les hauteurs un jour de fournaise ardente.

— Voyez ! ordonna Eisengott.

Je vis.

Trois figures d’épouvante, trois horreurs sans nom, jaillies du tréfonds des enfers, y évoluaient sur des ailes larges comme des voilures de barques. Par deux fois, leurs visages furent visibles et par deux fois je hurlai de toutes mes forces, tant grande était ma terreur.

C’étaient des masques livides et grimaçants, tordus par une fureur démoniaque et couronnés par une chevelure de serpents animés d’une rage folle.

Eisengott partit d’un éclat de rire strident :

— Les reconnaissez-vous, père Euchère ? Les Euménides ! ! Voilà une des abominations vivantes qu’Anselme Grandsire a rapportées au grand Cassave ! Les Euménides ! Tisiphone… Mégère… Alecto1 ! Les dames Cormélon, si vous préférez ! Elles réclament Jean-Jacques…

Aux griffes des monstres ailés venaient d’apparaître d’énormes torches brûlantes. Leur vol s’approchait dangereusement de nos murs et j’entendais les sifflements rageurs des serpents.

Tout à coup, Eisengott se jeta en arrière.

— La lutte ! l’entendis-je murmurer.

Du fond du ciel, une autre forme s’avançait avec une lenteur qui me parut plus effroyable que la vélocité incroyable des trois infernales.

Une apparition de flammes laiteuses, d’où surgit un visage. Mais quel visage… Jamais beauté plus terrible n’avait jailli du mystère de la création.

Elle planait, d’un vol immense et silencieux, sur la fureur des filles du Tartare.

Celles-ci hésitèrent, puis, d’un commun accord, prirent leur essor vers elle. Le visage de feu blanc se pencha.

— Ne regardez plus ! tonna Eisengott. Et, de sa grande main blanche, il frappa durement mes yeux.

J’entendis un triple rugissement de démence et de douleur, suivi du tonnerre d’un effondrement inouï.

— C’est fini ! entendis-je murmurer.

J’ouvris les yeux : le ciel était vide et seule, vers le nord, fuyait une énorme étoile filante.

Soudain, une voix lointaine sanglota :

— Euryale !

Eisengott poussa un cri de désespoir.

— Malédiction… il a regardé !

Je me tournai vers le lit du malade.

Il était vide, mais Jean-Jacques Grandsire se tenait debout au milieu de la chambre, le visage froid comme du marbre tourné vers le firmament apaisé.

J’étendis mes mains vers lui mais les retirai aussitôt avec horreur.

Je venais de toucher une statue de pierre, sans vie, sans âme !

Les paroles d’Eisengott tombèrent dans le silence comme des gouttes glacées :

— Ainsi meurent ceux qui ont levé leurs yeux sur la Gorgone !

Tout tourna autour de moi, je courus comme un dément à travers les couloirs, m’arrachant à des bras qui essayaient de me retenir, et criant sans cesse :

— La Gorgone ! La Gorgone ! Ne la regardez pas !